Je traîne à Paris pour donner une lecture de poésie non rémunérée quand je le trouve sur une application de rencontre. Pas de doute, c’est bien lui, avec son long nez et ses cheveux sombres et sa beauté diabolique : le jeune écrivain prodige. Je le suis sur Instagram et il m’énerve trop. Il poste des extraits de Drieu la Rochelle pour leurs qualités littéraires qui sont likés par des comptes du genre @le_napoleon_des_lettres ou @o_temps_o_moeurs. Tout le monde le dit brillant. Je ne peux pas m’empêcher de le stalker, ça a quelque chose de porno. Le jeune écrivain prodige sur le banc rouge sang de Michel Drucker. Ses parents soulignés en bleu sur Wikipédia. Mon mec qui est pas mon mec que je déteste quoi.
J’arrive pas trop à différencier l’énervement de l’attraction sexuelle. Mon amie Yolanda dit que c’est parce que je suis autiste mais pas comme une femme, plutôt comme un homme, comme Sheldon Cooper de The Big Bang Theory. Je me retrouve en compétition avec les hommes et je veux les vaincre. Je pense que je suis trop obsédée sexuellement parlant pour être autiste comme Sheldon Cooper, je pourrais être Howard Wolowitz à la rigueur, mais comme je ressens pas mal de sexisme intériorisé, j’aime plutôt bien qu’on dise de moi que j’ai un cerveau masculin.
Je like son profil en ressentant un profond dégoût de moi-même. Je me dis « Bah, il me likera pas en retour ». Je n’y pense plus.
Je m’étends sur le clic-clac de mon amie parisienne après avoir écouté deux heures de vers sur le harcèlement sexuel. Je mange des chips goût barbecue. Je réouvre l’application. Contre toute attente, on a matché, et il m’a envoyé un message. Ça me révolte.
Mon amie Yolanda pense que je m’énerve sur les hommes à cause de mon complexe de supériorité intellectuelle et que je devrais essayer les femmes. Je pense qu’elle sous-entend que je serais l’homme de la relation. Je pense à essayer les femmes. Je pense à beaucoup de choses. Je mange d’autres chips goût barbecue. Puis je réponds au jeune prodige.
Oui, je suis à Paris. Tu es écrivain ? Je connais pas.
Il m’envoie son Instagram. Je fais semblant de découvrir.
Drieu la Rochelle je connais pas. Robert Brasillach non plus en vrai. Je suis plus Dark Romance tu vois.
Il y a une pause. Il se dit peut-être que je me fous de sa gueule.
Les livres avec des stalkers sexy ?
Oui, les trucs comme ça.
Tu me fais marcher.
Non non.
Tu n’as pas l’air assez bête pour aimer ça.
Tu trouves que les livres écrits par des femmes sont bêtes ?
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je me dis qu’il va supprimer le match mais il reste.
Tu es pleine de surprises.
T’as encore rien vu.
T’aimes ces trucs de cordes ?
Je crache pas dessus, ouais.
J’ai attaché une meuf une fois. Ça me dit bien de le refaire.
Qui te dit que je voudrais me faire attacher ?
Non mais je bluffe, hein. Je n’ai pas toute cette confiance en moi. Je ne suis pas cette meuf cool. En fait je ne baise pas car j’aime la poésie et je pense que c’est pas des activités compatibles pour une femme. Mais j’ai attaché un mec une fois. Là c’est vrai. Là je ne mens pas. Là je ne vous fais pas marcher.
Quand on écrit, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas réel. Là je vous écris et ce n’est pas réel. Je suis juste dans votre tête. Le réel, c’est différent, et ça fait peur.
Tu m’attacherais alors ?
Peut-être. Si tu es gentil.
Qu’est-ce que je devrais faire pour être gentil ?
Je réfléchis.
Il faut que tu m’invites chez toi et alors tu verras bien.
J’hésite, puis je me lance.
Peut-être que tu as d’abord besoin d’une bonne correction.
Je reçois son adresse aussi sec. Je remets mon pantalon. Je passe aux toilettes pour me laver le visage sous le regard vert de la moisissure du plafond. Je me maquille avec le mascara de mon amie en espérant ne pas choper une conjonctivite.
Zohra je serai pas là ce soir en fait. On va pas pouvoir regarder Love is Blind.
Tu vas faire quoi ?
Voir un mec.
Ah enfin ! J’avais peur que tu me dises que t’allais à une soirée de lancement.
Je pars avec la bénédiction de Zohra.
Dans le métro je lis l’article Wikipédia sur Drieu la Rochelle. Je pense que je n’ai jamais rien lu de lui excepté des extraits Instagram. Je le confondais avec Henry de Montherlant mais le jeune prodige aime aussi Henry de Montherlant. Entretemps, Zohra me raconte qu’elle est tombée sur Lysis Houellebecq qui se cherchait de la viande fraîche pour un plan à trois sur une application, elle ne sait plus laquelle. Je lui demande pourquoi elle n’a pas voulu coucher avec Michel Houellebecq et sa femme. Elle m’insulte. Je me dis que Paris est pleine de surprises, comme moi. Je n’en mène pas large. C’est drôle. Je suis gentille, responsable et citoyenne mais un démon intérieur m’habite.
J’arrive dans un arrondissement que je ne connais pas. J’ai appris que les belles façades haussmanniennes peuvent cacher une misère abjecte mais j’ai le pressentiment que le jeune prodige m’accueillera dans autre chose qu’un appartement moisi. Je suis contente d’être loin de chez moi, dans cette ville que je commence à peine à connaître.
Je sonne. La porte s’ouvre toute seule. Je me prends en photo dans l’entrée dont le carrelage resplendit. Je gravis les escaliers. The place to be baby.
Les jours s’allongent mais il fait presque nuit.
Il m’ouvre. Il est moins beau en vrai mais je pense qu’il doit penser exactement la même chose de moi. Je n’ai rien apporté pour me faire bien voir. J’entre.
« C’est joli chez toi. »
C’est vrai. Il y a des livres et des souvenirs de voyage qui viennent de partout dans le monde. C’est l’appartement de quelqu’un qui possède une riche vie intérieure et une vie de riche. Il pend mon manteau sur le perroquet. Je fais mon tour, je regarde partout. J’ai envie de feuilleter tous les livres. Je désigne un des objets.
« Kyougen Usofuki.
—Tu connais ?
—Ouais. À cause des mangas. »
Il décroche le masque pour me montrer.
« C’est le siffleur du théâtre Nô. Il représente l’absurdité de l’existence.
—Je savais ça.
—Tu sais vraiment tout. »
Je ne le détrompe pas. J’aime bien qu’on me dise ça. Nous nous asseyons sur le canapé couvert d’une intéressante couverture indienne. Dehors, la lumière du soleil continue de décroître.
« Tu écris ?
—Parfois. »
Ça n’a pas l’air de l’intéresser beaucoup mais ce n’est pas grave. Moi non plus je ne suis pas intéressée. Il me regarde avec des grands yeux humides. Mais je ne perds pas le nord.
« Il faut que tu sois gentil. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? »
Au moment où ces mots sortent de mes lèvres, l’atmosphère semble acquérir une texture.
« Tu ne rigolais pas.
—Non. Je ne rigole jamais. Je pense que tout est très sérieux. »
J’aime bien qu’on se méprise mutuellement.
Je vais et viens dans l’appartement. Je trouve une longue règle près de l’ordinateur Apple.
« Tends tes doigts.
—Attends, c’est ce qu’on va faire ?
—Oui, tu t’attendais à quoi ? Un truc de sexe ? »
Je renverse la tête en arrière et ris. Quand je croise à nouveau son regard, on dirait qu’il est en train de résoudre mentalement une équation très complexe.
« Tout est un truc de sexe si on est suffisamment déterminé, dit-il.
—Oui. »
Il a bien raison et j’aime son état d’esprit. J’aime aussi la tournure bizarre et débile que prend ma soirée. C’est mieux que Love is Blind.
Il pince les doigts comme un chef italien. Je lève la règle en métal. Une espèce de sentiment de puissance m’envahit. Je n’ai rien, mais là, et uniquement là, je suis quelqu’un. J’abats la règle, d’un grand coup. Il ne crie pas mais ses yeux s’emplissent de larmes.
« Ça t’a plu ? »
Je me rends compte que j’halète comme si je venais de courir pendant une heure. Il serre les dents. Une unique larme finit par couler sur sa joue.
« Oui. »
J’exulte. Ma vision se brouille.
« T’en veux encore ?
—Attends. Attends. »
Le bout de ses doigts est violet. On dirait les doigts d’un alpiniste victime d’engelures. Il souffle dessus comme pour les éteindre. Je le sais, en ce siècle domestiqué, nous vivons une vraie aventure.
« Tu penses à quoi ?
—Je pense que je suis un sacré détraqué.
—Mais non. Tu n’es même pas un petit peu détraqué. Tu n’as rien d’original. Tu manques de sensations fortes dans ta vie quotidienne, c’est tout. »
Je reprends la règle. Longue, dure, menaçante. Je pense à Robert Brasillach et aux autres écrivains de la collaboration. Je me dis que moi, à leur place, je n’aurais pas collaboré, mais peut-être que tout le monde se dit ça. Peut-être que tout le monde se dit ça et que c’est tout le problème. Peut-être que je suis en train de collaborer en cet instant même.
« Alors ? T’es prêt ?
—Attends. Attends. »
Il fait tout à fait nuit maintenant. La haine crépite dans mon bras. Je ne sais pas si c’est de la haine. J’espère que ç’en est.
« Tends tes doigts.
—Attends attends attends.
—Tends tes doigts ou je tape ailleurs. »
Une lueur d’effroi traverse son regard.
« Je rigole. Le consentement avant tout. »
L’atmosphère se détend. Dans la rue, des livreurs Ubereats écoutent Kaaris, une dame rom parle fort au téléphone. La rumeur de l’extérieur me prend par surprise, je ne m’attendais pas à ce que l’appartement du jeune prodige ne soit équipé que de simple vitrage. Nous dressons l’oreille et le charme se rompt.
« Je vais y aller. C’était marrant tant que ça a duré, je dis.
—Attends attends. »
J’ai l’impression de m’être prêtée à une comédie merdique qui pourrait être un repas d’entreprise ou juste une journée normale dans un travail normal. Je pense à me diriger vers le perroquet, à reprendre mon manteau, à laisser tomber la règle en métal dans un bruit assourdissant. Je veux fuir, me rassurer, me raconter que je ne suis pas comme lui et que je n’appartiens pas à ce monde-là.
Enfin, il tend les doigts.
LA ZONE -
![[illustration]](/data/img/images/2025-03-23-doigts-big.jpg)
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C'est peut-être ça qu'on appelle la dark romance ?
Bordel ? Je serais donc un fan inconditionnel de dark romance ? On peut en trouver dans quel genre de quincaillerie ?
Je n'ai pas encore lu ce texte mais je l'ai publié et j'assume ce que j'avance. Bon. Je vais lire le descriptif/critique que j'ai écrit à présent.
Après la foire à la charcuterie d'hier, j'ai trouvé qu'il serait de bon ton de mettre un saucisson en illustration aujourd'hui.
Sinon on peut lancer un grand concours de titres alternatifs si ça vous fait trop chier de commenter.
Je commence.
Je propose : "50 nuances de doigts dans la prise à ta chatte"
"50 nuances de BHL pour s'assommer avant de dormir"
Blague à part, j'aime vraiment beaucoup. Mais peut-être que ce qui est raconté et la manière dont c'est fait est très éculé dans le genre Dark Romance que je ne connais pas du tout.
Ca ne me touche pas des masses, bizarre pour des doigts, mais j'irais pas jusqu'à le rejeter en bloc. j'aime bien le style notamment. C'est juste que ce type d'histoires sur des relations de pouvoir dans le rapport amoureux, ça a tendance à m'ennuyer.
Après, je parlais du dark romance sur le ton de la blague. C'est apparemment une nouvelle tendance littéraire assez simpliste, suffisamment portée sur la chose pour émoustiller les plus impressionnables mais faussement transgressif et suprêmement hypocrite. Ca pullule dans les nouvelles boîtes d'éditions du web et je crois bien que c'est une catégorie à part entière chez certains éditeurs, voire chez Wattpad (à vérifier toutefois).
Tu veux dire que le mec dans le texte aurait mieux fait de se faire taper sur le gland avec la règle métallique ?
Ca aurait plu à Jacques Cauda, ça au moins.
Sais, en ce siècle domestiqué nous vivons une vraie aventure ».
@Magicien Pampers: c'est une citation d'Alexis Gruss, un grand dompteur de fauves ?
C’est l’auteur qui dit ça dans ce texte.
T’as lu trop vite, ou c’est les biscuits à l’opium ?
Moi, j’aurais cité :
« et le troisième coup ne fut qu’une caresse. »
S'il fallait lire tout ce que les auteurs écrivent, aussi...
...J'avais vu juste pour Brassens, n'est-ce pas ? En même temps, il n'y a rien de plus évident que de remarquer que quelqu'un s'inspire de Brassens dans ses chansons.
C’est mon préféré. T’avais raison, bon , c’est pas très original mais je sais pas jouer du piano blanc pour pomper Liberace.
Un détail, le texte ci dessus est pas mal, con.
pomper Liberace ? Je suis certain qu'il aimerait l'idée.
Le texte est excellent et j'espère que son autrice va venir un peu le défendre.
"C'est peut-être ça qu'on appelle la dark romance ?"
ça me dérange pas qu'on dise que ç'en est
" C'est juste que ce type d'histoires sur des relations de pouvoir dans le rapport amoureux, ça a tendance à m'ennuyer."
valable mais moi j'aime bien
ça me fait rire que ce soit lu comme un rapport amoureux
"Tu veux dire que le mec dans le texte aurait mieux fait de se faire taper sur le gland avec la règle métallique ?"
nn c'est trop premier degré, la grille de lecture que ça suggère me plaît pas parce qu'en 2025 on devrait plus associer automatiquement bite et masculin et de toute façon c'est plus un texte sur l'écriture que sur les rapports de genre, ou alors autant un texte sur l'écriture que sur les rapports de genre, donc les mains c'est très bien je trouve
"Sais, en ce siècle domestiqué nous vivons une vraie aventure"
g pas la ref je croyais que j'avais inventé ça
voilà
Bienvenue sur la Zone ! Tu as trouvé ta maison dans tout ce merdier cosmique et... Heu... Mais tu es aussi libre d'y passer en coup de vent et de nous balancer des tartes à la crème en loucedé puis de te barrer aussi vite que tu es venue. Mais n'oublie pas de refermer l'issue par laquelle tu es entrée, c'est pour éviter les courants d'airs. Cela dit n'hésite pas à t'intéresser aux appels à textes en page d'accueil et d'y contrbuer si ça te chante Pour ma part, j'en serai ravi pour la Zone car tu es un auteur génialement singulier (ou peut être singulièrement génial en vérité ?).
merci, c'est gentil! :)
par contre, je pense que mon pseudo ne le montre pas forcément de manière évidente pour qui n'est pas anglophone mais je suis bien une femme mdr
je reprécise parce que je sens de l'hésitation! et oui, je regarderai, de toute façon des textes sombres et débiles c'est pas ça qui manque dans mon pc
Je faisais exprès pour me prendre un coup de règle métallique.
Non, non, le Mage Pampers ne disait pas que tu avais citée cette phrase. Il l’avait relevé et mise dans un commentaire - sans raconter de conneries , pour une fois- parce qu’il la trouvait chouette. Bravo.
Si tu continues comme ça, elle va revenir avec un mètre ruban enrouleur et tous nous latter les couilles avec ?
les Mages de l’Amicale, avons renoncés à nos parties génitales dérisoires pour nous consacrés à veiller sur l’équilibre cosmique. Oups! Suis en retard pour mon match de flipper contre Flamouilla la magicienne des glaces. Une galaxie est en jeux!!!
Tu ferais mieux de faire une petite tomographie cérébrale de routine avant ton flipper.
Premier texte de la Zone à être Panthéonisé sur Instagram. Si vous aspirez vous aussi à l'être, il vous suffit de faire une petite story instagram sur votre texte publié sur la Zone et de nous tagguer dessus pour qu'on puisse la réinjecter dans le schmilblick.
Amusant et bien punchliné. Une ironie à la bonne distance qui n'attend pas les rires enregistrés. Des dialogues sans tiret qui s'intègrent bien et permettent de glisser les pensées, pas si simple mine de rien.
Je n'ai pas lu le prochain texte de amywald0, mais je l'ai déjà réservé dans le topic de la section privée du forum de la Zone permettant de se répartir la publication des textes en attente entre admins. Je vous préviens que, quoi qu'il en soit, j'ai prévu, dans le descritpif du texte, d'annoncer qu'elle mérite un prix nobel de littérature et je vous assure que je vais m'y tenir.
"des dialogues sans tirets qui s'intègrent bien"
en fait dans la version originale ce sont des italiques parce que ces dialogues se déroulent par messagerie!
et sinon nn je ne latterai les couilles de personne du moment que vous n'êtes pas des fans inconditionnels de robert brasillach
robert brasillach ? Je ne connaissais pas ce Pokémon.Mais après googlage, il paraîtrait qu'il était rédacteur en chef du journal collaborationniste et antisémite "Je suis partout. Dans les campagnes, dans les villes, sur les réseaux sociaux et surtout DTC,s" donc je ne pense pas en être fan inconditionnel, loin de là et c'est la même pour la ligne éditoriale de la Zone.
Il a été exécuté pour intelligence avec l'ennemi et j'espère que c'était à grands coups de règle métallique dans sa prostate jusqu'à ce qu'il la recrache par les narines (lepen, l.o.l).