Des fumigènes éclatent dans une pluie d’étoiles, colorent un instant des visages sans formes, sans reliefs. Au cœur de la manifestation, des hommes soulèvent des drapeaux, des écriteaux bariolés. L’un d’eux est au-devant du cortège : N.F, casquette « America First » vissée sur la tête. Il n’y a rien à dire sur cet homme insipide. Un masque anonyme, sans contour, sans éclat.
Et pourtant, l’homme insignifiant harangue la populace, les yeux fous : « Your body. My Choice ! ». Les rires gras fusent sous les acclamations en délire. La chose humaine lève les bras au ciel dans un concert de slogans misogyne et cliché : « Les mecs ont gagné ! Bande de Salopes ! », « Retourne dans ta cuisine, pouffiasse ! », « La bague à la bite ! Non merci ! », « Domi-NATION ! »…
Jubilation triviale. Les insultes deviennent des hymnes. La haine se déverse dans une gerbe nauséabonde, infectant les membres malades et fragiles jusqu’à l’agonie. On parade fièrement, gangréné par l’agressivité.
Les drapeaux ondulent au gré du vent. Les vagues colorées laissent une empreinte rouge et bleu dans les airs. Des confettis explosent dans le ciel, ajoutent un brin de légèreté dans ce tableau confus, ponctué de traits bruns, noirs et kaki.
Je me penche en avant, regarde d’un peu plus près.
Ils n’ont pas de visage. Ce sont juste des êtres de chair à l’odeur aigre et acide. Les corps gras embaument l’atmosphère d’une puanteur abominable : fromage, urine, poisson rance se mêlent aux effluves de transpiration et de testostérone. Les immondices charrient leurs effluves toxiques dans les ruelles. Un ruban grisâtre aux relents d’égouts flotte au-dessus de la masse.
Cette agression olfactive est brutale. Elle me rebute, me pique les yeux. Des larmes roulent sur mes joues.
Ils paradent toujours. Casquette. Treillis. Barbe. Lunettes. Les torse-nus affichent des slogans masculinistes sur leurs pectoraux luisants. Ils appartiennent à un groupe. À plusieurs, ils sont plus forts.
N.F est toujours au-devant du troupeau, se tortillant comme un diable. L’homme sans visage est possédé. Euphorique, il sautille de manière frénétique, hurlant et riant à gorge déployée : « Quatorze mots » ! Et la plèbe reprend en cœur : « 14 ! », « 14 ! », « 14 ! ».
La blondinette
Il est 14h. On s’impatiente. La foule a faim.
Exacerbée par l’alcool, la masse humaine s’électrise. Des vibrations secouent la nuée infernale. Les esprits s’échauffent. La tension est palpable. Des perturbations alimentent un grondement sonore. Des huées remontent d’outre-tombe. Un groupe de femmes s’immisce dans le cortège, crachant sur les êtres de chair. Insultes cinglantes. Propos haineux. Les corps se tordent, se contorsionnent, se déforment.
On se bouscule. On crie. On hurle.
Affrontements violents.
Coups qui fusent.
Deux hommes attrapent une blondinette au passage. Ils la jettent au sol. Elle tombe. Sa tête cogne le goudron. Sa tempe s’ouvre sous le choc. Le sol est râpeux, brûlant, collant. Le sang voile son regard.
Rouge.
L’image devient rouge.
À quatre pattes, elle tâtonne, cherche une échappatoire à cet enfer. Une forêt de jambes l’encercle, se resserre. Elle est prise au piège. Les insultes déferlent. Quelqu’un filme. La folie s’empare du groupe. Des yeux globuleux se forment sur les visages plats. L’image est saisissante, impossible.
Moment de flottement.
Quelqu’un la saisit par les cheveux. « Salope ». Elle frappe au hasard. Son poing rencontre le vide. Quelqu’un rit. Un coup sournois dans le dos. Des mains s’enroulent autour de ses chevilles. Elle glisse. La foule s’écarte avant de se refermer sur elle. Les coups de pieds fracassent son dos, son torse.
Craquements. Bruits sourds. Hurlement. Douleur éclatée. Elle rampe, cherche à échapper à la vague furieuse. Elle ne sait pas qu’elle va être avalée par la meute. La rage provoque un dernier sursaut. La blondinette se redresse, vomit une salve d’insultes qui cinglent les hommes de plein fouet. Les représailles sont immédiates.
Un corps disparait sous les coups. Il est dévoré par la meute. Ne laisse qu’une trace rouge sur le goudron.
Il ne reste rien. Le spectacle est fini.
Le troupeau enragé continue d’avancer. Au fil des heures, la haine est palpable, contagieuse. Elle parasite la masse, rampe sous la peau.
Les nerfs se tendent. Le sang brûle.
Apocalypse selon Saint-Jean
Je me dois d’agir.
Ma colère se mue en vengeance divine.
Une tache d’encre obscurcit la voûte céleste, dégouline dans une pluie ténébreuse. Les drapeaux aux couleurs vivides s’estompent dans un dégradé pâle. Le paysage délavé s’essouffle. Une marée grise colore le monde.
Dans les ruelles, un front s’élève lentement. Les paupières sont closes, colossales, irréelles. Un nez s’arrache des entrailles de la terre. La chair grouillante tremblote, tangue sous l’effet des vibrations. Le séisme fracture la croûte terrestre avec une brutalité inouïe. Des failles abyssales, d’une géométrie aberrante, se forment dans le vide.
Les cris de joie deviennent des cris de terreur.
Une bouche s’ouvre dans la largeur. Béante. Cosmique. Divine. Elle déchire la ruelle pour engloutir le monde. L’onde de choc provoque une explosion de poussière. Les maisons de poupées tressautent de surprise, dégringolent avant d’être avalées par le néant.
Les yeux s’ouvrent doucement.
Deux noyaux solaires irradient l’atmosphère d’une lueur incandescente. Les rayons dévastateurs éclatent aux quatre coins de la ville, brûlent tout sur leur passage.
En proie au supplice, les silhouettes noires s’éparpillent comme des nuisibles. Les araignées se carapatent dans les ombres, s’agglutinent en grappe sur des rochers salvateurs. La terre danse sur une mer de lave.
Rien n’échappe à mon regard.
Sur mes yeux, ils brûlent.
Certains bondissent en l’air, tentent d’échapper à mon courroux vengeur.
Le temps se fige.
Ils sont en apesanteur, maintenant. Une expression grotesque déforme leurs traits insipides. Une onde de chaleur glisse sur les marionnettes disloquées. Elles rayonnent, louvoient dans l’air vibrant. Luisants de sueur, les corps crépitent, puis rougissent. Absurdes, les boules sanglantes s’élèvent dans le ciel, se teintent de rivières sombres. Les soleils noirs dansent dans l’air saturé de soufre. L’image est saisissante. Impossible.
Ma colère s’embrase.
Une tempête de feu se déchaîne. Le raz-de-marée se fracasse sur les restes d’un monde à l’agonie. Une pluie de flammes explose. Des filaments incandescents forment des lignes rougeoyantes sur ce fond gris.
Dans les airs, les marionnettes en feu implorent Miséricorde.
Futile.
Leurs visages couturés de cloques se fendent sous la chaleur. Les globes frétillent avant d’exploser sous la puissance du feu. Les bombes incendiaires tombent à genoux dans un panache de fumée rougeâtre.
Les ventres gonflent.
Déchirement humide.
Claquement sec.
Les entrailles éclaboussent mon visage dans une déflagration sanglante. Une cascade chaude me douche de rouge. Les silhouettes s’effilochent dans un amalgame de chairs brûlées.
Le brasier infernal redouble d’intensité. C’est l’asphyxie.
Je suis la fin.
J’apporte la mort.
J’apporte la paix.
![[illustration]](/data/img/images/2025-04-22-fouledemascusenfeu.jpg)
Des panaches de fumée.
Des étincelles rouges dans l’air.
Des cris. Des explosions de joie.
La ville devient vivante, grouillante. La foule se masse dans les ruelles, remonte la Pennsylvania avenue. De loin, les formes s’amalgament. Les silhouettes disparaissent. La chose humaine se prolonge dans les artères de la ville, pulsante, bruyante. Les gratte-ciels encadrent l’afflux sanguin qui se déverse en direction du Capitole. Les bâtiments argentés reflètent les rayons aveuglants du soleil. Il fait beau aujourd’hui.
Il faut se rapprocher pour mieux voir.
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Je ne suis pas du tout d'accord avec l'admin ayant publié ce texte. Je trouve que Cuddle a écrit un superbe poème en prose, une première partie très concrète qui tape comme un bon gros coup de batte dans les couilles et une seconde un peu plus obscure, plus poétique, peut-être faite pour être scandée sur une scène qui est splendide mais qui me touche moins.
J'aime beaucoup ce brûlot féministe et je trouve que Cuddle n'est jamais aussi bonne que quand elle s'aventure hors des sentiers balisés du genre Fantasy pour s'attaquer frontalement à son époque.
Je n'ai pas toutes les références mais, non, ce texte n'est pas anecdotique, loin de là, ne serait-ce que parce que sur la Zone on a très peu couvert ce qui se passe aux USA avec les suprémacistes mongoloïdes qui s'attaquent aux droits fondamentaux et que c'est ce qui nous pend au coin de la gueule pendant la Saint-Con 2027 en France.
Encore, d'autres comme ça, Cuddle !
Lorsque qu'on choisit des cons faciles, universels, on a intérêt à pas se vautrer sur le choix de la forme si on ne veut pas livrer un truc démago. Mill y est parvenu, à mon goût, en misant sur le potache, l'absurde, l'outrance. Cuddle y arrive tout autant avec cet emballage poético-fantastique.
La seconde partie m'a plus convaincu que la première, probablement parce qu'il manque au début ce lâcher-prise qu'on trouve ensuite, ça sonne un peu comme une longue introduction didactique pour la suite. Mais c'est rythmé et violent, donc c'est pas non plus raté. J'ai tiqué sur l'attelage antinomique "embaumer d'une puanteur" qui aurait presque pu sonner comme un oxymore volontaire, mais qui ne l'est pas dans le contexte. Contrairement aux deux dernières phrases qui font parfaitement leur office.
J'ai beaucoup aimé.
Je dirais même plus, j’ai beaucoup aimé. Même si la Terre a tout son temps pour se débarrasser de ses poux. En tous cas, poétique sans tomber dans le chiant. Brava.
Mais Cuddle, c’est pas Lapin ?
J'ai bien aimé aussi. Les images choisies sont frappantes, la mise en scène efficace. Bon, j'éprouve quelques crispations face à ce lyrisme qui se pratique beaucoup dans la littérature contemporaine, dite "féminine" par ses détracteurs, avec abus de phrases averbales et de rythmes ternaires, juxtapositions d'adjectifs qui rendent le truc sentencieux, sur esthétisé. Mais pour le coup, c'est réussi dans le genre et ça colle au propos - assez simpliste et galvaudé cependant.
Ce texte es vraiment excellent aussi je ne comprends pas pourquoi il n'est pas plus commenté que ça. Le sujet ne porte peut-être pas assez à polémique en France où je pense que les propos de Cuddle sont assez consensuels contrairement aux USA où il y a un vrai clivage sur la question. Mais où sont Familles de France et les manifs pour tous ? (...) DMC ? J'aimerais tant mais, hélas, non.
Il reste beaucoup de textes ?
Il reste 6 textes, 4 promesses de dons et des contributions inespérées peuvent surgir à tout moment. Peut être qu'on va mordre sur la date limite de l'appel à texte Hunter S. Thompson du 1er juin ?
Arthus Lapicque, tu dis : "Bon, j'éprouve quelques crispations face à ce lyrisme qui se pratique beaucoup dans la littérature contemporaine, dite "féminine" par ses détracteurs, avec abus de phrases averbales et de rythmes ternaires, juxtapositions d'adjectifs qui rendent le truc sentencieux, sur esthétisé." Et je ne suis pas d'accord sur l'appellation "féminine" accolée à littérature. de fait, on retrouve ces caractéristiques chez des tonnes d'auteurs des deux sexes. Je pense notamment à Ray Bradbury. Je pense aussi, dans une moindre mesure à Lord Dunsany, Clark Ashton Smith et Lovecraft, tous des mecs, inspirés en partie par la poésie anglaise et sa prose poétique.
En tout cas, chouette texte, je trouve, y compris et surtout pour ce lyrisme inattendu dans ce genre de nouvelles, lyrisme auquel le présent de narration, plus efficace, apporte un contraste saisissant. Une véritable intelligence d'écriture.
Et puis ça fait plaisir de cramer des mascus.
Alors, c’est pas toi Cuddle? La thèse de l’avatar qui se ressemble est éventée. J’ai d’ailleurs passé un moment agréable avec un de ses textes sur son espace. Une histoire de Roy et de mouches.
Non, Cuddle est la doppelganger de Britney Spears quand cette dernière était saine d'esprit. Encore plus maintenant qu'elle est blonde platine.
Son avatar vient de la série animée Happy Tree Friends alors que le miens je l'ai dessiné en 1 minute sous PAINTBRUSH en 2000.
Dite "féminine" par ses détracteurs, ai-je dit, mais j'avoue, c'est ambigu, puisque j'affirme que ça me crispe. Je ne suis pas pour cette appellation non plus, mais les vilains mascu qui ont mis le doigt dessus on cerné un truc, je pense à Patrice Jean, qui malgré tout le mal qu'on peut en dire en fait une excellente parodie dans son Homme surnuméraire avec l'écriture de son perso Léa Lilly. Je sens bien que le combat féministe te tient à coeur, mais je lis Lovecraft en ce moment, et je ne vois pas du tout en quoi le texte de Cuddle et ce que j'en dis peut y faire écho. Je me suis probablement mal exprimé et/ou tu n'as pas compris.
Lovecraft, lorsqu'il écrit des textes oniriques, peut parfois jouer sur les mêmes cordes. Mais la partition est différente. Aucun narrateur monoscopique ne prendra la voix d'un grand ancien sous sa plume. Mais dans certaines litanies hallucinées, souvent très courtes, et noyées de descriptions absconses, on retrouve ce lyrisme un rien mystique.
Cuddle est une personne de chair et d'os qui n'a rien à voir avec Lapinchien. Je les ai vus ensemble au même moment dans la même pièce. Contrairement à Batman et Bruce Wayne, ou Manuel Valls et sa dignité.
Là, c'est moi qui ne comprends pas tout ce que tu dis. Mais je me comprends, c'est déjà pas mal. Cela dit, j'ai apprécié le texte de Cuddle, je serais même prêt à le mettre devant celui de Clacker. En deuxième position donc, après Script Error.
Super alors. LapinChien ne peut sans doute pas se dédoubler en vrai.
C'est marrant parce que je suis aussi entrain de lire Lovecraft en ce moment. Je suis à la recherche de LA nouvelle qui me fera vibrer comme le cauchemar d'Innsmouth ou la couleur tombée du ciel. D'ailleurs, si t'as des conseils, je prends. #salonlittéraire #conseildami #babyonemoretime
@lapinchien : ce texte n'est pas beaucoup commenté, pas plus que les autres, d'ailleurs. Le nombre de commentaires accompagnant un texte est généralement peu significatif du nombre de vrais commentaires de texte. J'imagine qu'il y a de la frilosité chez certains, qui ne veulent pas paraître désagréables auprès des futurs votants.
Cette année le vote pour le Grand Inquisiteur de l'Ordre aura un petit coté conclave synode de la connerie. Peut-être que les commentateurs sont un peu fascinés et effrayés par la chose paradoxalement ?
Ah bon ? Y'a de ça ici ?
Cuddle : Je découvre et, parmi celles que j'ai lues, la couleur tombée du ciel est celle qui m'a le plus accroché. Maintenant que tu le dis, et suite au rapprochement de Mill, il y a du Lovecraft dans ton texte (pas concernant les détails formels que je critiquais dans mon post précédent, où là, c'est encore discutable). Je pense à l'émergence de ta créature dont les quelques éléments physiques décrits, enfin plutôt leurs conséquences sur le monde, rendent bien cette impression d'immensité et permettent d'en préserver la dimension allégorique. C'est la partie de ton texte que je préfère.
Peut-être une influence inconsciente de Dagon dans cette idée de surface vivante.