Les doigts

Le 23/03/2025
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par amywald0
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
J'ai débusqué un génie de littérature blanche, les amis. Quand un auteur parle aussi bien de sa contemporanéité, forcément il vise l'universel. Ce texte l'atteint en plein cœur. Toujours faire confiance en ses vieux filets à papillons sur le web. J'ai donc fait exprès de mettre une image putaclic pour attirer le chaland. L'auteur parle de rapports BDSM, mais il s'agit de coups portés par une toute petite règle métallique et pas de shibari comme je vous l'ai honteusement fait croire. J'allais quand même pas foutre des doigts et une pauvre règle à la con en illustration pour vous faire découvrir ce monument en devenir ? Bon. Je l'avoue, l'auteur ne parle pas que de rapports BDSM, c'était aussi pour que vous cliquiez mais je vous ai déjà dit de quoi ça parle : de contemporanéité, d'universel. De la littérature haut de gamme au menu aujourd'hui, les amis. Bonne dégustation. Un grand appel est lancé à tous les papillons du même acabit qui voudraient se faire prendre dans mes filets.
Je traîne à Paris pour donner une lecture de poésie non rémunérée quand je le trouve sur une application de rencontre. Pas de doute, c’est bien lui, avec son long nez et ses cheveux sombres et sa beauté diabolique : le jeune écrivain prodige. Je le suis sur Instagram et il m’énerve trop. Il poste des extraits de Drieu la Rochelle pour leurs qualités littéraires qui sont likés par des comptes du genre @le_napoleon_des_lettres ou @o_temps_o_moeurs. Tout le monde le dit brillant. Je ne peux pas m’empêcher de le stalker, ça a quelque chose de porno. Le jeune écrivain prodige sur le banc rouge sang de Michel Drucker. Ses parents soulignés en bleu sur Wikipédia. Mon mec qui est pas mon mec que je déteste quoi.
J’arrive pas trop à différencier l’énervement de l’attraction sexuelle. Mon amie Yolanda dit que c’est parce que je suis autiste mais pas comme une femme, plutôt comme un homme, comme Sheldon Cooper de The Big Bang Theory. Je me retrouve en compétition avec les hommes et je veux les vaincre. Je pense que je suis trop obsédée sexuellement parlant pour être autiste comme Sheldon Cooper, je pourrais être Howard Wolowitz à la rigueur, mais comme je ressens pas mal de sexisme intériorisé, j’aime plutôt bien qu’on dise de moi que j’ai un cerveau masculin.
Je like son profil en ressentant un profond dégoût de moi-même. Je me dis « Bah, il me likera pas en retour ». Je n’y pense plus.
Je m’étends sur le clic-clac de mon amie parisienne après avoir écouté deux heures de vers sur le harcèlement sexuel. Je mange des chips goût barbecue. Je réouvre l’application. Contre toute attente, on a matché, et il m’a envoyé un message. Ça me révolte.
Mon amie Yolanda pense que je m’énerve sur les hommes à cause de mon complexe de supériorité intellectuelle et que je devrais essayer les femmes. Je pense qu’elle sous-entend que je serais l’homme de la relation. Je pense à essayer les femmes. Je pense à beaucoup de choses. Je mange d’autres chips goût barbecue. Puis je réponds au jeune prodige.
Oui, je suis à Paris. Tu es écrivain ? Je connais pas.
Il m’envoie son Instagram. Je fais semblant de découvrir.
Drieu la Rochelle je connais pas. Robert Brasillach non plus en vrai. Je suis plus Dark Romance tu vois.
Il y a une pause. Il se dit peut-être que je me fous de sa gueule.
Les livres avec des stalkers sexy ?
Oui, les trucs comme ça.
Tu me fais marcher.
Non non.
Tu n’as pas l’air assez bête pour aimer ça.
Tu trouves que les livres écrits par des femmes sont bêtes ?
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je me dis qu’il va supprimer le match mais il reste.
Tu es pleine de surprises.
T’as encore rien vu.
T’aimes ces trucs de cordes ?
Je crache pas dessus, ouais.
J’ai attaché une meuf une fois. Ça me dit bien de le refaire.
Qui te dit que je voudrais me faire attacher ?
Non mais je bluffe, hein. Je n’ai pas toute cette confiance en moi. Je ne suis pas cette meuf cool. En fait je ne baise pas car j’aime la poésie et je pense que c’est pas des activités compatibles pour une femme. Mais j’ai attaché un mec une fois. Là c’est vrai. Là je ne mens pas. Là je ne vous fais pas marcher.
Quand on écrit, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas réel. Là je vous écris et ce n’est pas réel. Je suis juste dans votre tête. Le réel, c’est différent, et ça fait peur.
Tu m’attacherais alors ?
Peut-être. Si tu es gentil.
Qu’est-ce que je devrais faire pour être gentil ?
Je réfléchis.
Il faut que tu m’invites chez toi et alors tu verras bien.
J’hésite, puis je me lance.
Peut-être que tu as d’abord besoin d’une bonne correction.
Je reçois son adresse aussi sec. Je remets mon pantalon. Je passe aux toilettes pour me laver le visage sous le regard vert de la moisissure du plafond. Je me maquille avec le mascara de mon amie en espérant ne pas choper une conjonctivite.
Zohra je serai pas là ce soir en fait. On va pas pouvoir regarder Love is Blind.
Tu vas faire quoi ?
Voir un mec.
Ah enfin ! J’avais peur que tu me dises que t’allais à une soirée de lancement.
Je pars avec la bénédiction de Zohra.
Dans le métro je lis l’article Wikipédia sur Drieu la Rochelle. Je pense que je n’ai jamais rien lu de lui excepté des extraits Instagram. Je le confondais avec Henry de Montherlant mais le jeune prodige aime aussi Henry de Montherlant. Entretemps, Zohra me raconte qu’elle est tombée sur Lysis Houellebecq qui se cherchait de la viande fraîche pour un plan à trois sur une application, elle ne sait plus laquelle. Je lui demande pourquoi elle n’a pas voulu coucher avec Michel Houellebecq et sa femme. Elle m’insulte. Je me dis que Paris est pleine de surprises, comme moi. Je n’en mène pas large. C’est drôle. Je suis gentille, responsable et citoyenne mais un démon intérieur m’habite.
J’arrive dans un arrondissement que je ne connais pas. J’ai appris que les belles façades haussmanniennes peuvent cacher une misère abjecte mais j’ai le pressentiment que le jeune prodige m’accueillera dans autre chose qu’un appartement moisi. Je suis contente d’être loin de chez moi, dans cette ville que je commence à peine à connaître.
Je sonne. La porte s’ouvre toute seule. Je me prends en photo dans l’entrée dont le carrelage resplendit. Je gravis les escaliers. The place to be baby.
Les jours s’allongent mais il fait presque nuit.
Il m’ouvre. Il est moins beau en vrai mais je pense qu’il doit penser exactement la même chose de moi. Je n’ai rien apporté pour me faire bien voir. J’entre.
« C’est joli chez toi. »
C’est vrai. Il y a des livres et des souvenirs de voyage qui viennent de partout dans le monde. C’est l’appartement de quelqu’un qui possède une riche vie intérieure et une vie de riche. Il pend mon manteau sur le perroquet. Je fais mon tour, je regarde partout. J’ai envie de feuilleter tous les livres. Je désigne un des objets.
« Kyougen Usofuki.
—Tu connais ?
—Ouais. À cause des mangas. »
Il décroche le masque pour me montrer.
« C’est le siffleur du théâtre Nô. Il représente l’absurdité de l’existence.
—Je savais ça.
—Tu sais vraiment tout. »
Je ne le détrompe pas. J’aime bien qu’on me dise ça. Nous nous asseyons sur le canapé couvert d’une intéressante couverture indienne. Dehors, la lumière du soleil continue de décroître.
« Tu écris ?
—Parfois. »
Ça n’a pas l’air de l’intéresser beaucoup mais ce n’est pas grave. Moi non plus je ne suis pas intéressée. Il me regarde avec des grands yeux humides. Mais je ne perds pas le nord.
« Il faut que tu sois gentil. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? »
Au moment où ces mots sortent de mes lèvres, l’atmosphère semble acquérir une texture.
« Tu ne rigolais pas.
—Non. Je ne rigole jamais. Je pense que tout est très sérieux. »
J’aime bien qu’on se méprise mutuellement.
Je vais et viens dans l’appartement. Je trouve une longue règle près de l’ordinateur Apple.
« Tends tes doigts.
—Attends, c’est ce qu’on va faire ?
—Oui, tu t’attendais à quoi ? Un truc de sexe ? »
Je renverse la tête en arrière et ris. Quand je croise à nouveau son regard, on dirait qu’il est en train de résoudre mentalement une équation très complexe.
« Tout est un truc de sexe si on est suffisamment déterminé, dit-il.
—Oui. »
Il a bien raison et j’aime son état d’esprit. J’aime aussi la tournure bizarre et débile que prend ma soirée. C’est mieux que Love is Blind.
Il pince les doigts comme un chef italien. Je lève la règle en métal. Une espèce de sentiment de puissance m’envahit. Je n’ai rien, mais là, et uniquement là, je suis quelqu’un. J’abats la règle, d’un grand coup. Il ne crie pas mais ses yeux s’emplissent de larmes.
« Ça t’a plu ? »
Je me rends compte que j’halète comme si je venais de courir pendant une heure. Il serre les dents. Une unique larme finit par couler sur sa joue.
« Oui. »
J’exulte. Ma vision se brouille.
« T’en veux encore ?
—Attends. Attends. »
Le bout de ses doigts est violet. On dirait les doigts d’un alpiniste victime d’engelures. Il souffle dessus comme pour les éteindre. Je le sais, en ce siècle domestiqué, nous vivons une vraie aventure.
« Tu penses à quoi ?
—Je pense que je suis un sacré détraqué.
—Mais non. Tu n’es même pas un petit peu détraqué. Tu n’as rien d’original. Tu manques de sensations fortes dans ta vie quotidienne, c’est tout. »
Je reprends la règle. Longue, dure, menaçante. Je pense à Robert Brasillach et aux autres écrivains de la collaboration. Je me dis que moi, à leur place, je n’aurais pas collaboré, mais peut-être que tout le monde se dit ça. Peut-être que tout le monde se dit ça et que c’est tout le problème. Peut-être que je suis en train de collaborer en cet instant même.
« Alors ? T’es prêt ?
—Attends. Attends. »
Il fait tout à fait nuit maintenant. La haine crépite dans mon bras. Je ne sais pas si c’est de la haine. J’espère que ç’en est.
« Tends tes doigts.
—Attends attends attends.
—Tends tes doigts ou je tape ailleurs. »
Une lueur d’effroi traverse son regard.
« Je rigole. Le consentement avant tout. »
L’atmosphère se détend. Dans la rue, des livreurs Ubereats écoutent Kaaris, une dame rom parle fort au téléphone. La rumeur de l’extérieur me prend par surprise, je ne m’attendais pas à ce que l’appartement du jeune prodige ne soit équipé que de simple vitrage. Nous dressons l’oreille et le charme se rompt.
« Je vais y aller. C’était marrant tant que ça a duré, je dis.
—Attends attends. »
J’ai l’impression de m’être prêtée à une comédie merdique qui pourrait être un repas d’entreprise ou juste une journée normale dans un travail normal. Je pense à me diriger vers le perroquet, à reprendre mon manteau, à laisser tomber la règle en métal dans un bruit assourdissant. Je veux fuir, me rassurer, me raconter que je ne suis pas comme lui et que je n’appartiens pas à ce monde-là.
Enfin, il tend les doigts.