La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
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Les héritiers de Kahun - 1 : Kahun

Démarré par sniz, Juin 12, 2005, 18:25:46

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sniz

«Parce que les hommes croient déjà posséder la conscience, ils se donnent d'autant moins de mal pour l'acquérir.»
F Nietzsche




Il y a si longtemps que nous en avons presque perdu toute mémoire, il était une cité de pierres du nom de Kahun, construite au cœur de la jungle, et qui régnait sur le plus puissant empire que l'humanité avait jamais connu. En cette fin d'après midi de printemps, un soleil tirant déjà sur l'orange embrasait de ses rayons obliques les petits nuages de poussière qui roulaient sur le sol de la grande place. De puissant marronniers y projetaient une ombre rafraîchissante dont profitaient indolemment quelques chameaux fourbus de leur long voyage à travers les plaines. Leurs maîtres se désaltéraient à la fontaine qui jaillissait non loin de là, sous le regard nonchalant de quelques vieillards assis sur un banc. Un cortège de voyageurs, venus à pied des villages de la brousse ou des autres villes de l'empire, vint troubler ce calme paresseux. Ils prirent le long escalier menant au temple de la Sibylle, qui du haut de sa colline dominait la capitale. Au cours de leur ascension, ces pèlerins vêtus de blanc s'arrêtaient devant les étals des vendeurs installés sur les marches, pour acheter des fleurs dont il garniraient les autels du Temple.

Assis sur la rambarde du parvis, juste au-dessus du vide, les bras enlacés autour de ses jambes repliées, le menton posé sur ses genoux, Vindu laissait errer un regard las sur les terrasses en briques blanches qui s'étendaient en-dessous de lui. Il se sentait complètement étranger à cette cité dans laquelle il était pourtant né. Il ne supportait plus cette sensation de majesté prétentieuse qui émanait des bâtiment de l'Université des Théoriciens, à laquelle sa vie devait appartenir désormais. Il lui semblait chaque jour un peu plus que ce n'était qu'une façade hypocrite destinée à masquer une ignorance inavouable.

Soudain, deux vestales firent rouler les portes du Temple et invitèrent les fidèles massés alentours à pénétrer dans l'enceinte sacrée. A demi bousculé par les voyageurs fébriles qui se pressaient devant l'entrée de l'édifice, il franchit le seuil du portail démesuré, toujours plongé dans ses pensées mélancoliques. Les visiteurs, bien que venant pour certains des contrées les plus reculées de l'empire, connaissaient parfaitement le cérémonial liturgique, et ne proférèrent dès lors plus une parole.

Seul le clapotis de l'eau, dont les vastes murs du Temple renvoyaient de toutes parts les échos paisibles, résonnait dans la profondeur aérienne qui s'étendait sous la haute voûte. Le feu sacré, où se consumait lentement un assortiment de résines aux parfums subtils, emplissait l'espace d'une nuée diaphane que les faisceaux parallèles des rayons solaires fendaient de part en part. Lorsque la Sibylle apparut à la foule, les vestales, dressées en rangs le long des murs, entonnèrent un chant sacré. Entourée de prêtresses qui soutenaient les pans de sa mante blanche, l'oracle se dirigea souplement vers sa chaire, dont la masse imposante surplombait le parterre des fidèles. Elle se figea face à la foule, devant un diamant que soutenait un ostensoir en or. Au bout de quelques instants, dans son imperceptible mouvement rotatif, un rayon de soleil atteignit le diamant. Alors que les nouveaux faisceaux de lumière qu'il renvoyait en tous sens s'en allaient heurter les émeraudes dont était orné le front des immenses statues qui s'élevaient entre les colonnes du temple, la mélopée des vestales s'évanouit pour laisser la Sibylle entamer son office. L'assemblée, comme hypnotisée, était suspendue à ses lèvres.

Vindu connaissait par cœur cette mascarade emphatique. Un groupe de fidèles était venu la veille exposer à la Sibylle le dilemme auquel leur village était confronté. Celle-ci leur avait alors demandé de préciser touts les données de leur problème, puis les avaient transmises à un groupe de Théoriciens qui, après calculs, lui avaient fourni une réponse. L'oracle allait maintenant faire preuve de son prétendu pouvoir en leur dictant ce qu'ils devraient accomplir, en prenant soin de leur prescrire des tâches inutiles qu'ils ne pourraient de toute évidence pas exécuter pleinement, afin de pouvoir se dédouaner en cas d'échec. Il ne prêta aucune attention à la cérémonie. Quelque part dans le jeu de lumières induit par le diamant devait se trouver le signe qu'il cherchait en vain depuis des cycles de lune.

Un étourneau se posa sur le bord d'une des hautes fenêtres du temple, projetant son ombre sur toute la longueur du faisceau de lumière qu'elle découpait dans l'atmosphère trouble du sanctuaire. Rapidement incommodé par les émanations du feu sacré, il repartit sans tarder et profita de la brise pour planer tranquillement au-dessus de l'observatoire céleste qui coiffait le puissant dôme du temple. Il plongea ensuite le long de ses contreforts cambrés, suivant leurs faisceaux de péristyles incurvés qui s'enracinaient dans la colline, poursuivit son piqué au-dessus de la ville avant de virer vers l'Université des Théoriciens et de se poser finalement sur la fenêtre d'une salle de cours.

A l'intérieur, une vestale se promenant fièrement de long en large, les mains jointes en bas du dos et le menton légèrement relevé, adressait son cours de Synthèse à une classe de garçons de sept ans, assis en rangs, sur leurs talons : «Jusqu'à présent, vous avez toujours travaillé sur les rêves* à trois dimensions. Il est temps pour vous  de commencer à vous familiariser avec les structures de dimension quatre, parce qu'elles sont nécessaires à la construction d'arbres* plus complexes. Dans le cas général, une telle projection mentale est extrêmement difficile à construire car peu de données sensibles en permettent une représentation intuitive. Il vous faudra donc plusieurs années de travail et d'efforts soutenus avant d'en maîtriser les subtilités. Comme vous le savez tous, ceux d'entre vous qui se révèleront inaptes à cet exercice seront exclus de notre Université.»

Depuis le couloir, un homme d'allure austère jeta un œil à la vestale, à travers la porte de la classe. Sthula était l'un des Théoriciens les plus respectés de l'empire. Il avait lui aussi été assis là, à écouter les cours dispensés par les vestales. Il avait travaillé dur, très dur, pendant des cycles de moissons, supportant les remarques acerbes de ses maîtres. Mais son obstination avait fini par se révéler payante et il était parvenu à entrer dans les arcanes supérieurs de l'Université. Il lui avait ensuite fallu défendre son statut face à l'ambition hostile de ses collègues, mais il avait su manœuvrer habilement pour se débarrasser des importuns et se faire remarquer par la Grande Rectrice. Il occupait maintenant un poste des plus enviés et les affaires qu'il dirigeait étaient d'une importance capitale pour l'empire, ce dont il n'était pas peu fier. Mais ce qui lui importait le plus était le culte du Radharma. Et s'il avait consacré sa vie aux Vasitas, c'était pour défendre ce dernier face aux manœuvres politiques de l'Impératrice.

Tandis qu'il s'engageait dans un vaste couloir orné de sculptures ancestrales, il passa devant l'embrasure de la porte de la bibliothèque. A l'intérieur, dans la première rangée d'étagères, sur la plus haute tablette, au milieu du rayon, reposait un rouleau de feuillets dans lequel il était écrit, à la cinq-cent trente-septième ligne : «Le Radharma est l'Etre qui organise l'univers. Il est présent en toutes choses, il est en chacun de nous et chacun de nous est une portion de Lui. Nous devons vivre en harmonie avec Ses lois immuables et parfaites. Il est aussi pure abstraction, et c'est pourquoi par la force de notre esprit, grâce à la Synthèse, nous pouvons connaître Son Ordre, prévoir les évènements futurs et résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés.  Les Sibylles possèdent ce savoir depuis la nuit des temps. Par son intermédiaire, elles pénétraient la conscience du Radharma et pouvaient ainsi répondre aux interrogations des fidèles.»

Sur la même étagère, un autre rouleau contenait ces mots : «La Synthèse est une science transcendantale qui permet de résoudre n'importe quel type de problème, en pénétrant la conscience absolue du Radharma. Une situation donnée pouvant être modélisée par un ensemble de paramètres, les Théoriciens doivent connaître les lois* fondamentales de la Synthèse, c'est à dire celles que le Radharma a imposées à l'univers, afin de pouvoir définir convenablement les relations que ces paramètres entretiennent entre eux. Les manipulations s'effectuent grâce à un système de représentation mentale, le rêve*, dans lequel le problème est traduit en une structure spatiale que nous appelons arbre*, lequel est typiquement constituée d'un agrégat de lois*. Un problème convenablement posé définit la valeur de paramètres-clés à partir desquels il est possible de déduire la valeur de tous les autres et ainsi lui apporter une solution. Le Théoricien doit pour cela identifier les lois* idoines à partir des données mises à sa disposition, puis les combiner entre elles pour échafauder l'arbre* correspondant. Si la structure de cet arbre* est stable, ce qu'il vérifiera par l'intermédiaire d'un calcul assez difficile, c'est qu'il sera parvenu à pénétrer la conscience du Radharma. Il sera alors en possession de la solution. Notons qu'en fonction de leur niveau de complexité, les arbres* doivent être échafaudées en rêves* de dimensions quatre, cinq, voire six.»

Sthula s'engagea bientôt sur un escalier qui s'enfonçait dans les entrailles du bâtiment, puis parvint à une porte gardée. Il ignora dédaigneusement la salutation que, l'ayant reconnu,  l'esclave qui en défendait l'entrée lui adressait, puis pénétra dans la crypte de l'Université. Il entra discrètement dans une salle voûtée, hémisphérique, où, sous la direction d'un de ses confrères, nerveux, une dizaine de préparateurs montés sur des échelles s'affairaient en silence. Un jury impassible, composé de fonctionnaires impériaux et de Théoriciens les observait attentivement. Ils étaient en train d'ériger dans un équilibre subtil une structure disposée sur un socle qui recouvrait la quasi-totalité du sol de la salle. Cette construction représentait la projection en dimension trois d'un arbre* de dimension cinq, qui rendait compte d'observations effectuées sur le mouvement des astres. La concordance avec l'Ordre du Radharma de chaque nouvelle loi* proposée par un Théoricien devait de la sorte être confirmée par la stabilité de ses projections en dimension trois. Si cette construction, la dernière d'une série de vingt, ne s'écroulait pas au cours de son édification, l'arbre* serait validé comme loi* de dimension cinq et le collègue se verrait promu vicaire de la Grande Rectrice. Mais dans le cas contraire, il subirait le plus déshonorant des traitements avant d'être décapité pour avoir insulté le Radharma.

Sthula se glissa le plus subrepticement possible vers sa place et s'assit à côté des autres membres du jury, non sans accuser le regard mauvais que lui lançait la Grande Rectrice : une fois de plus, on avait dû commencer sans lui. Il s'assura que son contact, Dvitsevin, était bien présent, et consacra alors tout son esprit à la fastidieuse tâche qui consistait à contrôler les manœuvres des préparateurs, pour s'assurer qu'ils ne faisaient pas d'erreurs et que la construction s'effectuait dans les règles.

Comme toujours, la séance se déroula sans incident. A son issue, après une courte invocation au Radharma, les membres du jury sortirent silencieusement de la salle. Pendant que tout ce monde se pressait devant la porte, Sthula indiqua à Dvitsevin par un signe discret de la main qu'une réunion des Vasitas aurait lieu le soir même. Il le chargeait du même coup de prévenir les autres. Il sortit ensuite la crypte, remonta à la surface et s'engagea dans le cloître central. Il reconnut alors l'un de ses disciples qui s'avançait vers lui en rasant les murs, ce qui lui arracha un soupir d'agacement. S'occuper d'étudiants était pour un homme de son rang, constamment chargés de problèmes de la plus haute importance, une tâche vulgaire qui avait le dont de l'irriter. Surtout lorsque ces jeunes ingrats ne respectaient même pas les institutions qui les transformaient, eux qui n'étaient absolument rien, en notables respectés de tous.

«_Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous devriez être en train de travailler aux côtés de vos camarades en salle d'expérimentation. Vous filez un mauvais coton, mon ami. Le conseil des études a déjà une opinion très défavorable à votre sujet, et vous ne faites rien pour lui prouver que vous êtes digne d'appartenir à notre Université. Vous compromettez votre avenir, sachez-le. Pour l'heure, je vous rappelle que vous ne m'avez toujours pas rendu votre travail sur le recensement des paramètres permettant d'établir les lois* qui décrivent fonctionnement de canalisations pour les eaux sales. Je veux le voir au plus tard dans deux cycles de soleil sur mon bureau. Et que je ne vous y reprenne plus ! La prochaine fois, je ne serai pas si clément.
_Veuillez me pardonner cette errance, gourou. Cela ne se reproduira plus.»

Vindu haïssait ces Théoriciens prétentieux qui s'imaginaient détenir la connaissance absolue de l'Ordre cosmique, mais son regard ne laissa rien transparaître d'autre qu'une humble expression de soumission envers un éminent ministre du Radharma. Satisfait de voir dans l'œil de son élève cette obéissante résignation dont il avait dû faire preuve pendant tous ces cycles de moissons, Sthula détacha le regard d'un air hautain et reprit son chemin. Vindu regarda s'éloigner son gourou, qui marchait le dos légèrement voûté et les épaules tombantes. A force d'observer les Théoriciens, Vindu s'était convaincu qu'ils avaient quelque chose à cacher, un secret inavouable qui remettait en cause leur profession toute entière. Peut-être même un dogme de la Synthèse. S'il n'avait pas eu cette conviction, il n'aurait sans doute jamais commencé à fouiller dans ce qui était caché, il n'aurait jamais prêté attention à tous ces signes qui mystérieusement semblaient le guider vers quelque chose.

Tout avait commencé une nuit, plusieurs cycles de lune auparavant, dans sa cellule. Il ne parvenait pas à s'endormir. S'il ne s'était pas tenu les yeux ouverts, il n'aurait jamais pu voir ce rayon de lune qui, passant à travers les enjolivures ornant la monture de sa fenêtre, avait projeté un symbole sur l'une des pierres du mur opposé. En s'approchant, il s'était aperçu, incrédule, que ce signe était celui d'une injonction : « ouvre ». Après quelques tâtonnements, il avait réussit à extraire la brique. Dans le renfoncement, il avait trouvé une autre suite de symboles, qui lui étaient d'abord apparus comme sans signification. Il s'était alors persuadé qu'il devait s'agir de quelque canular et, pour se distraire de la monotonie de la vie à l'Université, il s'était mis en quête de découvrir qui pouvait bien en être à l'origine. En réfléchissant au sens que pouvaient avoir ces idéogrammes, il comprit quelques cycles de soleil plus tard qu'ils désignaient un passage d'aspect anodin, écrit dans un des rouleaux de feuillets entreposés à la bibliothèque : « Le regard des statues recèle ce que tu cherches ». Interloqué, il avait décidé de chercher plus avant ce dont il était question, et il avait commencé par la sculpture qui se trouvait au centre du cloître. En suivant la direction de son regard, il avait découvert sur ce même mur devant lequel il se tenait à présent, gravé presque imperceptiblement, un nouveau signe, une fois encore inconnu. Les grandes sculptures qui siégeaient dans les diverses salles de l'Université lui avaient permit d'en trouver d'autres, et une recherche dans les documents de la bibliothèque lui avait finalement apprit qu'il s'agissait de symboles désuets désignant des lois* de dimension cinq. L'hypothèse du canular avait alors commencé à lui paraître de moins en moins vraisemblable : dans quel but avait-on pu monter une plaisanterie aussi alambiquée ? Il avait alors cherché à combiner ces lois*, en espérant que leur agrégat définirait un arbre*. Mais jusqu'à présent il n'était toujours pas parvenu à édifier une structure stable. Et comme il avait également été renvoyé à un autre passage d'un rouleau de feuillets, « cherche dans les jeux du soleil », il se rendait régulièrement à la cérémonie de la Sibylle, depuis quelques cycles de lune, mais en vain. Et une fois de plus, il en rentrait bredouille. Il se dit alors que ce passage faisait peut-être allusion à autre chose. Mais il était bien incapable de comprendre quoi.  

Le retentissement du gong le tira de ses pensées. C'était l'heure du repas de fin de journée. En quelques instants, les couloirs se remplirent d'étudiants de tous âges. Vindu se mêla à eux et se dirigea vers le réfectoire. Il pénétra dans une vaste salle aux murs décorés de fresques, sur le sol de laquelle étaient disposées des tablettes autour desquelles les apprentis Théoriciens venaient s'asseoir à même le sol, par catégories. Après que chacun se fût lavé les mains dans l'écuelle qui se trouvait devant lui, l'assemblée entama une courte oraison au Radharma, afin de respecter l'Ordre cosmique. Des esclaves servirent ensuite le repas, que les étudiants entamèrent silencieusement, écoutant le Lecteur qui, siégeant en hauteur pour se faire entendre de tous, rapportait les nouvelles de l'empire. Mais Vindu, une fois de plus plongé dans ses pensées, n'écoutait pas. La compagnie de ses camarades le rebutait, et il préférait se cloisonner dans son monde intérieur. Ils étaient orgueilleux et méprisants. Plus ils étaient anciens, plus ils avaient passé de temps à l'Université et plus ils ressemblaient à leurs maîtres. Il faisait partie des plus âgés, de ceux qui auraient accès aux fonctions les plus prestigieuses que des mâles pouvaient exercer dans l'empire. Les femmes elles-même leur devraient du respect. Certains seraient voués à assister les mairesses, pour exercer le culte du Radharma et résoudre les problèmes temporels de gestion des villages, d'autres travailleraient au palais impérial comme conseillers de l'Impératrice, d'autres encore deviendraient Théoriciens-chercheurs à l'Université. Mais tous seraient assujettis à leur fonction, car c'est elle qui leur fournirait ce statut enviable. Et l'empire, qui aurait fait d'eux ce qu'ils seraient, exploiterait le fruit de ce travail de construction. Certes, ils auraient tout ce qu'un homme pouvait désirer obtenir dans la vie, mais cela ne leur permettrait finalement que de pouvoir se libérer des contraintes matérielles afin de pouvoir s'adonner plus complètement à leur tâche. En réalité, ils ne bénéficieraient que de très peu de temps pour profiter de leur statut. Tous les cycles de soleil serait voué au service des intérêts de l'empire... Vindu se dit qu'au fond, ils ne seraient pas différents des esclaves qui travaillent dans les rues.

Mais tout à coup, la surface de son brouet s'illumina. Un rayon du soleil couchant, passant à travers un vitrail du réfectoire, y projetait un signe. Avec jubilation, il y reconnut immédiatement un symbole désignant une loi*. Issu d'un jeu de la lumière solaire. Il attendit alors impatiemment la fin du repas, essayant vainement de se concentrer pour basculer en état de rêve*. A la fin de son discours, le lecteur rappela à ceux qui l'auraient oublié que la fête de Lohi aurait lieu le lendemain. C'était la fête populaire de printemps. Il leur enjoignit de ne pas sortir de l'Université jusqu'au surlendemain.

Une fois sorti du réfectoire, pendant que les autres étudiants s'en allaient promener dans les jardins, Vindu se précipita vers sa cellule. A peine arrivé, il s'assit sur ses talons, écarta les genoux puis se pencha en avant pour poser son front sur le sol. Coudes écartés, il joignit ensuite les mains sur le sommet de son crâne. Il était alors dans la posture du rêve*, qui était nécessaire à la concentration et manifestait en même temps l'humilité du Théoricien pénétrant la conscience du Radharma. Peu à peu, son esprit bascula vers un cosmos profondément symbolique dans lequel il commença à imbriquer les unes dans les autres les différents lois* qu'il avait recueillies, cherchant à bâtir un arbre*. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à édifier une structure qui lui semblait être stable. Un long calcul lui permit ensuite de vérifier l'équilibre des liaisons qui joignaient les nœuds de l'arborescence. Il dut temporiser l'exaltation que lui procurait la découverte de ce qu'il cherchait depuis des cycles de lune, afin de rester suffisamment concentré pour visualiser clairement le rêve*.  Mais ce qu'il avait pour le moment à sa disposition n'était qu'une structure abstraite dénuée de toute signification matérielle. Il lui restait à y trouver un sens.

Quelques étages plus bas, dans la crypte de l'Université, se trouvait une salle sombre, éclairée en son centre par une unique lampe dont la flamme, légèrement agitée par les remous de l'air, projetait des ombres dansantes sur le visage des Vasitas, qui siégeaient là sans mot dire, l'air grave, le regard tourné vers Sthula. Celui-ci se tenait debout, et ses mains en coupe soulevaient symboliquement le talisman des Vasitas vers le ciel, afin d'honorer le Radharma. C'était un objet anguleux sur lequel avaient été gravés les symboles des arbres* qui représentaient les inspirations divines des Vasitas, les intentions de leurs luttes. Après la rituelle psalmodie collective, Sthula prit la parole :

«Vasitas, je voudrais tout d'abord présenter à ceux qui ne le connaîtraient pas notre nouveau membre : son nom est Dvitsevin. C'est le première fois qu'un fonctionnaire impérial devient membre de notre société de Théoriciens. C'est un homme de confiance qui a prouvé sa motivation et sa bonne foi de manière convaincante.» A ces mots, Dvitsevin songea à toutes les petites humiliations que Sthula lui avait fait subir depuis des cycles de moissons. Il avait appris à haïr cet infatué assoiffé de domination. Mais dorénavant, il pouvait être certain qu'il aurait sa revanche. «Il a été promu au sein des services secrets de l'impératrice, et il pourra nous transmettre de nombreuses informations sur leurs activités. Mais passons à l'ordre du jour.»

Un des Théoriciens de l'assistance se leva et se mit à haranguer ses collègues : «Camarades, l'heure est grave ! C'est non seulement notre statut mais aussi le culte au Radharma qui est en péril. Comme vous le savez tous, l'impératrice, appuyée par la Grande Rectrice, a pris la décision d'ouvrir des centres d'enseignement populaires qui auront pour but de vulgariser la Synthèse et d'en enseigner aux citoyens les lois* de bases, les plus générales, mais aussi de plus spécialisées, en rapport avec les techniques utiles à leurs professions particulières. Elle envisage même qu'à terme certains esclaves parmi les plus dignes de confiance -selon ses propres mots- puissent utiliser la Synthèse pour gérer les affaires courantes de leur maître ! Elle soutient que cet enseignement permettra à tous d'agir plus judicieusement et que l'intérêt de l'Empire réside dans le bon fonctionnement des activités de ses citoyens. Mais il s'agit en réalité de nous humilier plus encore, nous autres Théoriciens dont on exploite le travail pour en décerner tout le mérite aux vestales et à la Sibylle, et plus encore que cela de nous reléguer aux rangs de techniciens et d'expérimentateurs !»  

Les réactions se firent vives dans l'assemblée des Vasitas :
«_On cherche à retirer à la Synthèse tout ce qu'elle comporte de sacré ! Comment ces roturiers ignorants pourraient ne serait-ce qu'imaginer ce que cela signifie que de pénétrer la conscience du Radharma ?
_Nous sommes les vaches à lait de l'empire ! Il s'est construit sur la renommée et la puissance des prédictions de la Sibylle. L'un et l'autre ne seraient jamais rien devenus sans les découvertes effectuées par les Théoriciens ! Et aujourd'hui, on nous retire le seul privilège auquel, malgré notre importance, nous ayons jamais eu droit : la connaissance de la Synthèse. Nous ne pouvons laisser faire cela !
_Les ouvrages que contient la bibliothèque interdite sont encore là pour prouver qu'on maintient les Théoriciens dans l'ignorance de ce qu'est réellement la Synthèse. Nous devons parvenir à rendre sa grandeur à notre Université !
_Jamais l'empire n'aurait pu soumettre les tribus guerrières de la région sans le concours de nos lois* relatives à la stratégie des combats ! Jamais Caïn n'aurait pu avoir un Temple si prestigieux ni une organisation urbaine si pratique et esthétique si nous n'en avions pas nous-même dessiné les plans ! C'est absolument inique !
_Vasitas, la seule solution est de renverser le despotisme des femmes ! Puisque c'est la Synthèse même qui nous a permis de comprendre qu'elles ne sont pas les seules à tenir un rôle dans la naissance des enfants, il est temps que nous nous soulevions contre une hégémonie féminine dont le principe appartient désormais à un passé d'ignorance et qui fait de nous des êtres inférieurs à qui l'on retire toute possibilité d'être reconnus pour leurs indéniables qualités.»

Sthula reprit la parole : «Je suis heureux de constater que nous sommes tous bien décidés à réagir. Ce n'est qu'en unissant nos forces que nous pourrons infléchir la tendance actuelle. Je voudrais maintenant vous faire part de quelques initiatives qu'il me semble nécessaire de prendre.»

Vindu se releva, dépité. Cet arbre* insensé semblait n'avoir aucune signification. Il s'accouda à la fenêtre pour vider son esprit en humant les effluves nocturnes qui parvenaient jusqu'à lui. Puis lentement il leva les yeux au ciel et laissa naviguer son regard dans le ciel. Machinalement, son œil reconstituait les constellations, rejoignant les étoiles par des lignes imaginaires, selon des schémas rendus familiers par ses cours d'astronomie. Mais quelque chose en lui, un mécanisme refusant la réduction de ses perceptions à des stéréotypes psychiques, le poussa à observer ce spectacle avec la liberté d'interprétation que connaît l'enfant qui se considère encore en toutes circonstances comme ignorant de l'univers qui l'entoure. Les astres lui apparaissaient alors sous un aspect différent, de nouvelles manières d'effectuer des liens entre eux germèrent dans son esprit, et il voyait ainsi apparaître toutes sortes de formes qu'il n'avait jusque là jamais pensé à imaginer. Soudain, tout devint clair. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ? L'arbre* sur lequel il était en train de travailler avait été obtenu en agrégeant un ensemble particulier de lois*, mais il se pouvait corresponde à une structure de lois* différentes ! Il lui fallait considérer l'arborescence dans son ensemble, oublier la manière dont il l'avait obtenue pour trouver comment elle pourrait être décomposée à l'aide d'autres lois* moins générales, et donc douées d'une interprétation plus aisément identifiable. Mais les possibilités de combinaisons étaient prodigieusement gigantesques, c'était un travail qui pourrait l'occuper jusqu'à la fin de ses jours...

«Vasitas, si nous voulons agir efficacement, nous devons nous organiser. Vous savez tous combien les services secrets de l'empire sont puissants. Nous ne pourrons rien faire tant que nous n'aurons pas à notre service une force qui puisse leur faire concurrence. Malheureusement, il est très difficile de trouver des mercenaires efficaces et prêts à travailler pour la modique solde que nous pouvons leur accorder. Après plusieurs cycles lunaires de recherches, nous avons réussi à trouver un groupe d'hommes qui pourraient faire l'affaire. Ils se font appeler «Umalates». Ils vivaient jusqu'à présent dans les royaumes extérieurs à l'empire qui bordent la grande eau. Ceux qui ont été ravagés par le raz-de-marée qui s'est produit il y a quelques cycles de moissons. Ils sont parvenus jusqu'à Kahun sans se faire repérer des espions de l'impératrice, ce qui prouve leur sens de la discrétion. Ils ont également apprivoisé des animaux, inconnus dans nos contrées, qu'ils appellent chevaux. Grâce à eux, ils peuvent se déplacer très rapidement et sur de longues distances. Afin que vous puissiez les juger par vous-même, j'ai fait venir leur meilleur guerrier, qui va vous faire une démonstration de ses talents.»

Sthula se dirigea vers une porte et fit entrer un homme de haute stature dont les yeux étaient bandés. On lui retira son bandeau et, sous l'injonction du Théoricien, il dégaina son arme, puis se mit à effectuer diverses passes, tantôt dans les airs, tantôt au ras du sol. Chacun des Vasitas pu se rendre compte que les soldats d'élite de l'impératrice étaient beaucoup plus agiles et beaucoup plus rapides. Dans un combat de front, ces mercenaires ne feraient certainement pas le poids. Mais ils savaient également qu'ils ne pouvaient espérer trouver mieux.

Vindu connaissait plusieurs milliers de lois*, qui s 'appliquaient dans les domaines les plus divers : logistique, physiologie humaine et animale, commerce, psychologie, agriculture, topographie, architecture... Certaines d'entre elles lui venaient plus facilement à l'esprit que les autres, celles qu'il avait le mieux intériorisé, celles dont il avait rêvé à maintes reprises, parce qu'elles décrivaient des situations et des éléments récurrents de sa propre existence. Au cours de son travail d'interprétation, ces lois* étaient naturellement celles auxquelles il pensait en premier. Etrangement, une partie notable d'entre elles se révélèrent être adéquates. Cela réduisit considérablement le temps qu'il pensait devoir accorder à ce travail, comme si cet arbre* avait été construit pour que lui seul pût en comprendre le sens. Mais ce qui l'intrigua le plus fut que la structure représentait en fait le problème actuel de sa vie. Qui avait pu le deviner avec une telle perspicacité ? Devait-il voir dans ces messages mystérieux l'œuvre du Radharma ? Projeté sur les mots du langage habituel, l'arbre* aurait pu s'exprimer comme l'interrogation saisissant un jeune homme emprisonné dans une organisation à laquelle il ne croit plus, fondée sur un système de pensée qui a toute l'apparence d'une vérité absolue et indubitable mais qui, à un regard sagace, laisse apparaître entre les mailles de sa structure des malformations révélatrices de son statut illusoire. Une partie de la solution proposée par l'arbre* n'aurait pas nécessité l'emploi de la Synthèse : fuir. Mais dans la partie supérieure de l'arborescence étaient analysées les questions : où ? comment ? Et dans cette zone, la structure des nœuds laissait apparaître une réponse plutôt originale, mais non directement fournie : il s'agissait de consulter des ouvrages qui se trouvait dans un bâtiment constamment gardé. Le bâtiment des eaux de la ville. Il ne pouvait s'agir que de la bibliothèque interdite, celle qui attisait l'imagination des apprentis Théoriciens, dont tous avaient entendu parler mais que personne n'avait jamais visité, à tel point même que personne ne savait si elle n'était pas qu'une légende. Une bibliothèque qui aurait recelé des ouvrages hérétiques dont la consultation serait punie de mort. Ainsi donc, c'était là qu'elle aurait toujours été, sous les yeux de tous... Mais comment faire pour contourner la surveillance des gardes ? L'arbre* ne disait rien à ce sujet... Vindu se leva et alla une fois encore s'accouder à sa fenêtre. La lune avait disparu derrière l'horizon et la nuit était déjà bien avancée. Depuis le fond des ruelles de la ville lui parvenaient les échos d'une activité inhabituelle à cette heure. C'étaient les esclaves qui préparaient les festivités du lendemain. Lohi... Pendant un cycle de soleil, tous les rôles sociaux seraient inversés. Des milliers de citoyens viendraient en ville pour participer aux réjouissances, les rues seraient le théâtre de toutes les folies, et les gardes seraient tous occupés à contenir les débordements. Une chance unique pour Vindu de pénétrer dans la bibliothèque interdite.