La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

La Faim dans le monde, texte de Ekalmasharti

Démarré par nihil, Septembre 04, 2004, 22:02:58

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nihil

Suite à l'algarade sur les commentaires de mon texte Arch-nemesis, voici le texte qu'Ekalmasharti souhaitait nous présenter pour nous démontrer que ses immenses qualités littéraires lui ouvrent le droit de juger de la bonne littérature et de la mauvaise, et de définir la Vérité Sacrée en ce domaine. A vous de juger.

"La faim du monde.

Il fallait d'abord frapper le chien. Pour attendrir la viande ou au contraire saturer les tissus d'adrénaline, afin d'augmenter sa saveur. Sur ce point, les écoles divergeaient, mais toutes admettaient l'importance du rituel. Le premier assistant de Paul Veyne tira de sa cage l'animal à poil gris, couleur de hyène. Le meilleur choix. Contrairement à la vision simpliste des Occidentaux, n'importe quel chien ne pouvait convenir pour la préparation du Thit cho. A défaut d'un gris, on pouvait se rabattre sur un jaune tacheté de marron. Jamais un noir, réservé au traitement des maladies mentales, ce qui aujourd'hui aurait fait montre d'une impardonnable faute de goût. L'aide rôtisseur plaça le chiot sur son plan de travail et le frappa en répartissant uniformément les coups pour éviter les hématomes. La bête tenta de se dégager mais ses membres étaient entravés par un câble d'acier. Comme elle aboyait, Paul Veyne fit signe à un cuistot d'augmenter le volume de la chaîne. L'Art de la Fugue interprétée par Glenn Gould couvrit les hurlements. Le célèbre cuisinier Paul Veyne aimait travailler en musique.
— Diffusion dans quinze secondes.
A travers ses lunettes munies de loupes, Paul fixa le décompte numérique affiché sur l'écran. Un LIVE clignota avant de laisser place à un gros plan de sa femme. Elle était assise au milieu de leur salon, le canon d'un automatique pointé sur sa tempe. La situation n'avait rien d'exceptionnel, mais elle était éprouvante. Il devait l'oublier, ne songer qu'à son art.
— Nous pouvons commencer.
L'équipe se rassembla autour de la table. Paul Veyne saisit le chiot par la patte arrière gauche et plongea son couteau dans l'aine. L'animal glapit et se vida durant une dizaine de minutes. Un marmiton recueillit le sang dans un récipient afin de l'utiliser plus tard. Puis le rôtisseur répartit sur la fourrure un mélange de paille et de mélasse. Il le laissa sécher avant de tirer le poil d'un coup sec. Mise à nue, la chair pouvait être accommodée. Paul Veyne entama la préparation.
Il extirpa le foie et le débita en lamelles avant de le faire cuire à part. Le cuisinier ficha ensuite quelques dés de poitrine sur une brochette, détacha soigneusement les cuisses et incisa le collier.
Il avait chaud sous sa toque. Une étudiante en cuisine lui épongea le front.
— Vous pouvez lancer les légumes.
Les cuistots firent blondir les oignons tout en surveillant aubergines, carottes et navets. Paul Veyne supervisait les opérations. Son premier assistant s'occupait de lier le sang pour confectionner les boudins. Un maître saucier venu spécialement de Hanoi prépara le mam tôm, l'accompagnement idéal à base de crevettes fermentées.
— C'est bon, patron.
Paul récupéra les lamelles de foie et reconstitua l'organe qu'il déposa ensuite sur un lit de menthe. Puis il piqua les pieds du chien. Des morceaux de choix, brûlants et caramélisés, servis avec une moutarde cai cay extrêmement relevée.
— On va dépasser l'horaire, chef.
Paul jeta un œil sur l'écran de contrôle. Sa femme, dont l'image numérique reproduisait fidèlement les cernes, semblait le fixer.
— Très bien, on finira en route. Préparez les chauffe-plats.
Le personnel rassembla les condiments nécessaires sur un chariot de maintenance. Traversant les couloirs du restaurant, Paul Veyne et ses collaborateurs gagnèrent l'extérieur. Une ambulance affrétée par la ville de New York les attendait sur le parking. « Prions pour qu'il aient vérifié la suspension », songea Paul. Le cuisinier chargea personnellement les plats avant de prendre place dans le véhicule. A son signal, le convoi démarra. Précédée par des motards de la police, l'ambulance descendit la Cinquième Avenue, sirène hurlante. Des barrières de sécurité étaient placées face à l'entrée du Waldorf Astoria. Deux gardes leur ouvrirent un passage. Montant précautionneusement les marches, Paul Veyne et son équipe pénétrèrent dans l'hôtel. Une fonctionnaire des Nations Unies les attendait à la réception.
— Ils s'impatientent. Suivez-moi.
L'élévateur fila directement au dixième étage. Un agent des services secrets leur ouvrit la porte de la suite présidentielle.
Nguyên Dom se trouvait au centre du salon Lincoln en compagnie de Souvanna Vathanna. Les ministres vietnamien et laotien attendaient de passer à table.
— Monsieur Veyne, le célèbre Entremetteur. Quelle joie de faire enfin votre connaissance !
Nguyên Dom affichait un sourire jauni par la nicotine. Le diplomate vietnamien fit signe à Paul de les rejoindre.
— J'espère que ce que vous nous avez préparé dissipera les malentendus qui existent entre nos deux pays.
Souvanna Vathanna ne semblait guère convaincu. Mais en tant qu'agresseur, il devait laisser le choix des armes à son adversaire. Nguyên Dom avait opté pour un repas de chien, comme on le prépare dans la province du nord Viêt-nam. Et, pour ne prendre aucun risque, il avait choisi Paul, un Entremetteur prisé dans les sphères politiques.
Dom tira une cigarette russe de son étui.
— Savez-vous pourquoi j'ai voulu du Thit cho ? Parce que selon nos croyances, il n'existe pas de chien en enfer.
— Dans ce cas, mangeons pour la paix.
Dépliant sa serviette, Vathanna fit signe qu'il était prêt. Les techniciens suisses choisis pour leur neutralité placèrent les capteurs sur le ministre laotien et branchèrent le détecteur de mensonge.
Paul et son premier assistant présentèrent la totalité des plats. Contrairement à la cuisine française qui privilégie la succession des mets, l'usage vietnamien exige que tout soit servi simultanément. L'art de la table est aussi affaire de tradition.
— Que nous conseilleriez-vous, pour commencer ?
— Peut-être un potage clair, relevé de ciboulette.
Le ministre laotien aspira bruyamment le contenu de sa cuillère.
— Qu'en pensez-vous ?
— Ce n'est pas mauvais.
— Excellent, voulez-vous dire !
Nguyên Dom jubilait en observant le listing dévidé par le détecteur. L'oscilloscope traçait une ligne régulière. Vathanna ne pouvait mentir sans perdre la face.
— Et ensuite ?
— Le ragoût de collier à l'eau de riz.
— Je vous en prie, cher monsieur Veyne, joignez-vous à nous.
Un membre du corps diplomatique vietnamien rajouta un couvert. Paul goûta sa préparation. La chair filandreuse avait goût d'agneau. Plus étonnante était la sauce. Sang douceâtre et acidité de l'amidon formaient un audacieux contraste, un contrepoint inattendu qui flattait la bouche.
— Nous devrions accompagner cette splendeur de quelques banh da.
Le ministre vietnamien tendit à ses hôtes les crêpes au sésame. D'un haussement de sourcil, Paul Veyne invita son sommelier à verser l'alcool de sexe canin. Une boisson, rare, y compris dans son pays, Nguyên Dom soupira d'aise. L'Entremetteur faisait preuve de tact.
Le repas touchait à sa fin. Il restait cependant une épreuve capitale. Paul et les diplomates attendirent en silence de passer aux toilettes. Souvanna Vathanna se leva le premier. Il urina une pisse brune et épaisse, formidablement odorante, signe que le repas était un succès.
Convaincu, le ministre laotien présenta officiellement ses excuses au Viêt-nam.
La crise était écartée.

+++

Entremetteur, un cuisinier capable d'annuler les tensions internationales. Préserver l'ordre du monde en confectionnant des menus, rares étaient ceux qui endossaient pareille responsabilité. Paul Veyne appartenait à cette minorité d'élus. Par humanisme, il avait accepté de mettre en péril son couple, de risquer la vie de sa femme à chaque fois qu'il confectionnait un plat. S'il ne parvenait pas à préserver l'intérêt général, Paul devait payer. Ce n'était que justice. Jusqu'à aujourd'hui, Carolyn lui devait son salut. Contrairement à ce qu'elle affirmait, ce n'était pas une question de chance. Uniquement de talent, d'une maîtrise parfaite de son art, même si Carolyn ne l'admettait pas. Pourtant, elle devrait finir par accepter, comprendre que c'était l'unique solution. Plus de guerres, de conflits meurtriers qui fauchent des milliers de vies déjà faites. La faim renvoie au début. Condition première de l'existence, le besoin de manger s'inscrit dans un cycle naturel. Une pyramide alimentaire, dont l'homme occupe le sommet. Plus un animal assimile des nourritures variées, plus il est intelligent, car il doit multiplier ses techniques de chasse. Et l'être humain est omnivore. Paul alignait les arguments pour tenter de convaincre sa femme. Les rites culinaires favorisent l'échange social. Les politiciens de l'ancien temps l'avaient bien compris en plaçant le repas au centre des négociations. Mais ce qui n'avait été durant des millénaires qu'une simple convention diplomatique, un rituel protocolaire auquel il convenait de sacrifier, s'était transformé au tournant du siècle en règlement définitif. Deux nations en conflit économisaient la mort de leurs citoyens en s'affrontant lors d'une dégustation. Breakfast ou souper tardif importaient peu du moment que l'incident se réglait. Pour vaincre, il fallait faire appel au meilleur. C'est ainsi qu'était apparu l'ordre des Entremetteurs. Des cuisiniers richement appointés dépendant uniquement des Nations Unies, et disponibles à toute heure. Des artistes, en somme, qui consacraient la vie à l'art. Non pas leur existence, mais celle de leurs proches.
Carolyn ne l'admettait pas.

+++

Elle l'attendait dans leur salon, assise sur le fauteuil qui quelques heures auparavant faisait face à la caméra. A croire qu'elle n'avait pas bougé. Paul Veyne balaya la pièce du regard. Tout paraissait à sa place, les tueurs des Nations Unies effaçaient la moindre trace de leur passage. Ils avaient l'habitude, connaissaient parfaitement le grand appartement de Central Park West. Paul en était à sa huitième mission.
L'Entremetteur jeta sa toque sur un canapé et avança en direction de son épouse. Carolyn fit mine de reculer.
— Alors Paul, as-tu sauvé le monde ?
— Peut-être pas le monde, mais l'Asie du Sud-Est.
— C'est bien. As-tu pensé à ta femme pendant que tu créais ?
— Non. Si je l'avais fait, tu serais morte.
Carolyn se servit un verre. La bouteille de Château d'Yquem posée sur la table basse était au trois quart vide. Elle reprit en tentant d'allumer une cigarette :
— Morte, il vaudrait peut-être mieux. Tu pourrais ainsi te consacrer à ton art, l'esprit dégagé.
Paul Veyne observa son épouse. Il ne restait plus grand-chose de sa beauté d'autrefois, ni de son caractère. Carolyn était anorexique et frigide, n'acceptant rien de Paul qui puisse entrer en elle.
— Je vais me préparer quelque chose.
— Ne fais rien brûler, j'ai assez donné pour aujourd'hui.
Laissant son épouse tituber jusqu'à leur chambre, l'Entremetteur gagna la cuisine.
+++

Paul se contenta d'un simple blanc de poulet nappé d'une sauce béchamel. Après chaque création, il consommait de la nourriture blanche, vierge, pour reconstituer l'hymen de son imagination. Tandis qu'il mangeait, Paul Veyne relut un passage de la Bible, précisément une prescription du Lévitique relatif aux usages kasher. Interdit frappant le porc dans le Judaïsme et l'Islam, vache sacrée en Inde, il connaissait les pratiques alimentaires attachées à chaque culture, par souci professionnel aussi bien que par goût. Ces codes avaient cependant perdu toute valeur religieuse. En même temps que des guerres, les hommes s'étaient détournés de Dieu, d'un père lointain et sourd à leurs souffrances. Kronos dévorant ses enfants, là encore une affaire de cuisine. Dorénavant, l'être humain décidait seul de son destin. Mais les anciens tabous demeuraient vivaces. Cinq mille ans de croyance laissent forcément des traces. La Communion qui devait avoir lieu dans un mois en était le plus parfait exemple.
Paul vida son verre de lait et consulta le répondeur. L'appareil affichait deux appels en absence. Un message des Nations Unies le félicitant pour son Thit cho, et une invitation de François Gilson à venir le rejoindre. François, son mentor quand il était étudiant à l'école hôtelière de Lausanne. Les deux hommes avaient maintenu des liens qui s'étaient distendus quatre ans plus tôt, après que Gilson eut préparé le repas de Communion. Depuis il vivait en Caroline du Nord, reclus dans son restaurant fermé au public.
Ainsi donc il souhaitait le revoir. Paul Veyne ne pouvait refuser.

+++

Il prit le vol TransAmerica reliant New York à Charlestown. Parvenu à destination, il franchit le portique de sécurité qui s'activa instantanément. Paul Veyne présenta son passeport diplomatique aux agents. Le document garantissait libre circulation à l'Entremetteur. On ne lui fit pas ouvrir sa mallette contenant ses instruments favoris, couteaux et hachoirs façonnés dans de l'acier chirurgical par les laboratoires pharmaceutiques Sandoz. Il ne s'en séparait jamais. Paul récupéra son bagage et gagna la sortie. François Gilson l'attendait dans le hall. Il l'accueillit en l'embrassant sur les joues, à la française. Les deux hommes grimpèrent dans le coupé sport de Gilson et prirent la direction du centre ville. Coupant court aux banalités d'usage, le voyage s'effectua en silence. Pour savoir ce que voulait son maître, Paul Veyne devrait attendre.
Le restaurant La Bécasse était situé sur Murray Boulevard. La salle principale de l'établissement, qu'éclairaient d'immenses baies vitrées donnant sur la péninsule de Charlestown, était déserte. Des housses recouvraient les meubles, à l'exception de leur table dressée, et il flottait un vague relent d'humidité. François l'invita à s'asseoir, face à la bibliothèque. Paul déchiffra les titres des volumes, tirages de prix au dos cassé à force d'être lus. L'édition complète de L'almanach des Gourmands par Grimod de la Reynière, embastillé pour ses œuvres. Apicius, le célèbre gastronome romain qui s'était empoisonné après un repas inégalable. Le grand dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas, les Règles du Savoir-vivre fixées par la baronne de Staffe, tous ces écrits majeurs figuraient sur les rayons, séparés par des pots à condiments contenant des épices rares. Davantage qu'esthète, François Gilson était un penseur, le théoricien d'un art éphémère reconduit plusieurs fois par jour. Pourtant, il ne pratiquait plus qu'à de rares occasions. La venue de Paul était l'une d'entre elles.
Assurant lui-même le service, Gilson déboucha une bouteille de Grands-Echézeaux.
— J'ai préparé quelque chose à la manière du lieu, une synthèse des cuisines cajun et confédérée. Tu devrais aimer.
La soupe de poix s'avéra excellente, ainsi que les travers de porc grillés au barbecue. Paul goûta ces mets roboratifs et sans affectation. Gilson était parvenu à une admirable simplicité. Une véritable épure, la marque du talent authentique. François le laissa seul un instant pour se rendre en cuisine. Il revint avec une énorme marmite contenant un ragoût de crabe, crevettes et saucisses fumées. Saisissant un crustacé, Gilson lui arracha les pinces.
— J'ai fait mes courses ce matin même sur l'ancien marché aux esclaves. Elles sentent encore la mer.
Le cuisinier français les resservit plusieurs fois, accompagnant le ragoût d'un flamboyant Chassagne-Montrachet 1992. Au dessert, un pudding de riz brun à la cannelle, François Gilson se décida enfin à parler :
— Comment va Carolyn ?
— Pas très bien.
Machinalement, Gilson rompit un biscuit de patate douce.
— Je sais. Ma femme est passée par là. Passée puis partie, je n'ai plus aucune nouvelle d'Annette.
Paul se souvenait. Quatre ans plus tôt, alors que Gilson se préparait à la Communion, son épouse avait réclamé le divorce. Elle voulait des enfants, il s'y refusait. François Gilson ne pouvait risquer de voir sa famille exécutée sur un écran de contrôle, pour avoir loupé une béarnaise.
— François, tu n'as plus donné signes de vie, du jour au lendemain. Qu'est-ce qui justifie ma présence ici ?
Le restaurateur servit les cafés.
— La Communion. Les Nations Unies s'apprêtent à désigner l'élu, celui qui conduira la cérémonie. Tu fais partie des finalistes, Paul.
Paul Veyne préleva un cigare dans le coffret humidificateur en cèdre. Sa main tremblait. Il avait espéré cet instant toute sa vie.
— Merci. Je suppose que la concurrence est redoutable ?
— Plus que tu ne le crois. Enrique Mendez est en lice, avec sa cuisine sacrificielle aztèque. Ainsi qu'Anitomo Katsura. Sa timbale de dinde Thanksgiving au curry a rétabli les négociations entre l'Inde et les Etats-Unis.
— Tu pouvais m'apprendre la nouvelle par téléphone. Pourquoi souhaiter me voir ?
— Afin de te préparer.
Observant l'océan gris à travers la baie vitrée, François Gilson demeura un long moment silencieux.
— Si tu es choisi, ce que je crois, la Communion sera ton dernier repas. Le grand Paul Veyne n'aura plus jamais droit de cuisiner. Pire, il n'en ressentira plus l'envie.
Paul tira pensivement sur son havane. Il connaissait les règles.
— C'est la raison de ton silence ?
— Oui. Lorsque tu as vécu cette expérience, rien ne peut la surpasser. J'ai essayé de me distraire, de voyager. Peine perdue.
— Que sont devenus les précédents élus, ceux qui ont officié avant toi ?
Le chef français haussa les épaules.
— Morts. Tous morts d'ennui, et crois-moi je les envie. La Communion marquera ton apogée, Paul. Et précipitera ta chute.

+++

Lorsque Paul Veyne regagna son propre restaurant, le lundi suivant, l'équipe était rassemblée autour des fourneaux. Du premier rôtisseur au moindre commis, tous souriaient.
— Vous avez reçu un colis, patron, en provenance du Mexique.
Enrique Mendez était l'expéditeur du paquet. Paul ouvrit le carton. Il contenait des friandises soigneusement emballées dans du papier de soie. Crânes et tibias, confectionnés en massepain. La nourriture des morts.
— Qu'est-ce que cela signifie ?
— Que vous êtes l'élu, monsieur, celui qui dirigera la Communion !
Ils l'applaudirent et débouchèrent du champagne. Paul Veyne se servit un ballon de cognac. Il fixait les friandises mexicaines, celles offertes aux défunts le jour de la Toussaint. Mendez était-il jaloux, ou cherchait-il à lui rendre hommage ?
— Félicitations, patron.
Paul se souvint des paroles de Gilson. En servant la Communion, il parviendrait au sommet de sa carrière.
— C'est un honneur de travailler pour vous, chef.
Et confectionnerait son ultime repas.
— Pour l'instant ce n'est pas officiel.
Tant de recettes restaient à découvrir.
— Les Nations Unies l'annonceront ce soir.
Tant de saveurs à tester.
Son premier cuistot lui fit face.
— Videz votre verre, patron, et ensuite au boulot. Il va falloir songer à préparer l'humain.

+++

Le volontaire l'attendait chez lui, en pleine conversation avec Carolyn. Pour la première fois depuis des années, son épouse paraissait détendue. Avec raison, puisqu'elle n'était plus de la partie. La Communion était une offrande faite à tous les hommes, un don gratuit, sans contrepartie.
Avant de s'éclipser, Carolyn fit les présentations. Paul se dirigea vers le bar.
— Voulez-vous boire quelque chose ?
— Je peux ?
Nathan Boyle était jeune. Grand et maigre, le cuisinier en prit bonne note.
— Cela ne peut nuire à la saveur.
— C'est que j'ignore à quelle sauce je vais être mangé.
— Moi aussi, il est encore trop tôt pour le savoir. Nous devons d'abord chercher à nous connaître.
Paul le laissa prendre ses aises avant de procéder à l'interrogatoire.
— Avez-vous subi des opérations ?
— Non.
— Pas de cicatrices qui pourraient nuire à l'esthétique ?
— Les fonctionnaires des Nations Unies me l'ont déjà demandé.
— Maladies ?
— La rougeole quand j'étais petit.
Le cuisinier biffa une case sur son questionnaire
— Allergies, antécédents familiaux ?
— Rien de la sorte.
— Parfait. Il faudra aussi m'indiquer vos préférences sexuelles, natures et fréquences de vos rapports.
Nathan Boyle se tassa sur son siège.
— C'est assez indiscret.
— Vous êtes dorénavant un homme public, Mr Boyle. Et je dois en tenir compte, pour la viande.
Boyle lissa son front dégarni.
— Pour vous aussi ce doit être nouveau. Je veux dire, discuter avec votre futur plat.
— Pas mon plat. Nous sommes tous deux l'instrument du sacrifice.
— Servir la communauté.
— Précisément, Nathan. La servir, de notre mieux.

+++

Boyle lui avait donné rendez-vous pour le lendemain. Il l'attendait à Coney Island, en bout d'embarcadère. Paul Veyne s'engagea sur le ponton, tandis que l'équipe de chimistes affectés aux préparatifs demeurait en retrait. S'il avait besoin d'eux, le cuisinier pourrait les contacter par micro. Luttant contre les embruns, Paul rejoignit son partenaire qui patientait sous la pergola. Le béton de la structure était fissuré par endroit. Les deux hommes se serrèrent la main.
— Vous souhaitiez me connaître, Paul. Tout a commencé ici.
Nathan Boyle tendit un journal plié en direction de la Grande Roue. Ils s'engagèrent dans le parc d'attraction.
— Mon père m'emmenait au Luna Park, chaque dimanche.
Les baraquements de planches disjointes étaient abandonnés, et les manèges rouillés. Mais le volontaire ne semblait pas s'en préoccuper. Il souriait, à l'évocation des souvenirs d'autrefois.
— Qu'aviez-vous l'habitude de faire, Nathan ?
— Oh, toutes ces choses apparemment sans importance qui unissent un père à son fils. Les montagnes russes, du tir à la carabine. Mon paternel était très doué pour le tir.
Paul redressa le col de son pardessus.
— Il fait froid.
— Toujours en cette période de l'année. C'est pourquoi on finissait par prendre quelque chose de chaud.
— Boisson ou aliments ?
— Des hot-dogs. Ceux d'Enzo, le vieux tenait une roulante derrière la ménagerie. Oignons et raifort, les meilleurs du pays.
Leur conversation était enregistrée.
— Et parfois je croquais une pomme d'amour.
— Faite par Enzo ?
Nathan rit de bon cœur.
— Non, celle de la grosse Molly, une Irlandaise qui tirait aussi les cartes.
L'équipe de chimistes consignait la moindre information. Ils tenteraient plus tard de reconstituer les saveurs.
— Regardez, Paul, je crois bien que ce Deli est ouvert.
Ils pénétrèrent dans l'établissement. Paul Veyne observa la décoration. Des nasses, suspendues au plafond, fichées de coquillages et d'hippocampes, et quelques vieilles plaques Dr Pepper en acier placées au dessus des banquettes recouvertes de moleskine. Personne ne prenait la peine de nettoyer le sol, couvert de papier gras et d'écorces de cacahuètes. Ils s'assirent à une table scellée au mur. Nathan Boyle passa la commande.
— Puis-je vous poser une question ?
Le propriétaire leur servit deux expressos dans des gobelets isothermes.
— Je vous en prie, Nathan.
— Nous sommes tous deux américains. Est-ce une coïncidence ?
— Non. Les organisateurs encouragent ce genre de situation.
— Dans quel but ?
— Favoriser la réussite. Ils pensent qu'un Entremetteur est davantage à l'aise avec des ingrédients locaux.
— Mais vous cuisinerez pour le monde ?
— Exact. J'ai cependant le choix de ma base.
— C'est bien.
Paul ouvrit son gobelet. L'arôme exquis semblait incongru en ce lieu. Le grand restaurateur nourrissait peut-être des préjugés. La Communion l'aiderait à s'en débarrasser.
— Moi aussi j'ai une question. Pourquoi vous être porté volontaire ?
Nathan prit le temps de répondre.
— Je pourrais vous dire pour l'argent, mais ce ne serait pas vrai. Bien sûr, je suis content que ma famille soit dorénavant à l'abri du besoin...
— Vous êtes marié ?
Paul Veyne n'y avait guère songé jusqu'alors.
— Oui, et j'ai une fille.
Nathan Boyle tira une photographie de son portefeuille. Une jeune femme tenant un bébé souriait à l'objectif.
— Et cela ne vous coûte pas ?
— Moins qu'à eux, mais il faut bien que quelqu'un le fasse. Avant, les gouvernements envoyaient des millions d'hommes à la mort. Aujourd'hui, on ne demande qu'un volontaire. Et puis, comme tout le monde, j'aimerais que l'on m'apprécie.
Boyle laissa au cuisinier le soin de régler la note. Paul Veyne déposa dans une fiole un prélèvement de café et rafla les sachets de sucre. Puis il gagna la sortie.

+++

Il était étendu sur le carrelage froid de sa cuisine laboratoire, entouré de centaines de feuillets. Paul Veyne avait démembré ses précieux manuels, annoté au feutre les pages d'éditions rares. Son intellect s'était nourri de quantités d'informations qu'il devait maintenant oublier, pour faire parler son cœur. La Communion obéissait à deux principes : associer en quelques préparations les influences culinaires des différentes cultures représentées aux Nations Unies, et témoigner de la vie d'un homme. Paul devait donc trouver le délicat équilibre entre la variété des aspirations collectives, et la banalité d'une existence singulière. S'il y parvenait, les membres du Conseil de Sécurité entreraient véritablement en communion. A travers les saveurs, chacun redécouvrirait l'importance du particulier dans l'intérêt général. L'humanité est une notion trop abstraite qu'il convient d'incarner. En consommant la chair, chaque responsable politique assimilerait les joies et les peines qui font le lot du commun. Un retour à l'essentiel, aux destinées passagères dont les actions imperceptibles font le mouvement de l'Histoire. Photographe, Nathan Boyle vivait de son regard, Paul devrait en tenir compte. Il avait une fille en bas âge, nourri au sein. Le cuisinier s'était fait livrer un flacon de lait maternel par Federal Express. Nathan offrirait au grand de ce monde ce qu'il avait de plus cher. Prenez, car ceci est ce que je suis.
+++

— Je pensais à quelque chose dans ce genre.
Le premier assistant de l'Entremetteur détacha la coquille d'une longe de veau cuite qu'il allongea sur une casserole plate. Puis il passa au tamis la parure de champignons. Un commis lui tendait un roux brun mouillé de vinaigre quand Paul le retint par le bras.
— Laissez tomber, nous n'arriverons à rien.
— Qu'est-ce qui ne va pas cette fois-ci ?
— Les couleurs. Elles sont ternes.
Ils s'échinaient à simuler la Communion. Campant sur place, les collaborateurs de Paul Veyne se relayaient nuit et jour pour un résultat décevant. Paul, lui, ne dormait pas.
D'une voix blanche, l'assistant s'adressa à lui :
— Monsieur, êtes-vous sûr de l'éclairage ?
— Oui. Les techniciens des Nations Unies l'ont réglé ce matin. Il correspond exactement à celui de l'amphithéâtre où se déroulera le repas.
— Dans ce cas...
Le rôtisseur fit signe au marmiton de débarrasser les fourneaux. L'adolescent jeta la préparation encore chaude. Trois conteneurs étaient emplis de nourriture gâchée.
L'Entremetteur caressa son menton mal rasé.
— Pause. On reprend dans un quart d'heure. Evitez de fumer à l'intérieur.
Il se dirigea vers la salle du restaurant où l'attendait une pile de courrier négligé. Paul ne souhaitait pas l'ouvrir, subir son influence. Télégrammes d'encouragements ou factures impayées ne feraient que le distraire, le détourner de son grand œuvre. Une enveloppe crème déposée à part attira pourtant son attention. Adressée à son nom, d'une écriture sèche, celle de François Gilson. Paul Veyne prit connaissance du message. Le restaurateur l'encourageait de ses vœux. Un employé du chef français avait joint une coupure de presse au billet. Peu après son passage à Charlestown, Gilson s'était donné la mort. L'Entremetteur accueillit la nouvelle avec détachement. Il n'était plus l'élève du Français, ou l'époux de Carolyn. Simplement l'officiant dont dépendait la Communion. Il changea de tablier et retourna en cuisine.

+++

Paul Veyne se présenta au U.N Building deux heures avant le début de la cérémonie. Un responsable du protocole lui fit visiter la salle du Conseil de Sécurité. Le cuisinier découvrait l'endroit pour la première fois. Jusqu'alors, il avait simplement visionné des enregistrements vidéo, pour préserver un minimum de spontanéité. Tandis qu'un technicien vérifiait l'acoustique, Paul s'entretint avec l'anesthésiste et le chirurgien qui l'assisterait durant la découpe. Puis il gagna le centre de l'amphithéâtre. L'espace de travail était délimité par huit chariots d'hôpital disposés en rectangle qu'entourait un rang serré de caméras montées sur trépieds. Chaque geste de l'Entremetteur serait démultiplié sur de larges écrans suspendus au plafond, les diplomates placés en retrait pouvant de cette façon suivre la confection du repas. Il déposa ses instruments sur des plateaux en fer, selon un ordre personnel et immuable. Comme tous les grands maîtres, Paul Veyne cultivait certaines manies. L'éclairagiste alluma les deux énormes projecteurs qui surplombaient les fourneaux. L'Entremetteur exigea un filtre optique au dessus de la cuisinière, afin de ne pas fatiguer ses yeux. La Communion s'étendant sur trois jours, il comptait ménager ses forces. Ses collaborateurs le rejoignirent en début de soirée. Impressionnés, ils parlaient à l'économie, évitant tout échange inutile. Assistés par des officiels, les membres de l'équipe enfilèrent blouse et masque et lacèrent de confortables chaussures de sport. Paul s'habilla en dernier. Il coiffa sa toque, indiquant qu'il était prêt. Au signal, deux huissiers rabattirent les vantaux de la porte principale. Les membres permanents du Conseil de Sécurité entrèrent les premiers, suivis par un cortège de diplomates. Ils gagnèrent en silence leur fauteuil réservé. Une armée de traducteurs pénétra dans les cabines transparentes reléguées en hauteur. Les opérateurs vidéo répartis en unités mobiles se placèrent dans les allées, et les cameramen affectés au bloc opératoire entreprirent de faire la mise au point. Pour l'instant, les écrans n'affichaient que le blanc immaculé des linges déployés sur la table. Paul Veyne régla la fourche de son micro. L'ingénieur du son effectua la balance. Le responsable du protocole interrogea chaque participant à la cérémonie. Tous donnèrent leur accord, ils pouvaient commencer.
Nathan Boyle apparut, encadré par des policiers militaires en uniforme de parade. Il était sanglé sur un lit muni de roulettes. Les agents le poussèrent jusqu'à l'espace de travail. Ils redressèrent sa couche, afin que Nathan soit en station verticale. Il pourrait ainsi commenter la préparation des plats. L'anesthésiste disposa ensuite les potences de chaque côté du lit. Tout en vérifiant les poches de sérum et de plasma, il échangea à voix basse quelques mots avec Boyle. Celui-ci sourit. A travers son micro, il se déclara conscient et volontaire. Alors, le représentant chinois annonça officiellement le début de la Communion.
Paul Veyne prit le relais. A compter de cet instant, il était l'unique maître de cérémonie.
— Assistée par les nations, la Chine s'apprête à diriger l'ordre du monde, pendant quatre ans. Pour lui rendre hommage, nous procéderons au rituel du Lynchii. Les antiques traditions en faisaient une torture, Le supplice des dix mille morceaux. Mais ce soir, chacun devra y voir un sacrifice débarrassé de toute cruauté. Une offrande d'amour faite par un homme, à l'humanité.
Sa voix était rauque, nouée par l'émotion. Il devait se reprendre.
Paul Veyne s'approcha de Nathan. Il lui saisit la main et pressa sa paume, en signe d'encouragement. Puis il lui trancha un doigt. L'auriculaire, un modeste présent. Paul le fit revenir sur feu vif pour le servir à part, enroulé dans une feuille de vigne et nappé de sauce piquante. Contournant le cartilage, il détacha ensuite l'annulaire. Un marmiton ôta l'alliance pour la présenter aux caméras. Nathan Boyle faisant don de son mariage à la communauté. Des années de bonheur, parfois entaché de disputes, qu'il livrait à l'appréciation universelle. Un diplomate russe leva son verre de vin résiné pour rendre hommage à la famille. Paul Veyne incisa le majeur, interdisant tout geste obscène à Nathan. Le doigt roula sur le plateau, emportant avec lui fureur ou jalousie. L'index suivit, tendu vers la direction à prendre. Un avenir radieux auquel aspiraient tous les présents. Le pouce marquait l'arrêt des guerres, Paul le recueillit précieusement. Restait un poing, symbole d'une force bien employée. L'assemblée fit vœu en silence d'en disposer au mieux.
L'Entremetteur présenta ses membres à Nathan. Le jeune homme inclina la tête. Il s'en remettait au cuisinier. Paul déversa un lit de sable sur le fond d'une marmite en terre. Puis il y coucha les doigts. Le plat cuirait toute la nuit à la façon d'une tafina juive pour être servi le lendemain matin, accompagné de pois chiches trempés dans du vin et parfumés à la cannelle.
Assisté du chirurgien, Paul Veyne détacha l'avant-bras de Nathan Boyle à hauteur du coude. Le jeune homme fut secoué par un violent tremblement. Pour contrer le choc opératoire, l'anesthésiste modifia le mélange fixé à la potence, en prenant toutefois soin de conserver une certaine sensibilité à la chair. Offrir, c'est souffrir un peu. Une assistante épongea le front du volontaire qui réclama à boire. On lui tendit un gobelet en carton. A travers la paille coudée, Nathan aspira une goulée de boisson vitaminée. Il se déclara prêt à poursuivre. L'Entremetteur dépouilla la pièce de viande et la coupa en morceaux qu'il enroba d'un mélange de salpêtre et de cassonade. Il y joignit quelques oignons non pelés et du céleri. Le tout devant cuire jusqu'à ce que la graisse remonte, avant d'être écumé et peut-être fumé, Paul hésitait encore. Le bras d'un homme est son ardeur, c'est pourquoi il avait souhaité le préparer en suivant la recette du civet de lion comme on le sert à Nairobi. Trop d'apprêts tourneraient à la préciosité, et le cuisinier souhaitait conserver une certaine rudesse. Il s'en confia à Nathan, qui l'approuva. Relayée par les traducteurs, l'assemblée de diplomates salua l'intention.
Paul marqua une pause, laissant à ses collaborateurs le soin de cuisiner l'autre bras, des doigts à l'épaule, en suivant les directives du chef à la lettre. Il devait surveiller les préparations qui cuisaient lentement ou refroidissaient à part. Guère convaincu par un glaçage, il bouscula son marmiton et rattrapa de justesse la composition. Personne ne s'avisa du drame.
Il s'attaquait maintenant aux pieds. Au moyen d'une scie électrique de légiste, Paul Veyne détacha les membres inférieurs. Le sang fut recueilli dans une bassine pour être utilisé plus tard. Boyle tenait le coup. En le choisissant les organisateurs ne s'étaient pas trompés. Le cuisinier comptait servir une soupe de pieds à l'américaine, spécialité traditionnelle qu'il maîtrisait parfaitement. Il blanchit les pièces durant une heure pour finir de les cuire dans du bouillon. Faisant revenir au beurre quelques dés de carottes, navets, oignons et racines de céleri, il les mouilla avec le jus de cuisson. Puis il lia la soupe avec du corn starch, de la fécule de maïs délayée au madère et vin blanc. Il mêla l'ensemble avec les pieds désossés et coupés, ajoutant deux bonnes cuillerées d'orge perlée et une purée de tomate. L'arôme manqua de faire défaillir le représentant italien placé face au plan de travail.
Les drogues assommaient Nathan Boyle. L'anesthésiste lui fit reprendre conscience en lui injectant un cocktail d'amphétamines. Cela nuirait à la chair, durcirait les tissus, Paul en était persuadé. Il devait donc travailler en surface. L'Entremetteur découpa les tétons du volontaire et les présenta couchés sur un linge face aux caméras, comme deux crevettes roses et délicates. Le cuisinier pouvait bien sûr les préparer en croquettes, noyés dans une sauce hollandaise, mais cela aurait été dommage. Aussi se contenta-t-il de les faire revenir au cidre sec. Présentés sur une tranche de pain croustillant nappé de beurre glacé, ils emportèrent l'adhésion.
Lorsque l'organisme de Nathan recouvra son élasticité, le cuisinier tenta une amputation lourde. Les loupes fixées aux verres étant embuées, Paul Veyne ôta ses lunettes et se lança dans la confection d'un met qui n'exigeait pas de finesse. Une cuisse au lait, d'après la recette de Balaine, célèbre gastronome français. Après avoir nettoyé la viande en appliquant une couche de cire sur les poils, il l'embrocha. Quand la cuisse fut prête, l'Entremetteur la nappa de lait maternel caramélisé. En un plat rustique mais sincère, le chef cuisinier associait l'origine paysanne de Nathan, né dans le Wisconsin, et son autorité paternelle. Campé sur ses jambes, cuisses fermes, Boyle veillait sur sa famille, particulièrement son bébé nourri au sein. Par-delà la mort, il protégerait les siens. Une vague d'émotion emporta l'auditoire. Tous honoraient ces valeurs universelles.
L'instant était solennel. La virilité d'un homme est une pièce de qualité. Condition d'immortalité, elle marque la continuité de l'espèce à travers les générations. Paul avait longtemps hésité avant de fixer son choix sur une recette japonaise, L'anguille Kabayaki. Au moyen d'une grosse seringue, Paul introduisit dans la verge une forte dose de saké. Puis il trancha le membre, le saigna et l'ouvrit sur toute la longueur. Il le fit cuire à la vapeur pour ensuite le griller sur un feu de bois vert. Les diplomates consommèrent le pénis avec une sauce shô-you préalablement sucrée et amidonnée à l'eau de riz. Nathan Boyle appartenait maintenant à chaque peuple.

+++

Restaient les yeux. Durant les trois jours qu'exige le rituel du Lynchii, Nathan avait assisté à la préparation de ses organes, présentés face à lui comme des corps étrangers, et observé les représentants des nations se repaître de sa chair. Il devait emporter cette image dans la mort, comme un présent en retour. De plus, Nathan était photographe. Ses yeux lui revenaient. Paul Veyne préleva les globes oculaires, regard marqué par la Communion, et les fit cuire dur comme des œufs. Trempant l'un d'eux dans du vinaigre, à la mode afghane, il l'introduisit dans la bouche de Nathan.
— Merci, Paul.
Le jeune homme mâchait avec difficulté.
— Ne parlez pas la bouche pleine.
L'Entremetteur tentait de le distraire, d'adoucir ses derniers instants.
Nathan grimaça un sourire.
— La Communion. Est-ce une réussite ?
Paul Veyne plaça le second globe sur la langue de Nathan Boyle.
— N'ayez aucune crainte, et digérez en paix.
Une formule rituelle qui ne correspondait à rien. Les aliments tomberaient dans une poche plastique, fixée à la place de l'estomac. On l'avait farci d'orge et d'oignons à la mode haggish quelques heures plus tôt.
Le volontaire déglutit et inclina la tête. D'un seul mouvement, l'assemblée de diplomates se redressa. Chaque représentant pressa la main de son voisin. L'Entremetteur s'empara d'un large couteau de boucher. Il recula, prit son élan, et d'un seul revers de lame décapita Nathan Boyle.
Tout était consommé.

+++

Paul Veyne regagna son appartement dans une voiture officielle. La Communion était un succès. Nathan avait nourri pour quatre ans les espoirs de l'humanité, et calmé la faim du monde. Quant à lui, il n'était plus rien. Certainement pas l'Entremetteur, puisque dorénavant on lui interdisait de pratiquer. Paul ressentait un vide qu'il lui faudrait bien combler. Peut-être en reprenant une vie normale, avec Carolyn. Avoir des enfants, jouir d'un bonheur simple en suivant l'exemple universel de Nathan Boyle.
A l'angle de Broadway et de la 42eme rue, l'ex grand chef cuisinier observa un petit garçon en train d'engouffrer un beignet. Pâte grasse, mais crème onctueuse.
Il commençait déjà à s'ennuyer."
Trafiquant d'organes
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Kirunaa

Ouais, mais si notre nouvel ami nous rejoint pas, c'est pas drôle...

nihil

Oui j'espère qu'il rejoindra pour nous expliquer pourquoi son texte est MEILLEUR que les autres et recevoir les avis des gens. Je vous encourage à le lire pour vous faire une idée d'un texte qui a été publié et voir si c'est compatible avec votre idée d'un bon texte...
Trafiquant d'organes
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lapinchien

j'ai vaguement parcourru. Je lirais plus dans le detail plus tard, pour le style rien de spectaculaire, c'est du roman de gare pour diletantes. Pour le contenu, c'est du recit de baroudeur comme je les deteste, çà à le gout du carnet de voyage, de la compilation d'annecdotes artificielement ficelées les unes aux autres...

J'ai lu Candide de Voltaire, je n'ai pas cru en la leçon et personnellement j'ai voyagé pour me trouver ailleurs. Maintenant je cultive mon jardin et je pense qu'il n'y a pas de pareil voyage à une bonne introspection, qu'il n'y a pas de plus glorieux explorateur  qu'un individu devant une page blanche...

Tyler D

franchement, c'est bien écrit mais du point de vue de la qualité du style, de l'imagination, et du développement de l'intrigue (y'a vraiment aucune surprise mais le début est bien foutu quand même), même si c'est au-dessus des productions de pas mal de zonards, on a vu mieux.

pas de quoi assener que le style d'Arch-nemesis est "mauvais" en tout cas.

Kirunaa

#5
Effectivement, l'écriture est fluide. Mais il y des longueurs. Beaucoup de longueurs. Je me suis forcée à tout lire au début, puis au bout d'un moment j'ai commencé à penser qu'il fallait que je fasse mon lit, que j'avais pas arrosé mes plantes... bref je me suis emmerdée et j'ai complètement décroché. Les recettes sont marrantes, mais la "cuisine nouvelle" où il n'y à rien à manger... bof. De toute manière j'ai sauté la plus grande partie de la préparation, j'en avais marre, c'était trop long.
Pourtant l'idée est bonne à la base, mais franchement c'est lourd...

Je suis vraiment pas convaincue par le coup de l'anesthésiste et du chirurgien. Si le gars est considéré comme de la viande, il n'a pas besoin d'être anesthésié, ça doit donner un goût infame à la viande. Et le sac plastique à la place de l'estomac... c'est drôle mais incongru, et je suis pas certaine que ce soit l'effet recherché.

Enfin je vois pas le moindre rapport avec le texte de Nihil, donc j'aurai du mal à comparer les deux. Ce serait comme essayer de déterminer si "Cendrillon" est mieux que "Les Monades Urbaines"...

taliesin

Le Nathan qui est encore vivant pour bouffer ses yeux, on n'y croit pas une seconde. C'est bien écrit, mais ça suffit pas pour se poser en juge et critique littéraire.

Si ce mec a déjà été publié, je vois pas ce qu'il vient foutre sur la Zone. Peut-être que son texte n'a obtenu aucun succès et qu'il vient se la péter ici pour flatter son égo meurtri, le pov' biquet.  
L'éternité c'est long, surtout vers la fin

nihil

Quand je publie un texte je poste un succinct résumé pour que les visiteurs occasionnels puissent faire un premier tri des textes à lire. J'ai fait la même chose avec le texte de Bidule, en un peu plus long.

Voici donc le texte de celui qui se pense suffisamment talentueux pour expliquer ce que doit être La Littérature aux autres. Ca commence par une recette de cuisine au chien, assez Maïté-style, plutôt marrante sans plus. Il se passe pas grand-chose et on désespère vite en se rendant compte qu'on a pas dépassé un cinquième du texte. Ensuite on se rend compte que l'histoire est celle d'un super-héros cuisinier qui travaille pour l'ONU et sauve la paix dans le monde à coups de petits plats. Là on rigole, en se demandant un peu si c'est du premier ou du second degré. Si c'est du premier, c'est le morceau de littérature le plus imbécile et le plus ridicule qu'on n'ait jamais lu. Si c'est du second degré, c'est assez matois, mais plutôt plat comme humour. « Préserver l'ordre du monde en confectionnant des menus, rares étaient ceux qui endossaient pareille responsabilité », ça sent la grosse vanne débile, mais on se rend vite compte qu'hélas ce n'en est pas.
Pour le moment c'est bien écrit, c'est sur, mais assez journalistique, plutôt plat et très chiant.

Ensuite on parle de relations de couple somme toute très ordinaires qui n'auraient même pas mérité une demi-ligne chez n'importe quel zonard et qui là envahissent un sacré nombre de pages insupportables. J'ai l'impression de lire la vie de ma grand-mère, c'est très très ennuyeux.

Il semblerait que tout ça soit finalement au premier degré, ajoutant le risible à l'ennui... Quand on écrit des trucs comme : « consommait de la nourriture blanche, vierge, pour reconstituer l'hymen de son imagination », on va pas chercher les autres sur le romantisme outrancier de leur style, mais passons, c'est bien écrit. Ca n'a aucune substance certes mais c'est bien écrit.

« ses instruments favoris, couteaux et hachoirs façonnés dans de l'acier chirurgical par les laboratoires pharmaceutiques Sandoz » voici une phrase qui m'a électrisé et qui laisse augurer de développements fascinants, j'espère vraiment que ça tiendra ses promesses.

Bon on enchaîne sur le descriptif point par point d'un repas, c'est tellement passionnant que je suis à la limite d'abandonner la lecture. Allez je prends mon courage à deux mains.

Tiens un peu de cannibalisme, ça semble dans le prolongement de l'idée des couteaux chirurgicaux... Intéressant. Le dialogue avec la future victime est assez surréaliste, farfelue. C'est pas non plus extraordinaire, mais ça me redonne un peu envie de lire.

Et vlan nouvelle séquence interminable et pénible dans un Luna Park, mélancolie de bazar et dialogues insipides. Je commence à survoler, parce que là ça devient pesant. En plus j'en ai marre de ces gens qui exaltent la paix dans le monde, le bonheur générale, le règlement des tensions. Ce texte est un monument de politiquement correct planqué sous des apparats gentiment subversifs.

A nouveau la préparation de la cérémonie est interminable, c'est fou ça, t'as déjà entendu parler de rythme ?

La cérémonie elle-même est intéressante et vaut la lecture. C'est assez journalistique encore une fois, un petit aperçu des pensées des uns et des autres n'aurait pas été de trop, mais ça peut passer. Elle est même très bien rendue par endroit, l'horreur côtoie le saugrenu, faut aimer, mais c'est pas désagréable.

Décidemment, l'ensemble est très soporifique et ne ferait même pas lever un sourcil à un fan de Michel Drucker. L'idée de supercuisiniers sauveurs du monde est assez stupide et aurait pu être intéressante dans un texte comique de moins d'une page... L'idée de la cérémonie finale elle-même est sympathique et pas mal foutue, mais aurait pu être traitée de façon convenable en une page, et s'épargner cette chiantise ignoble qui l'entoure. Là c'est carrément débile. Tu as toutes tes chances pour le Prix Goncourt, lapinou, ton style est tout ce qu'il y a de plus conventionnel et limité, ça intéresse toujours les hautes sph-ères littéraires. Par contre, pour ce qui est de un jour convaincre un lecteur de l'intérêt de ta prose, il te faudra insuffler un peu d'émotion, d'agressivité ou d'originalité à tes écrits. Comme quoi, il semblerait que la littérature, comme tant de choses, soit une question de goûts...

En tous cas je considère pas que ce texte te permet de t'imposer en temps que détenteur d'une quelconque vérité et de juger les autres à son aune. Il me serait très facile de prétendre de mon coté que mon texte est largement meilleur que le tien. Je m'en abstient pour ne pas tomber dans ton travers.   

Puisque tu publies, continue à oeuvrer et laisse donc les pauvres amateurs qui écrivent pour s'amuser, que nous sommes, nager dans leur merde infâme de scribouillards indignes. On a pas ta prétention, nous.
Trafiquant d'organes
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taliesin

D'ailleurs, des pondeurs de bouses comme Amélie Nothomb ou Marc Lévy sont publiés et obtiennent de grands succès en librairie. Faut-il en conclure qu'ils détiennent la vérité en la matière ?
L'éternité c'est long, surtout vers la fin

Aka

T'as oublié Houellebecq et Angot (putain je vais me faire fusiller là).
"Chuis votre plus grand fan, spoursa."
Monsieur Maurice, 17/04/2006

Tyler D

en fait ce qui m'a le plus déçu c'est qu'en lisant le début j'ai imaginé la présentation des rites religieux d'une secte de guerriers pillards et jouisseurs qui sévicent dans différents royaumes et empires de l'Asie mineure, disons il y a 8000 ans. Et quand j'ai lu la suite j'ai vu que c'était beaucoup moins intéressant que ce que j'avais imaginé. Du coup ça m'a fait chier et j'ai fini par zapper quand j'ai compris qu'il n'y avait pas de scénar.

taliesin

C'est encore plus chiant que du Tyler D, t'as qu'à voir.
L'éternité c'est long, surtout vers la fin

nihil

Bon eh ben il a redisparu, le Judge Dread de la littérature. C'est con, une fois de plus des explications n'auraient pas été de trop.
Trafiquant d'organes
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bouille

Parce qu'il y a un juge ici ???

On doit dire ce qu'on pense sur le contenu ou la longueur du texte ?

taliesin

L'éternité c'est long, surtout vers la fin