La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

Tri séléctif : Zaroff

Démarré par nihil, Juillet 01, 2008, 02:34:51

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nihil

Comme j'ai aucune intention de bouffer du Zaroff à tous les repas pendant des mois, je vais coller ici tous ses textes qui me reviennent pas, zonard ou pas, RAB.




Le crachat est le propre de l'homme.
Posté le 16/06/2008
par Zaroff


On ne peut qu'affirmer –avec un discernement rare– que le crachat est profitable !
A moins de n'en avoir jamais reçu un en pleine gueule !... ou pire !... d'en avaler un de force !... Imaginez le trajet visqueux de la glaire dans votre trachée ! Vomirez-vous avant qu'elle n'atteigne l'estomac ?... Détrompez-vous !... Ce n'est pas si évident que cela... se retenir !... Bien se ramoner le fond des narines... en plusieurs inspirations brutales et apnéiques !... c'est tout le secret ! Aspirer jusqu'à rendre les sinus secs comme les couilles de notre sainteté papale... aspirer encore et encore !... et transvaser le tout dans la bouche... épaisse mucosité sur la langue... bien au chaud... sous la luette !... Déjà la consistance vous inspire !... vous détend !... Il vous en faut peu... un rien... pour être tenté de l'avaler !... c'est le vôtre après tout !... votre bien propre !... Mais le guignol en face de vous est plus excitant que votre égoïsme !... Et puis c'est une bonne cible !... l'énergumène boutonneux... vingt kilos de moins et épaules tombantes !... Il est petit en plus... vous pourrez lui défoncer la tronche au cas où !... la crevette n'est jamais virile !... ça arrange... ça rassure... ça conforte le dominant !... Prendre un léger élan et cracher. Un seul essai est possible !... hélas... la morve est un monologue !... Mais un mollard aux multiples irisations... du vert clair au jaune pisseux... c'est la récompense !... le chef-d'oeuvre de l'Artiste. Le contrepoids du pet !... la compensation du constipé !


Trafiquant d'organes
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nihil

La vieillesse est un vilain défaut
Posté le 30/06/2008
par Zaroff



Vous ne les apercevez pas tous ces parasites ?... ces cloportes ?... camouflés derrière leurs fenêtres !... spectres livides sur vitre empuantie d'une haleine rance !... pâles reflets de méchanceté humaine !... vulgarités séniles... orgueils démesurés... individuels... sordides !... Faites un effort !... regardez-les se terrer dans des minuscules cuisines javellisées... récurées jusqu'au plafond !... au cas ou quelqu'un viendrait !... sans être invité pourtant !
Dilemme des vieux le recevoir !... Extinction des feux à la nuit tombante !... ne pas déroger la sacro-sainte règle du coucher !... Dormir pour oublier son inutilité... sa rancune... ses aigreurs !... Le réveil sera de nouveau matinal... les volets seront ouverts sur la rue... le monde du dehors... les autres !... l'enfer... la promiscuité visuelle... les intrus !... les malfaisants... les perfides !
Vieillir est un acte sale ! Un triste miroir sans tain...


Trafiquant d'organes
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nihil

Ode au Chaos !
Posté le 16/06/2008
par Zaroff



Je suis un expressionniste post-apocalyptique urbain !... du moins je me définis ainsi !

C'est crever qu'il aurait fallu !
Lorsque je vois mon camarade... orbites visqueuses !... vides, rétines bouffées par les pluies acides... incessantes !... c'est crever qu'il aurait fallu !
Saloperie de siècle !... saloperie de guerre.
Radiations, chaleurs dantesques, poches chimiques, épidémies, pillages, cannibalisme !... c'est crever qu'il aurait fallu !
Je regarde mon camarade et je pleure !... des larmes sèches.
Plus d'eau dans mon corps !... plus de peine non plus !... plus rien.
Sa peau se craquèle dans les articulations... et puis les fissures convergent vers le crâne !... tête figée dans une grimace indicible !... le Masque du Grand Carnaval de la Dévastation !
Je l'avais prévenu ce salopard de ne pas foutre le nez dehors !... pourtant !... le nez il n'en a plus maintenant !... narines fondues !... Plus que deux orbites noires et profondes... fixant le plafond bas du bunker !...
Qui pleura mon camarade ?
C'est crever qu'il aurait fallu !... C'est moi le plus à plaindre !... je suis vivant.


Trafiquant d'organes
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nihil

#3
L'insupportable attente d'Erasmus Van Doyen
Posté le 18/06/2008
par Zaroff


En hommage à la littérature de l'école belge de l'épouvante et son mentor : Jean Ray !

Il est de manière entendue que le Temps amène la sagesse.
J'assimilais -avec une touchante naïveté je le conçois- une haute spiritualité parée symboliquement d'une longue et blanche barbe... une sagesse, une maîtrise de soi susceptibles d'être dévoilées aux Elus, aux initiés... à ceux sur qui l'Eternité n'a aucune emprise.
Je pensais que le Temps était une somme d'ennui, de doute et de remords ; le tout bien tapi sous une chape morbide et poussièreuse.
La pénombre me cache les limites étroites de la pièce où je me trouve.
Je ne suis pas seul.
Le peu de raison qu'il me reste n'a pu encore définir les subtilités de cet énorme gâchis, de cette vilaine et misérable expérience dont je suis le sinistre pantin. Mais je m'égare !
L'oisiveté et le désoeuvrement dont je fais corps troublent mes instincts, mes sens et occultent une retenue qui me fût pourtant coutumière.
Permettez que je présente dans ce simple préambule. Je m'appelle Van Doyen... Erasmus Van Doyen.
Comme la consonance de mon nom l'indique, je suis Hollandais ; natif du Sud des Pays-Bas, le Brabant septentrional... j'y ai passé une enfance heureuse et cossue.
Arpentant sans cesse les sentiers herbeux des grandes plaines de mon pays, la solitude devint une alliée, une compagne, une présence nécessaire à mon équilibre.
Au fil de mes mélancoliques promenades, je vis un homme me scrutant silencieusement, tout en gardant une limite respectueuse.
Habillé chaudement d'un loden fourré et d'un pantalon côtelé, l'homme arborait une magnifique paire de bottes de cuir marron et cirées avec un soin qui rassurait sur le statut de l'homme.
Son visage altier cerné d'une chevelure soigneusement peignée inspirait la confiance et c'est après quelques semaines que je me décidai de l'approcher.
Je m'accorde un moment de réflexion car je ne désire point entacher la chronologie de ma mésaventure par un oubli fâcheux dans la concordance et la logique de mes souvenirs.
Aussi concise que peut l'être ma conscience, cette histoire remonte déjà à plus d'un siècle et les détails s'estompent malgré la farouche détermination que j'alloue à ma mémoire.
Mais reprenons ce récit à son prologue. J'accostais le personnage le plus franchement possible, la main tendue et la respiration contenue. Après les civilités d'usage, nous débattîmes sur la flore environnante et les bienfaits de la marche et les bonheurs qu'elle procure.
Il devint un ami et nous décidâmes, au bout d'un mois, d'un dîner.
Il habitait à Zundert, à la sortie du hameau et je n'eus aucun mal à trouver sa demeure.
A l'image de cet individu auguste et cérémonial, je me représentais une maison cossue, bourgeoise et meublée avec soin et ostentation. Quelle ne fût ma surprise en y pénétrant !
Le salon où il me fit entrer était un paradoxe, un désaveu qui me fit sursauter. Mon camarade surprit ma réaction et se mit à rire à belles dents.
« Vous n'imaginiez pas un tel chambardement mon ami ? » se mit-il à dire en levant les bras devant ma face ahurie.
Les murs étaient couverts d'une multitude de livres aux reliures dépareillées et crasseuses.
Une large table supportait des outils d'écriture, des statuettes d'ivoire, des masques démoniaques, des armes, des cartes de lointaines contrées, des symboles gravés sur des opales, des reliefs de repas avalés en hâte... et tout me fit penser que mon hôte était un explorateur ou du moins quelqu'un qui voyageât beaucoup.
Il dut surprendre mon étonnement et me tapota l'épaule en esquissant un sourire.
Son regard gris et profond me fixa intensément et, tout en désignant la pièce par un mouvement latéral de la paume, me délivra des éléments susceptibles de satisfaire ma curiosité naissante.
« Mon ami, comme vous le devinez, j'ai connu les joies et les dangers d'une vie nomade et riche en péripéties dans tous les continents, durant une bonne trentaine d'années. J'ai affronté des hordes en Mongolie, navigué dans les chaudes mers du Sud, parcouru la Muraille de Chine, nourri les singes hurleurs en Amérique centrale mais je ne vis rien de plus exceptionnel, de plus exaltant que l'Afrique ! Ses plateaux arides et jaunis, ses peuplades et un ciel immense couronné d'un brasier intense. Vivant avec la tribu des N'Bamta durant l'été 36, je m'aperçus que le sorcier local portait un intérêt majeur pour le pouvoir de l'esprit, la domination des êtres et ainsi d'initier un Européen aux sources noires de l'occultisme.
- Et vous fûtes comblé ?
- Bien au-delà de mes espérances mon brave... bien au-delà ! Sans doute désirez-vous voir le résultat d'une assiduité en la matière, après un laborieux apprentissage.
Je ne vous cache pas une aptitude personnelle à l'anatomie et au contrôle de la pensée où je décida d'orienter mes recherches.
-Quel est votre but enfin ? dis-je en sautillant, maîtrisant avec peine une impatience. »
L'homme pouffa en me réfrénant par un coup dans l'épaule.
« Doucement mon ami ! Ne soyez pas si pressé diantre ! Ma vision, le choix d'une vie de labeurs, d'échecs sont consacrés à... l'immortalité !
- L'immortalité ? dites-vous. Qu'entendez-vous par là ? Vous me parlez d'immortalité... c'est impossible ! Tout simplement impossible !
- Je vous propose de participer à mes travaux si cela vous enchante mon cher. Je crois discerner au plus profond de vous une capacité à comprendre les aboutissants de mes travaux. »
Mon récit s'achève à cette conversation précise et altérée.
La nuit commence à tomber et bientôt je ne verrai plus mes compagnons d'éternité.
Des rangées de têtes baignées dans un concentré de formaldéhyde et d'essences tropicales se font face sur une dizaine d'étagères.
Nous ne pouvons communiquer mais nous avons instauré un code par de subtils clins d'œil et de mouvements de lèvres, des tics ordonnés en quelque sorte.
Je contrôle ma respiration autant que possible car l'oxygène se raréfie à l'obscurité et les bulles ont tendance à nous brûler la rétine lors de leur montée vers la surface.
Nous attendons la nuit avec soulagement car il nous est enfin permis de nous reposer... et de fermer les paupières.
Il est l'heure de s'endormir. Nous aurons un nouvel occupant demain ou dans les prochains jours.
Je suis le bocal numéro 37.


Trafiquant d'organes
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#4
La très dévouée Miss Hellridge
Posté le 15/06/2008
par Zaroff



Et si Jack The Ripper était une femme ?

L'horloge du vestibule égrenait les dix dernières minutes avant vingt-trois heures, à balancements réguliers et rassurants.
Les bruits assourdis du quartier entrecoupaient la monotonie pesante du logement des Hellridge.
– Tu ne manges pas ? grommela l'homme assis sur un tabouret à droite de sa femme. Le siège grinçait sous la masse imposante du docker rompu aux travaux de force qui, la chemise rapiécée et étoilée de tâches de suée, lampait son repas à larges coups de cuillères et d'aspirations bruyantes.
– Je n'ai pas très faim chéri, murmura la femme. Je suis de service ce soir et je vais me préparer si tu le veux bien.
– Prends la clé de la porte de derrière, je bosse aussi ce soir tu le sais ? répondit-il, aigri de mauvais vin.
- Oui, dit-elle en saisissant son Holy Bible méthodiste en cuir, cédée par le pasteur Growes l'année précédente pour services rendus à la communauté protestante du quartier de White Chapel.

Margareth se rendait trois soirs par semaine au centre d'accueil de l'Armée du Salut, fondée par le vénérable William Booth dans ce quartier de l'East End londonien. Nous étions au mois d'août 1888 et déjà les prémices de l'automne donnaient des soirées fraîches et rendaient les permanences plus rudes la nuit.
Margareth était donc volontaire ce soir de minuit à trois heures tandis qu'Alfred, son époux, se rendait aux Docks assurer un chargement qui devait partir à l'aube.
Alfred s'essuya la bouche maculée de graisse d'un revers de la manche et glissa son couteau dans la poche.
– N'oublie pas ta sacoche comme l'autre fois, lâcha-t-il en se dirigeant d'un pas lourd vers la cuisine.
– Tu as raison. Je suis si étourdie quelquefois !
– Tu l'as dit ma pauvre, tu n'as pas de tête » s'empressa-t-il de rétorquer en étouffant un rot. Il s'empara de la bière qui prenait le frais sur le rebord de la fenêtre et la fourra dans sa besace.
Des miséreux arpentaient le trottoir d'en face et mendiaient quelques pences d'un geste las et machinal.
– Cassez-vous les loqueteux avant que j'appelle les Tobbies, grogna-t-il. Au ton bourru qu'employât le docker, les tramps s'éloignèrent vers la taverne voisine en maugréant mais n'osant ébaucher des gestes injurieux à son encontre. Alfred était violent et son entourage le savait coupable de bagarres et de pugilats vicieux.
Ils singèrent des grimaces après avoir parcouru une dizaine de mètres mais Alfred Hellridge avait déjà repoussé le volet.
Margareth sourit et lui tendit son veston.
– Fais attention à toi quand même ! Le coin n'est pas sûr.
– Qu'ils y viennent les voleurs, ils auront affaire à ça » grommela-t-il en montrant un poing énorme. Il l'embrassa, prit son sac et sortit.

Margareth se rassit et se versa du café. Le brouillard nocturne commençait à se lever et ses filaments arachnéens changeaient la perspective de la rue. Elle frissonna et referma la lucarne de la cuisine, laissée ouverte par son époux. Elle mit un châle sur ses frêles épaules et, au moment de glisser la clé, se rappela de prendre son nécessaire de soins médicaux.
Margareth était infirmière à l'hôpital local et sa profession lui permettait de dispenser des soins de première urgence aux prostituées, d'être à l'écoute des miséreux, d'être un point de lumière dans l'obscurité de la déchéance humaine et sociale très caractéristique de l'est de Londres où douze mille femmes arpentaient les rues malfamées et fétides.


La rue se vidait des derniers faubouriens et les travailleurs de nuit sortaient par chapelets de misère lasse. Par les impasses et les intersections du quartier de Blendstone, les hommes se dirigeaient vers une seule et unique destination, source d'emplois à peine payés, les quais de la Tamise.
Les prostituées racolaient certains d'entre-eux et raillaient les vieilles connaissances aussi bien que les récalcitrants.
Polly était d'une nature méfiante et était adepte du coup tiré rapidement et sans risque de maladies infectieuses. Le client ordinaire de passage lui faisait souvent son affaire, avant de rentrer dans son foyer où l'attendait une épouse rongée par la fatigue et les gosses, contre un pan de mur sombre et froid, à l'écart des regards goguenards et envieux.
Le système consistait de serrer les cuisses et de simuler la pénétration, mais gare aux teigneux qui découvraient -ou connaissaient- la supercherie, c'était la raclée assurée ; des compagnes d'infortune avaient même été défigurées !
Polly se frotta les mains et hêla un passant. Celui-ci se pressa et lui cracha au passage. Cet affront (le mépris du pauvre) qui s'ajoutait à la pluie qui commençait à faire suinter les murs et les pavés convainquit Mary Ann Nichols de se rendre chez les Salutistes afin de se réchauffer.

Margareth Hellridge s'affairait autour d'une simple planche posée sur deux tréteaux. Le récipient de soupe frémissait derrière elle et une réconfortante odeur emplissait la pièce. Une heure du matin venait de retentir d'un dong métallique à l'église voisine et le service de Margareth durait encore deux bonnes heures lorsque vint Polly.
Cette femme volontaire et avinée par des années de crève-la-faim avait quarante-deux ans et mère de cinq enfants. Son arrivée tardive et son allure irritèrent Margareth mais elle ne lui fit point sentir.
– Bonsoir Mary. Désirez-vous un bol de soupe ? Vous allez prendre froid par ce temps. Il en reste encore un peu ; je m'apprêtais à la jeter car il se fait tard et il ne viendra plus personne je pense, dit Margareth d'un ton sarcastique.
– Ah non merci, répondit Polly sèchement. Je m'en passe bien de vot' breuvage de bigote ! Je veux juste profiter du poêle et rentrer me coucher. Je suis fourbue, ils m'ont cassé les reins les salauds !
Margareth ne releva pas la remarque et sortit pour vider le potage sur le trottoir. Elle tisonna les braises mourantes du foyer et enfila son châle.
– Moi aussi je suis fatiguée. Souhaitez-vous que je vous raccompagne pour une fois ?
– Tiens oui, ce n'est pas d'refus ! Les rues ne sont pas sûres pour les femmes seules la nuit. »

Sur le chemin, Margareth jetait des œillades furtives sur Polly et elle fut prise d'étranges sensations. Le décolleté, la blancheur de sa peau, sa chevelure et son odeur de femelle crasse l'excitèrent. Elle tenta d'écarter ses mauvaises pensées, cette pulsion contraire à tous ses fondements religieux et surtout à sa propre morale. A l'approche du domicile de Polly, Margareth avait les yeux brillants.
Sa main se crispa sur la sacoche et l'instinct en éveil, elle ne se rendit pas compte qu'elle tenait son couteau de cuisine, mis par inadvertance parmi ses instruments médicaux. A l'abri des regards dans cette ruelle obscure, le geste fut vif et mortel.
Elle n'apprit la suite de son acte que le lendemain dans les journaux. Mary Ann Nichols dit « Polly » avait été retrouvée à trois heures du matin dans Buck's Row, la gorge tranchée, les intestins autour du cou, l'abdomen et les organes génitaux entaillés.
Margareth referma le journal et se surprit à sourire en dévisageant l'Union Jack qui trônait dans le coin du salon, au-dessus du portrait de la reine Victoria.
« Jack... ce ne serait pas mal comme nom ! « Jack l'éventreur»... Oui c'est une excellente idée, murmura-t-elle, le visage épanoui et les mains tremblantes des crimes à venir. Elle le savait. Il y en aurait encore plusieurs.

La presse se perdait en conjectures et présomptions idiotes. La Metropolitain Police croulait sous les dénonciations anonymes, les aveux grotesques. Malgré les rondes et le redéploiement des forces de police pour calmer la psychose, Margareth se sentait en sécurité. Pardi ! Ils cherchaient un homme. Quel bon vieux Jack. Où te caches- tu ?, pensa-t-elle en parcourant les lignes du dernier article.
Miss Hellridge se souvint de cette nuit du trente et un août 1888 et se délecta à parcourir mentalement sa prochaine « expédition ». Se découvrir une force nouvelle, de disposer du doigt de Dieu lui procurait une satisfaction suprême et jouissive.
Le funeste patronyme "Ripper" lui assurerait une terreur universelle et intemporelle. Le vingtième siècle débutera avec Jack l'Éventreur !
Il lui faudrait dorénavant, pour asseoir une notoriété morbide et fanatisante, des actes dépassant l'imagination du commun... le conscient collectif.

On découvrit Annie Chapman le huit septembre au matin.
La cour intérieure du vingt-neuf Hanbury Street fut le théâtre d'un carnage, d'un acharnement bestial. Miss Chapman, une prostituée de quarante-sept ans, eut la gorge tranchée et Margareth, après avoir prélevé le vagin, l'utérus et une partie de la vessie, déposa les intestins d'Annie sur son épaule droite.
Par contre la journée du trente septembre fut un désarroi pour Jack car un aléa l'obligeât à simplement égorger Elisabeth Stride dans la cour d'un immeuble de locataires juifs et allemands.
Un sentiment d'inachevé obsédait Margareth.
Elle se mit à déambuler dans le parc de Mitre Square et, au détour d'une allée baignée d'une lune froide et bleutée, elle aperçut Catherine Eddowes.
Sa haine de l'échec précédent lui occulta la raison.
Miss Eddowes fut découverte, gisante dans une mare de sang, éviscérée et le visage défiguré d'un « V » au couteau.
Dès le lendemain Margareth s'amusa à adresser des missives paraphées « Jack the Ripper » et s'énorgueillit des réactions de la presse. Continuant son rôle de femme de maison soumise et attentionnée, elle poursuivait ses permanences et, discrètement, prenait le pouls du peuple.
On affublait le tueur de pouvoirs surnaturels et divins.
On le disait franc-maçon un jour, chirurgien le lendemain puis on se rétractait pour le présenter pour un proche de la Royauté !
Margareth eut des frissons de plaisir à l'écoute de ces conciliabules qui duraient tard le soir devant la soupe populaire. Les discussions étaient animées et chacun y déclamait sa propre version sur l'identité du meurtrier.

Margareth eut une révélation soudaine.
Sa dernière proie serait l'apothéose du mal. On parlerait de cette abomination durant des siècles.
Miss Hellridge chercha le lieu et la femme. Il lui fallait une amie de confiance et un logis. Le neuf novembre acheva le cycle infernal et satane de Miss Hellridge.
Margareth prit son temps.
Soigneusement elle disposa divers organes autour du corps, sauvagement mutilé de Mary Jane Kelly, couché sur un simple lit. L'utérus, le rein et un sein furent mis sous sa tête.
A trois heures du matin au domicile de Mary Jane, situé au treize Miller's Court, on découvrit la boucherie qui paracheva l'œuvre de Jack l'Éventreur, tueur en série, auteur de cinq crimes avérés sur une période de trois mois de l'année 1888.

Margareth Hellridge s'éclipsa dans le fog londonien et ne quitta plus son foyer.


Alfred Hellridge décéda durant l'hiver 1914 d'une mauvaise grippe.
On avait oublié la série des crimes de White Chapel car l'Europe s'embrasait dans un conflit mondial. Margareth vendit ses biens et vint retrouver une cousine en France, à Paris.
Après quelques mois d'acclimatation, Margareth -malgré le soutien affectif- commençait à ressentir le poids pesant de la solitude et elle en fit part à sa cousine Eugénie.
Celle-ci plaisanta un peu car il est vrai que les hommes se faisaient rares ! On ne trouvait guère d'hommes valides et jeunes dans la rue... à part quelques « gueules cassées » qui n'étaient pas du goût de Margareth.
Contre l'avis d'Eugénie, elle se mit à parcourir les annonces et elle dénicha, au bout de trois semaines, une entrefilet prometteur et empreint de poésie. La lecture de ce billet lui ravit le cœur et l'âme.
Elle écrivit au journal pour avoir l'adresse du prétendant. Un rendez-vous fut pris dans un charmant petit village nommé Gambais.
Margareth fit résonner le heurtoir d'une charmante villa à l'écart du bourg. Elle se frotta les mains brièvement le long de sa robe.
Elle était anxieuse mais elle percevait un avenir radieux voué au bonheur et à l'amour.
L'homme la fit entrer en lui baisant la main. Margareth rougit et se dirigea vers un coquet salon.
L'homme la fit patienter quelques instants.
Dans la pièce attenante, la cuisinière ronflait.

Henri Désiré Landru lui versa un verre.


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L'homme de réserve
Posté le 18/06/2008
par Zaroff



Faut toujours se méfier des proprios !

C'était une belle journée ensoleillée et pourtant le médecin, le dos courbé, rasait le mur, se complaisant à sinuer dans l'ombre de la rue, lançant quelques regards soupçonneux aux rares passants qui croisaient son chemin.
La sueur qui baignait son front achevait de définir le personnage en une caricature grotesque et fuyante.

Des pavillons de pierre grise et fissurées l'entouraient et bouchaient son horizon ; un sentiment d'oppression commençant à l'approche de sa destination.
Une moiteur âcre perlait sur ses tempes argentées et, d'un geste autoritaire, le médecin s'essuya le visage avec la manche de son veston.

Il serrait contre son bras gauche une petite mallette rectangulaire en cuir noir vieilli surmontée d'un magnifique fermoir en laiton ciselé. L'homme stabilisait sa claudication à l'aide d'une canne en ébène. Cette œuvre d'art possédait un pommeau à tête de rat dont la queue, striée de multiples petits diamants, courait le long de la colonne. Le son que dégageait la canne en percutant le macadam de coups réguliers, rythmait la sonate que le nain avait en tête depuis son réveil.
Pressant le pas, il longea le trottoir sur une centaine de mètres et déboucha sur une large place où trois bâtiments d'une demi-douzaine d'étages se faisaient face. De larges fenêtres reflétaient avec intensité toutes les teintes de ce ciel de fin d'été.
Quelques oiseaux virevoltaient de ci de là et les arbres bruissaient dans le vent, malgré la relative protection qu'offrait le gigantesque mur qui cernait la place.

Un immense portier s'avança à l'approche du nabot. Le gardien arborait une somptueuse tunique rouge à reflets dorés sur un pantalon gris d'excellente coupe. Les boutons formaient un rectangle sur le pourpoint brodé. Des épaulettes à franges d'un jaune pâle surmontaient et parachevaient l'imposante carrure de l'homme. L'écusson du Centre des Pénitents (une assemblée de personnages devant un homme allongé et nu) faisait contraste par son éclat argenté avec le rouge carmin de l'uniforme du molosse.
Le col fermé sur un cou de bœuf, un faciès impavide et une large tête coiffée d'une casquette de tissu noir et visière cirée donnaient une impression générale d'accoutrement de cirque mais, lorsque le gnome perçut la voix rauque et forte du cerbère aboyée tel un couperet tranchant l'air de cette fin d'après-midi, il se tint sur ses gardes, les sens en éveil, et ses mains fines de praticien se crispèrent instinctivement sur la sacoche.

Le trottoir était désert.
Le médecin, empreint d'une angoisse soudaine, se mit à regretter l'appel du Directeur du Centre. Hélas, le cabinet de soins périclitant depuis des mois, chaque visite devenait une obligation de survie, quelle que fût la pertinence du diagnostic. Toute fuite était inutile voire risquée financièrement. Après tout il ne faisait que son métier et il n'était pas dans ses habitudes d'abandonner un patient. Le petit docteur serra fortement sa mallette et se prépara à affronter le bestial portier.
« - On interdit les représentants de toute sorte dans cet immeuble, monsieur et...
- Pardon, je suis le médecin que M. Hope vient d'appeler ! Il semblerait que ce soit extrêmement urgent, le coupa-t-il.
- Désolé docteur. Excusez mon agressivité mais, depuis ce matin, j'ai dû renvoyer au moins cinq de ses enquiquineurs de...
- M. Hope m'a bien signifié que le cas du malade est d'une gravité qui ne mérite aucun retard...
- Passez docteur, monsieur Hope vous attend au troisième étage. Il m'a averti de votre venue ce matin »
Le nain opina du chef et se dirigea prestement vers le hall d'entrée du Centre.
Le Centre des Pénitents dispensait des services sociaux aux miséreux qui peuplaient le boulevard annexe et les terrains alentours. Des logements luxueux leur étaient également procurés pour une durée déterminée à certains d'entre eux. Le Directeur faisait régulièrement la une des journaux locaux pour son humilité et son abnégation. Des mauvaises rumeurs persistaient sur des disparitions de clochards mais le Centre s'enorgueillissait d'un altruisme exemplaire et les dons de charité ne manquaient pas, faisant de cette communauté un pilier de la ville de Crensdow.

Visages sombres, portes entrouvertes, murmures réprobateurs, le docteur sentit une animosité particulière, une exhalaison malsaine de tension et de peur, un suintement d'effroi dans les couloirs.
Au premier étage un homme l'avait bousculé et une femme avait craché à terre à son passage. Une vieille femme, dans l'embrasure de sa porte de chêne foncée avait subrepticement esquissé un rictus haineux avant de s'enfermer à quadruple tour.
A mi-chemin, le gnome souffla quelques instants et sortit une fiole. L'homme avala une gorgée réparatrice d'un nectar qu'il faisait parvenir d'une lointaine contrée rocailleuse et verdoyante.
Il reprit sa difficile ascension en respirant avec difficulté. L'air était de plus en plus obstrué de remugles de frayeur et l'atmosphère lourde devenait irrespirable.
En accédant à l'étage supérieur, il s'arrêta, saisi de stupéfaction et de crainte mêlées.
Un attroupement qui ressemblait plus à un siège qu'à un conciliabule de voisinage se tenait, faces austères et obstinées, devant une lourde porte qui se différenciait des deux autres par un épais matelassage de cuir rouge, deux lettres dorées majuscules « G.M » en son milieu.
Un homme vint à sa rencontre, les mains tendues et la face congestionnée. Il cachait avec élégance, sous un gilet de soie mauve et larges boutons, un abdomen et des flancs adipeux rompus aux tablées gargantuesques.
Des mains puissantes aux doigts velus lui enserrèrent les poignets avec vivacité. L'homme lui souffla une invective sèche :
« - Vous ici Docteur, je ne vous attendais plus ! Avec toute ma qualité de régisseur, je n'arrive plus à contenir les habitants de l'immeuble et...
- Que désirent-ils exactement ? demanda le nain en regardant d'un bref coup d'œil sa montre.
- Pardi ! Ils veulent que vous portiez assistance au locataire du G.M dans les plus brefs délais !
- Quelles bonnes âmes charitables ! » s'étonna le médecin en écartant M. Hope.

Il fixa le groupe et, malgré sa taille insignifiante, toisa les personnes de tête et força le passage. Des femmes braillèrent à l'unisson :
« - Dépêchez-vous docteur. Cet homme est très mal en point.
- Je suis là pour ça ! » railla le médecin, agacé de tant de prévenance envers un pauvre hère.
Le groupe s'écarta et un garçon ouvrit la porte du somptueux appartement.
La lourde porte se referma sur le nain et une chape de silence l'enveloppa aussitôt.
Un remugle aigre de renfermé et de moisi l'indisposa. On percevait une fragrance sucrée en sus de la moiteur ambiante, « du miel » songea le médecin.
De longs cierges éclairaient sobrement un couloir encombré de tentures sombres et de tapis épais où l'on s'enfonçait avec délice.
Dans la pénombre du salon, il perçut une forme allongée sur un sofa. Une respiration saccadée troublait la sérénité du lieu ; ce qui frappa le docteur fut l'absence de temporalité de l'endroit. On ne pouvait déclamer avec certitude à quel moment de la journée on se trouvait. Un souffle rauque interrompit les pensées du nain et le fit revenir à la raison de sa visite.

Parmi les haillons endossés par le loqueteux, seuls deux yeux perçants et étincelants d'une lueur fiévreuse trouaient l'obscurité rembrandesque. Les joues mangées d'une barbe hirsute et de gros poils roux donnaient le change à une chevelure qu'on aurait attribuée à un aliéné.
L'homme haletait.
Son corps entier se soulevait de spasmes réguliers. Comment ce vagabond pouvait-il résider dans un logement si empreint de luxe et de raffinement ? Nous étions au 21è siècle et l'homme paraissait venir d'une lointaine époque, à l'allure anachronique qu'il dégageait de par ses vêtements cousus dans une grosse étoffe et de fortes mains calleuses.
Le ventre distendu se saccadait de multiples sursauts et l'homme délirait, rongé par une mauvaise fièvre.
Les dents déchaussées et noirâtres de l'homme exhalaient une pourriture, un début de putréfaction et son teint couperosé à l'excès ne présenta aucun doute au docteur qui diagnostiqua une belle indigestion.
Le médecin ouvrit sa sacoche et sortit une piqûre à embout carré. Il apposa l'outil contre la maigre poitrine et inocula un liquide sirupeux. L'homme se détendit peu à peu et respira à grandes bouffées.
Le rythme poitrinaire s'apaisa, les mains rugueuses se détendirent sur les jambes du médecin et l'homme se mit à ronfler.

Le médecin sourit et disposa une chaude couverture sur l'homme assoupi. Il sortit et se dirigea vers M. Hope qui attendait dans le coin gauche du palier.
Des curieux se mirent autour du médecin et attendirent qu'il prenne la parole, dans un silence anxieux.
« Eh bien docteur, est-ce grave ? interrogea le gérant.
- Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'une mauvaise indigestion, annonça-t-il. Vous nourrissez trop vos protégés !
- Que voulez-vous docteur, notre bonne âme nous perdra ! ironisa le Directeur. Nous sommes rassurés, cet homme doit participer à une petite fête et c'est notre hôte d'honneur. Sera-t-il rétabli pour demain soir ?
- Aucun souci M. Hope. Un bouillon ce soir et un déjeuner léger devraient suffire. Vous lui donnerez ce cachet à son réveil et la nuit fera le reste, dit le médecin en lui serrant la main.
- Merci docteur, le Centre se souviendra de votre célérité. »
Le nain s'éclipsa avec un soupir de soulagement. Reprendre le trajet inverse lui parut d'une félicité suprême.

Les résidents entourèrent M. Hope avec une joie non contenue.
« - Nous avons risqué de gâcher notre soirée M. Hope. Nous devrons réduire les rations, vous ne pensez pas ? s'enquit l'un d'eux.
- Tout à fait ! Évitons à l'avenir des visites de ce type, cela pourrait porter préjudice à notre bon vieux Centre et surtout à notre... Garde Manger !» déclara le Directeur en souriant à l'assemblée.

Le groupe émit un hoquet strident et carnassier.

Le rire du cannibalisme.


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La créature de Peddocks Island
Posté le 15/06/2008
par Zaroff



La DEA affronte une créature lovecraftienne. Mélange percutant de trois genres : thriller, épouvante et SF.

La journée était radieuse. La baie étincelait sous le soleil de plomb.
Swenn se complaisait à deviner les défauts des estivants qui s'agglutinaient sur le rebord arrière du bateau de liaison. Les vagues éclataient et bouillonnaient sous l'action des énormes moteurs propulseurs. Les appareils numériques des touristes crépitaient tandis que des mères de famille couraient derrière les gamins imprudents.
Swenn regarda son collègue, à l'écart de la foule, fumant tranquillement sa cigarette, perdu dans ses pensées. La dernière opération s'était soldée par un massacre public. Le maire de Boston avait démissionné ainsi que leur chef de service. Ray Thompson, un vétéran dans l'équipe et respecté par ses hommes, l'avait remplacé au pied levé.
Le cinglant échec rendait un goût amer dans la bouche du responsable. Un fiel insupportable et lancinant.
La DEA envoya ses deux meilleurs équipiers à la recherche du tueur. Le contour de Peddocks Island se découpa dans la brume marine et apparut dans le ciel d'un lavis bleu-violet profond.

Les deux hommes possédaient des réflexes félins.
La traque avait un goût particulier, un risque savoureux à la frontière de la mort. Une seconde d'inattention, un plan mal préparé, un élément anodin pouvait mettre en péril la sécurité des agents Mitchell et Petersen.
Leur proie se réfugiait depuis deux jours aux abords des marais de Peddocks Island.
Le trafiquant Josh Mir était dangereux et ne se déplaçait jamais sans son Glock 21 SF, un pistolet semi-automatique redoutable. Les deux hommes de la DEA (Drug Enforcement Administration) avaient étudié longuement son dossier et connaissaient son penchant pour la fusillade dans des lieux publics, notamment lors de la perquisition ratée du mois dernier vers Broken Street.
On avait déploré la mort d'une quinzaine de victimes innocentes, dont cinq enfants qui sortaient de l'école. Le carnage faisait encore les premières pages des quotidiens de Boston.
A vingt-cinq minutes de ferry du centre de Boston, Peddocks Island offrait un paysage boisé et une vue incomparable sur la baie de Boston. Le recherché Josh Mir était originaire d'une île voisine. Fort Andrews tranchait dans le décor paradisiaque. Les bâtiments militaires étaient à l'abandon et servaient de planques occasionnelles.
A l'extrémité sud de l'île un marais d'eau douce était régulièrement envahi par des pêcheurs. Dans la verdure environnante il était difficile de distinguer les hommes accroupis des buissons près de la berge car ils portaient tous des treillis. Josh Mir était parmi eux.
Swenn Petersen se trouvait à huit cents mètres de l'étang, sur le toit du fort.
Malgré une jeune expérience de terrain, Swenn gardait sa concentration de tireur d'élite intacte. Sa Varmint CZ 527 bien calée sur le bipied était pointée vers le sud de l'étang. L'oeil droit vissé à la lunette, Peterson contrôlait sa respiration par lampées régulières, le doigt ganté sur la détente. Ses yeux bleus perçaient le noir intense de la cagoule, donnant une profondeur orbitale au visage camouflé.

Près de la rive, Adams Mitchell discutait avec un pêcheur. La quarantaine bien tassée sur un corps musculeux, Mitchell possédait un don précieux indispensable en mission : il inspirait confiance ! Sa canne bien rivée dans la rive herbeuse, Mitchell patientait en fumant une Marlboro.
Le bouchon ondulait au gré de la brise. Trois mètres sur sa gauche, Mir bavardait avec un enfant d'environ huit ans. Sa présence anodine risquait de compromettre l'opération. En y pensant Mitchell passa sa main dans le bas de son dos et sentit la présence rassurante de son Walther G22. Le gilet kaki cachait la bosse formée par l'arme, le chargeur plein et prêt à cracher sa furie de métal.
Aucun moyen de transmission n'avait été prévu pour cette mission. Pas même un cellulaire.
Mir était aux aguets, l'excitation le rendant parano et sensible du calibre. L'oreillette fut donc proscrite. Un code avait été instauré entre les deux agents. Si Mitchell levait le bras droit, Petersen déchargerait sa carabine sur Mir. La tête était visée, Mir portant généralement un pare-balles sous son pull. Pour l'instant l'enfant mettait en sécurité le trafiquant par une relative protection. Son statut d'éventuel otage lui était inconnu sauf pour Mir, rompu à ce genre d'exercice.

*

La créature se déplaçait entre deux eaux.
Le fond sableux reflétait une lueur crayeuse sur son abdomen squameux. Les algues multicolores ondoyaient voluptueusement dans le courant. Un banc de poissons argentés se dispersa à l'approche du monstre.
Ses jambes se mouvaient rapidement et sans un bruit, les bras collés sur les hanches. Le fuselage de l'animal était parfait. La tête était dépourvue d'oreilles, de paupières et de narines. Un œil unique, fixe et noir, donnait un aspect hideux à l'ensemble. La gueule munie de crocs sur trois niveaux laissait échapper un mince filet de bulles d'air vers la surface.
La colonne dorsale était souple. L'animal se propulsant avec fluidité dans l'élément liquide. Son système respiratoire permettait à l'amphibien de se mouvoir également hors de l'eau. Ses pieds palmés lui assuraient une stabilité exceptionnelle. La détente sèche du monstre le faisait sauter au-dessus d'un mur sans effort... ou d'un homme !
L'hybride marin sentit le groupe de pêcheurs.
Affamé, il se déploya vers le bord du marais lentement. Les sens en éveil, la faim lui tordant les entrailles, la créature marine se terra dans une anfractuosité et attendit que les silhouettes se séparent. Elle remarqua surtout une ombre, plus petite que les autres sur la berge. De taille moyenne, la proie serait moins rapide. Mais cela, l'enfant ne le savait pas encore.

Le grésillement de la cigarette fit se retourner Mitchell.
— C'est la première fois que vous venez ici non ? lui demanda l'homme à ses côtés.
Mitchell sursauta en reconnaissant Josh Mir. La tenue de camouflage endossait ses larges épaules, des rangers aux lacets blancs solidement plantées au sol.
— En effet, répondit-il. Je n'ai jamais eu l'occasion de visiter Peddocks Island bien que je vienne de Boston East. Un ami m'a initié à la pêche il y a peu de temps et m'a conseillé l'endroit.
— Il n'est pas venu avec vous ? dit Mir en esquissant un sourire suspicieux.
— Vous savez, j'aime pas trop la compagnie. C'est pas mon truc les mondanités. Pêche, nature, bières et cigarettes me suffisent amplement, plaisanta Mitchell.
— Je comprends ! Je suis un peu comme vous. L'endroit vous plaît ?
— Pas mal. La balade est intéressante. Impressionnant ce fort abandonné.
Mitchell ne laissait rien paraître car il savait que Mir le sondait, l'auscultait dans les moindres détails de ses yeux gris et froids. Une seule erreur lui serait fatale. Mir ne s'encombrait pas de compromis. La seule négociation possible avec un tel forcené était l'expectoration des flingues.
Petersen tenait toujours la position du tireur couché dans l'ombre de la corniche. Le doigt se crispa sur le métal froid lorsque Mitchell leva le bras ! Il le rabaissa aussitôt.
Petersen se douta que son collègue lui signalait une surveillance plus accrue. Mir se tenait à proximité, l'enfant se cachant derrière lui. Encore trop risqué pour tenter quelque chose  pensa Swenn. Si il avait légèrement bougé la lunette de deux degrés vers la droite, il aurait remarqué un minuscule sillon bouillonneux à la surface de l'étang.
La cicatrice écumeuse s'approchait de la rive, vers les deux hommes et l'enfant.
Petersen éternua.
Ce bref incident détourna son attention d'une demi seconde.

La créature en profita pour surgir de l'eau d'un bond effroyable et puissant. Son bras décrivit une rotation et arracha la gorge de Mitchell dans une cascade de sang. L'agent garda les yeux ouverts, les traits révulsés d'horreur et de surprise mêlées.
Il était déjà mort lorsque l'amphibien l'éviscéra d'un second coup de griffe. Les intestins fumants giclèrent sur le sol boueux et certains organes se suspendirent sur les roseaux. Petersen sursauta en apercevant le macabre assaut dans sa visée binoculaire.
Il tira dans la panique et l'horreur. Ses poumons non équilibrés faussèrent la trajectoire d'un demi millimètre.
La balle éclata le crâne de l'enfant comme un fruit trop mûr.
Il tomba comme un sac vide près des restes de Mitchell. Josh Mir dégaina son arme et tenta de retrouver un semblant de lucidité. Le monstre fut prompt à l'attaque, excité par l'odeur des entrailles et du sang. Il bondit derrière Mir qui tira une rafale dans un geste désordonné. Trois pêcheurs basculèrent dans le marais, fauchés comme de vulgaires quilles dans un bowling. Josh se retourna et lâcha une deuxième salve. Il toucha la créature.
Blessée, elle exulta de haine. Sa fureur décupla sa force. Elle se jeta sur Mir, lui arracha la colonne vertébrale dans un craquement lugubre. Elle hurla son triomphe en levant son trophée : la tête sanguinolente de Mir, des lambeaux de chairs gigotant dans le vent.
Son instinct de prédateur prévint l'amphibien d'une menace.
Le monstre s'élança dans les taillis et se dirigea vers Fort Andrews. Swenn Petersen était toujours allongé sur le toit. Fouillant l'horizon avec son fusil. Il savait que l'ombre où il se dissimulait ne lui offrirait aucune protection.
Il regarda à nouveau vers les marais. Les pêcheurs avaient tous disparus.
Un grognement lointain ne le rassura guère. La bête commençait son festin. Puis le silence survint. Brutalement. Tranchant et prémonitoire.
Il ne restait que le tireur et sa cible.

Repue, la bête se ruait à travers les taillis. Sa soif inextinguible de chair fraîche avivait et déterminait sa course. Elle flairait l'homme traqué parmi les bâtiments déserts. Son extraordinaire acuité visuelle avait détecté un mouvement sur le toit. Elle longea l'édifice du fort par l'arrière en se fondant dans la végétation.
Petersen visualisait toute la zone par des mouvements circulaires. Il ne discerna qu'un grand silence inhabituel aux alentours du fort. La forêt était muette. Qui avait attaqué ces hommes ? Ou plutôt... quoi ? Petersen se remémora la forme mouvante à silhouette humaine. Pourtant l'incroyable rapidité de l'assaut était irréelle. Swenn se força à ralentir ses pulsations cardiaques. Il devait se dominer pour affronter l'inéluctable. Il le pressentait au fond de son âme. L'ennemi serait exceptionnel dans le combat. Il avait peur.
Une terreur insondable. Rien ni personne ne l'avait préparé à se mesurer à cela.
Soudainement il pensa à sa femme. L'accouchement était prévu à la fin du mois. Leur premier enfant. La chambre était prête et, à ce moment précis, son épouse terminait sans doute la décoration murale. Il eut une suée froide, un terrible pressentiment : il ne connaîtrait jamais son fils ! Son enfant, qu'il imaginât adulte, ne saurait pas ce qu'était devenu son père, disparu en mars 2008 sur une île balnéaire.
Il éplucherait des archives, des articles locaux, se renseignerait auprès de pêcheurs vingt ans après, s'accrocherait à un quelconque témoignage... puis la résignation poindrait son nez. Swenn serait définitivement mort. La mort commence par l'oubli des siens.

La créature le démembra avec férocité. Petersen fut happé et déchiqueté tandis que sa main crispée tenait encore le fusil dans d'ultimes tressaillements. Le monstre emporta le torse et bondit à nouveau vers le marais. Il jeta le tronc dans l'eau verdâtre et émit une clameur stridente. Des remous apparurent à la surface.
Ses petits avaient faim.


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Une occupation comme une autre
Posté le 16/06/2008
par Zaroff



Psychose n'est pas loin !

Les petites semelles de feutrine glissaient sur les feuilles mortes. Jeanne avait du mal à suivre le monsieur. Sa minuscule main disparaissait dans la grosse poigne velue.
Il était gentil de vouloir la raccompagner après l'école. Prendre le car l'énervait car après tout il lui fallait trois bons quart d'heure pour rentrer chez elle alors qu'en coupant par le bois comme il le lui avait si gentiment demandé, elle serait chez elle dans dix minutes.
D'ailleurs ils arrivaient au ravin O'Connell et ses parents lui interdisaient formellement de s'en approcher mais là, c'était différent, elle était avec un adulte !
L'automne s'achevait et le froid commençait à poindre son nez depuis la veille. Jeanne aimait cette saison, rêvasser devant un bon feu de cheminée et attendre Noël ; préparer le sapin avec ses parents et son petit frère, et surtout paresser durant les vacances qui arrivaient dans un mois exactement.
Il lui tardait d'arriver car la pluie commençait à tomber de plus belle et Jeanne n'aimait pas se crotter et salir ses magnifiques bottines offertes par sa tante cet été.
Le ravin offrait une vue plongeante sur le comté d'Irondale en contrebas et était un site incontournable pour les randonneurs.
S'approchant du bord, elle demanda à l'homme si elle pouvait jeter un caillou - comme aimait le faire tous les gamins du coin - l'homme sourit en sortant un boîtier noir de son imperméable.
Jeanne ne sentit pas le sol se dérober sous ses pieds et un éclair blanchâtre fut sa dernière vision, sauf peut-être aussi un bref aperçu du car jaune qui poursuivait sa route quelques centaines de mètres plus bas.
On ne la retrouva que trois jours plus tard.


La pluie tombait sans discontinuer depuis cinq jours et Georges Malcombe s'ennuyait ferme. De ce temps exécrable, il ne pouvait rien faire de concret, et puis... ramener de la boue dans son entrée le faisait frémir car Georges était maniaque - un maniaque de la propreté .
Il tenait cette obsession de sa mère... qui s'échinait du matin au soir à briquer la maison de fond en comble où personne ne venait, faute d'y être invité.
Dans les souvenirs de Georges, seule sa mère lui voilait son horizon - fils unique et père parti à sa naissance - destin banal et enfance bafouée et embrigadée par sa mère.
De son adolescence Georges ne gardait que des odeurs de détergents et de cire à bois - maudit parquet qui lui prenait tout l'amour de sa mère - les patins à mettre systématiquement du vestibule à la chambre à coucher. Les journées de Georges se calquaient sur un rituel immuable : draps à pendre sur le rebord de la fenêtre tous les matins (sauf en cas de pluie comme aujourd'hui), patins, école, devoirs, préparation du feu, dépoussiérage du buffet et plumeau, veillée, ramassage des cendres de la cheminée, patins et coucher.
Les rares loisirs en extérieur se résumaient à une sortie en forêt. Quel instant de liberté ! Georges se complaisait dans la senteur caractéristique des sous-bois, donner des coups de pieds dans les feuilles mortes et à se rouler dans le terreau frais... par temps sec seulement !
Aux abords de la bâtisse se trouvait le ravin O'Connell, surnommé ainsi depuis le tragique accident de la famille O'Connell qui, un soir de 1889, avait péri en chutant d'une modeste carriole, la roue s'étant cassée sur une ornière. Huit personnes dont cinq enfants s'étaient fracassées le crâne sur les rochers en contrebas.
Georges ressentait un sentiment de puissance sur le bord du ravin.
Il tendait les bras, avide de pouvoir et de supériorité sur la frontière qui délimite la vie et la mort.
Un petit pas en avant et c'était la fin, un pas en arrière et c'était le retour à la maison et aux corvées.Dans un certain sens, il maîtrisait sa destinée et assumait une virilité naissante... où sa mère n'avait aucune prise. Ah Dieu non, il ferait de sa vie ce qu'il voudrait désormais ; ce ravin - son ravin - serait son territoire, son instinct de vie et de devenir et personne ne se mettrait à le gêner.
Il aimait ces instantanés qui figeait la vie en une fraction de seconde et Georges pouvait en contempler toute la fragilité deux minutes après, sur le petit carré plastifié qui dévoilait une image couleur après un court séchage.
Il chérissait ses clichés au-delà de tout et ses soirées se consacraient exclusivement à la contemplation de ceux-ci.
Avec délectation, il caressait le film qui réfléchissait la lueur des bûches enflammées. Il en lissait le dos, retournait la photo et la humait, un souffle bestial tranchant dans le silence nocturne.
Les polaroïds étaient rangés par ordre chronologique et la première épreuve datait de trois mois, le 15 avril précisément.
Il les recevait chez lui, toujours dans la nuit et sous sa porte. Il avait bien essayé de découvrir l'expéditeur mais sans résultat.
Georges savait que ces clichés représentaient les fillettes des accidents.
Montre-les à la police Georges, montre-les à la police.
Il ne pouvait se résigner à le faire. C'était son secret, son royaume à lui, sa collection.

Trois coups frappés à la porte le tirèrent de sa contemplation.
Qui venait le déranger à cette heure ci ? Georges n'avait pas pour habitude d'avoir de la visite. Sa mère ne le permettait pas -du moins du temps de son vivant, elle était morte aux trente ans de Georges, joyeux anniversaire georges, et il prit un instant de reflexion avant de se décider à ouvrir. Il rassembla en vitesse les clichés, les disposa dans un petit coffret en ébène et le cacha à la vue.
L'homme prenait tout l'espace de la porte.
Des larges épaules surmontées d'une tête puissante aux traits sombres et impavides.
Au chapeau verni et à l'insigne doré, Georges reconnut le shériff Tom Wilson. L'officier salua et entra dans la pièce. Il balaya le salon du regard et dit d'une voix chaude et basse :
"- Bonsoir monsieur Malcombe.
- Bonsoir shériff, répondit Georges, le regard fuyant comme à son habitude."
Baisse les yeux Georges, tu es un sale petit cafard.
"- Je me permets de vous déranger à cette heure tardive pour vous demander quelques renseignements sur "l'accident" de la petite Jeanne Morell. Vous en avez entendu parler ?
- Oui monsieur le shériff. Je l'ai lu dans le journal hier, murmura Georges."
Sois poli Georges ou le shériff va t'emmener avec lui.
"- Vous n'avez rien vu de spécial ces derniers jours ? Un rôdeur, une personne étrangère au comté ?
- Les journaux disent que ce sont des accidents ! rétorqua Georges.
- Effectivement monsieur Malcombe mais nous rassemblons tous les éléments périphériques éventuels. C'est notre boulot, vous comprenez ?
- Oui shériff. Désolé de ne pouvoir vous aider là-dessus mais - parle lui des photos sale petit cafard - non je n'ai vraiment rien vu de particulier.
- Bien. N'hésitez-pas à me contacter si besoin. Nous sommes à votre service jour et nuit, dit le shériff en lui tendant la main.
- Bonsoir shériff et merci pour votre visite."
Georges referma la porte sur l'agent de police et resta un long moment derrière la porte pour s'assurer du départ de celui-ci.
Rassuré, il reprit son coffret dissimulé sous un coussin et le remit dans le secrétaire du couloir.
Georges sourit tout en se servant une bonne rasade de whisky. Il avait un autre secret. Il avait reconnu les gamines sur les clichés, alors il se doutait bien que ce n'était pas des accidents, oh non c'en étaient pas ! Il pouvait bien garder ça pour lui, après tout on lui demandait jamais rien. Le shériff était bien venu mais c'était pour son boulot... pas pour Georges. Ces sales fillettes qui deviendront mère un jour, elles ont ce qu'elles méritent après tout.
De rage il lança le verre dans l'âtre et monta se coucher. Il y aura peut-être une autre photo déposée sous sa porte demain matin.
Georges en frémit d'excitation à cette idée et prit ses patins avant de monter l'escalier.

Le shériff dévalait la colline à vive allure à bord du véhicule. Il souriait.
Il se remémora un bref instant la vie de Georges Malcombe. Quel pauvre homme. Sa salope de mère était morte depuis une vingtaine d'années et il restait encore sous l'emprise de son souvenir. Quel gâchis mais quelle opportunité surtout. Georges n'avait rien dit pour les polaroïds.
Georges ferait un coupable idéal si ça tournait mal un jour.Le shériff ouvrit la boite à gants et sortit son appareil photo.
Il avait une cartouche de secours.
On prévoyait une après-midi ensoleillée demain, la lumière serait parfaite.
Demain c'était mercredi... sa journée préférée.


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Une petite virée
Posté le 23/06/2008
par Zaroff


A consommer avec modération...

Il ne pouvait y avoir d'équivoque à ce sujet ! Le bar qui bordait le quai sud du centre-ville était pourrave. L'épicentre des glandus et autres résidus des quartiers alentours.
Un sempiternel sentiment haineux me prit lorsque je m'approchai du taudis dont une réclame publicitaire vantant les mérites d'une bière schleu pendouillait entre la porte et la devanture au verre épais et crasseux.
L'énergumène vautré à côté de l'unique table de la terrasse –nom féminin singulier utilisé comme synonyme de trottoir urineux– était un parfait proto du zonard humain. Ca respirait et surtout ça se désaltérait !
Je ne pus m'empêcher de le faire valdinguer d'un balayage latéral. Il s'écrasa le pif sur le rebord du caniveau et agrémenta son sourire d'un rictus de douleur. Trois coups de pompe judicieusement appliqués dans ses côtes suffirent à calmer sa frénésie de vengeance. Il s'assoupit, la tête en biais, perpendiculaire au torse. Ses bras étaient repliés en arrière, l'ensemble rendant une symbolique post-moderne de la vulgarité sociale. Néanmoins mon penchant artistique ne fut guère convaincu par cette réalisation et je m'empressai donc de lui refiler un pointard dans le plexus solaire.
Le corps nauséabond eut un soubresaut, suivi d'un borborygme annonciateur d'un vomissement de bile.
Ecoeuré, je m'essuyai la chaussure dans ses cheveux adipeux. Je fus pris d'une crainte subite. Le gugusse vidant ses tripes dans la rue avait sans doute des confrères, des compagnons d'infortune à l'intérieur du rade ! Mais l'opacité de la vitrine empuantie de cigarettes et de graillon empêchait les soiffards de voir ce qu'il se passait dehors ! Faut croire qu'il y a un Bon Dieu pour les cogneurs ! Je décidai d'en finir avec la larve gémissante affalée comme une limace sur le bitume poisseux.
Je ne voulais pas me salir les mains sur cette vermine, ni dégueulasser une fois de plus mes Nike. J'envisageai alors d'utiliser le mobilier urbain par ordre croissant.
Après la chaise, j'optai pour la table. Je la soulevai avec aisance et la jetai de toutes mes forces dans le dos du clodo. Sa réaction fut brève et non dénuée d'un comique certain. Voire burlesque. Un grrrblrmmrfffvverre d'une curieuse résonance polonaise sortit de sa bouche édentée. Satisfait du lancer, je saisis le pied du parasol. Le poids du socle lui brisa la cheville en de multiples micro-fractures. Au-delà d'un craquement distinct, je perçus le déchirement d'un ligament ou d'un tendon. L'autopsie me donnera raison ou non !
Percevant une agitation dans le lointain, je décidai d'achever ma petite virée. Par ordre croissant hein ?
C'est alors que je vis la barre du parasol qui me faisait de l'oeil...


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#9
Le grand bordel
Posté le 18/06/2008
par Zaroff


Récit de Lucien Kerval
Sinistré et unique Terrien... si on me prouve le contraire !


Tout a commencé pour une bouteille de Château Pavie. Je suis vivant grâce à ce nectar... la mythologie du rescapé en prend un coup, vous ne trouvez pas ? Comment tout ça a pu arriver, j'en sais foutre rien ! Je déambulai dans ma cave à la recherche d'une bonne bouteille, un cru de bon aloi pour oublier ce mal de crâne qui commençait à me vriller les tempes lorsque le désastre arriva. Parler de "désastre" est une supercherie voyez-vous !... le terme le plus adéquat, le plus approchant serait "cacophonie exponentielle" si la définition existe !

Mes mains établissaient des circonvolutions le long des rayonnages poussiéreux, envahissaient l'empire des araignées du sous-sol... l'odorat pris dans une moiteur visqueuse et renfermée, la vue embrouillée par un éclairage succinct et résumé à une simple et unique ampoule branlante dans un coin de la cave !
Vous comprendrez alors le calvaire enduré par mes cinq sens mais ce fut l'ouïe -et seulement elle- qui servit de bouc émissaire cette fois-là. Si mes oreilles avaient une raison, un reproche à me faire sentir, je pense qu'elles ont réussi. Au-delà de leurs espérances d'organes externes ! Je déraisonne un peu mais les apparences ne sont plus les mêmes. Ma vie est devenue un théâtre où je suis à la fois acteur, figurant, metteur en scène et spectateur. Spectateur d'un Grand Rien ! Je n'ai pourtant jamais été un grand froussard devant l'Eternel mais cette déflagration me fit pisser dans mon froc. Mais je m'égare et je dois reprendre le cours des évènements par le début. C'est une sorte de thérapie si vous voulez... Croyez bien que je m'en fiche car j'écris dans le vide et pour personne ; mon stylo plume court sur cette page avec frénésie mais sans désir ! Je ne suis pas un comique ni un théoricien. Je relate une simple journée et je me presse car la nuit arrive. La vraie nuit. Vous ne comprenez toujours pas ? Laissez-moi un peu de temps. J'ai tout mon temps.

Je me lève toujours aux environs de huit heures. Qu'il pleuve, qu'il vente, journée planifiée ou obscurcie par des tâches diverses et ennuyeuses du genre courses à la supérette ou ramassage du linge, je suis debout dès la sonnerie du réveil. Cette anecdote vous paraît sans doute anodine et sans relation avec les évènements qui suivront mais, comme je vous l'ai dit précédemment : « j'ai tout mon temps. » J'occupe... je rectifie : j'eus occupé un métier assez simple sans connaissances techniques particulières : laveur de vitres ! Des horaires ne dépassant pas huit heures de boulot, du lundi au vendredi. Vingt-cinq petits congés annuels et mes RTT prises dans l'année !
Tout ceci me semble loin désormais.
Trop de clichés et de souvenirs dans ma tête. On ne m'a jamais préparé à ça putain ! Je n'ai pas été formé à l'Apocalypse ! Je sais faire briller des vitres, repasser du linge, tondre une pelouse, allumer une télé... mais une notice pour fin du monde... du style « 24 conseils pour bien passer l'ère atomique » je ne maîtrise pas !

Sans enfants ni femme, pas d'amis et un voisinage se résumant à un vieux paysan situé à quelques centaines de mètres d'ici. Tiens oui... je vous l'ai pas dit non plus ; au risque de gâcher ou de ternir le vieux cliché de la fin du monde (qui se passe invariablement) dans une grande ville, mégalopole du genre New York, Seattle ou Chicago... eh ben non !!! Ca s'est passé (du moins pour mon cas personnel) dans un patelin du Finistère ! « Ils ont les chapeaux ronds... » c'est pareil ! Maintenant c'est « ils avaient... » mais une fois de plus je me disperse dans mes pensées et vous devez avoir du mal à me suivre. Normal aussi. Jusqu'à aujourd'hui je n'étais pas écrivain.
Je n'ai pas la prétention d'être l'auteur du siècle... quoique désormais je suis le seul à pouvoir écrire !... mais j'ai trouvé mon stylo dans la poche arrière droite de mon jean et un carnet. Avant que ma raison ne devienne insensée, je couche ces quelques lignes. Qui sait ? On les lira peut-être après tout ! Bon j'en étais où ?
Je me lève et je fais quoi ? Je descends à la cuisine et je chauffe mon café. J'utilise ma vieille casserole en inox, achetée au Monoprix à Quimper. C'était en... voyons voir ?... vous me maudissez hein ? Je vous emmerde avec mes histoires ? Je suis seul ! Je fais ce que je veux. Je suis l'Unique !... Du moins je crois ! Bref je bois mon café. Il est chaud bouillant et je l'aime avec trois sucres. Mon chien Flaquette (c'est con comme nom, avec le recul !) aboie vers les poules du voisin. L'air est tiède et la rosée commence à s'évaporer. C'est l'instant que je préfère. La matinée est encore timide et le samedi s'éveille. Je touille mon bol et bois à petites lampées tellement il me brûle la langue ce salopard (le café... pas le chien !). Je lance un sucre par la fenêtre (c'est mon rituel du matin) et Flaquette se jette dessus tel un Ethiopien sur un grain de riz ou un avaricieux sur un billet de cinquante euros laissé par mégarde sur un trottoir.
Je m'aperçois (vous me permettrez cet interlude) qu'il est facile d'écrire ! Je croyais que c'était réservé aux intellos, aux penseurs... mais non ! Je laisse ma conscience ramper sur le fil de cette journée et je fais que retranscrire. C'est con qu'il n'existe plus d'éditeurs, j'aurais pu faire fortune. Hélas il ne doit plus rester de lecteurs pour apprécier mon travail ! Je déconne... ah c'est si bon de se laisser aller sans souci de la critique ! Il faut que je me découvre ce défouloir le jour où la Terre ressemble à un gigantesque dépotoir, une favela mondiale !

Vous noterez cependant un certain vocabulaire dans mes phrases. Certains mots sont riches de sens et correspondent à une structure... du moins je crois ! C'est que, voyez-vous, je lis de temps en temps. Et je me rends compte que la lecture organise et archive des données inconscientes dans notre ciboulot et qui se révèlent ou s'épanouissent dès que l'encre s'étale sur le papier. Doit-on lire pour écrire ?
Je pense à tout et à rien.

Tout se brouille dans ma tête. Réfléchissons pour une fois. Lever, café, Flaquette... euh... sucre par fenêtre... et... Le Télégramme !
Le journal régional dispensait ses sempiternels avis de décès, ses chroniques locales sur le dernier concours de pétanque... bref un concentré de vie de ce territoire rocailleux et balayé par les vents. Tout ceci fleurait bon la dégénérescence sociale mais m'était indispensable pour la digestion ! La matinée se passa avec un calme religieux, si l'on occulte les gémissements de Flaquette et les caquètements des poules du voisin. A l'approche du déjeuner, l'envie de boire un bon vin me prit et je sentai poindre une mauvaise migraine. C'est une fois dans le sous-sol crasseux de mon logis que la déflagration prit son ampleur, annihilant tout silence et controverse.
Un sifflement strident suivit et je m'évanouis, du moins le pensai-je car mes souvenirs sont vagues et imprécis sur ce détail. Néanmoins je me relevai, la joue gauche crasseuse de terre et le coude éraflé. Ma montre était cassée et indiquait 11h49. Ceci intéressera sans doute les futurs historiens, si tenté qu'ils existent !
Je m'interromps à ce point de l'histoire pour une simple raison : je n'ai plus d'encre ! Heureusement, je m'étais muni d'un crayon 3B le matin même car cet ustensile m'était bien pratique lorsque je bricolais. Au moins celui-ci ne me lâchera pas en route ! Comme quoi les choses les plus simples sont celles qui durent. Regardez un peu autour de vous... notre monde si sophistiqué n'est plus. Un crayon vous survit !
Vous trouvez ça con c'que je dis ?... Vous êtes certains ?... Réfléchissez un peu.

Des siècles d'humanité, de savoir, de connaissances, de cultures... et il reste quoi ? Un crayon en bois dans ma main droite et un vulgaire carnet qui, j'en suis sûr, finira dans la poussière et sera délavé par des pluies incessantes. Du moins c'est ce que je crois car, à cet instant du récit, je suis toujours censé être dans ma cave, vous comprenez ? Il faut ménager un peu de suspens ! Dans tous les polars que j'aie lus, l'intrigue se déroulait progressivement pour obliger le lecteur à atteindre le dernier chapitre, l'épilogue qui dévoile tout, la satiété de l'écriture... je vous rassure tout de suite, je ne dévoilerai aucun criminel de quelconque sorte que ce soit dans mon aventure !
Je suis dans ma cave et j'époussète mes vêtements. Mes oreilles entonnent un bourdonnement incessant et ma raison vacille. Je suis interloqué et mon esprit est tourné vers ces sifflements, ces acouphènes qui troublent mon équilibre nerveux.
Je suis dans le noir !
Je ne m'en étais pas encore aperçu mais la pénombre m'entoure, m'enveloppe d'un sombre linceul de mort. Je me force à rester debout et je me sers d'un rayonnage pour stabiliser mes vertiges en y plaquant ma hanche droite. Je ne ressens aucune blessure ni contusions mais ma torpeur fausse peut-être mon diagnostic ?... Les sifflements continuent. Dans un laps de temps que j'estime à deux ou trois heures, le bruit qui infeste mes tympans s'amenuise lentement. Je reprends espoir subitement car je n'y croyais plus. Je me frotte les yeux, bouche mon nez et souffle en tenant les doigts bien serrés sur mes narines. J'eus pratiqué la plongée quelques années auparavant et ce geste simple me fît du bien. Mes yeux s'habituent avec difficulté à l'obscurité. C'était une noirceur différente. Vous trouvez ça drôle sans doute ? "Une noirceur différente... comment est-ce possible ?"... ne confondez pas une nuit ou une ombre comme ils en existaient avant... avant ce grand bordel ! Rien ne filtre dans cette immense épaisseur sans âme. Le silence est épais désormais et je guette un soupir, un craquement, une voix. Que s'est-il passé ? Une explosion, un sifflement aigü, inhumain, quasi surnaturel et puis plus rien ! Je tâtonne les murs à la recherche de la sortie. Ma perception est encore balbutiante et je me dirige avec pénibilité vers l'escalier. Il est encore là... je me cogne contre la première marche... mais le haut me semble obstrué ! Je me décide à grimper les marches une à une en retenant mon souffle.
Ma concentration est extrême.

Vous décrire précisément les vicissitudes de ma montée vers l'Inconnu ne servirait à rien, sinon à vous distraire du dénouement, vous égarer, vous disperser dans les méandres de l'ennui et du Soupir.
J'ai donc monté ces putains de marches, cet escalier démoli et branlant, écarté les gravats, déplacé des poutres, poussé des cailloux crayeux, des briques. Mes gestes furent hâtifs et dénués de raison. Je voulais sortir ! En soulevant un pan en aggloméré (de quel mobilier venait-il d'ailleurs ?) la lumière se fit, crue, impériale. Un éclair aveuglant qui vous enfonce les yeux dans leurs orbites.
Je me cache le visage avec le bras et me décide à sortir. J'avance à cet instant précis que la théorie de l'irradiation est une connerie monumentale et fausse ! Ma sortie est naturelle et sans contrainte.
Je tiens une bouteille à la main -quitte à crever, autant le faire sans soif- et pénètre dans mon nouvel univers. Le lecteur averti aura remarqué que je m'exprime à l'indicatif présent dorénavant ! C'est plus vivant, plus direct, ça avantage ma croisade non ? Evitons les métaphores, les effets de style Bradburiens... il n'y a rien ! Un gigantesque Rien ! Pas de ruines fumantes, de carcasses de voitures, de corps calcinés et figés dans la douleur et l'ahurissement... rien ! Imaginez un espace uniforme d'une teinte unique, crémeuse... voire laiteuse. Le ciel et la terre ne font qu'un. Plus d'horizon, plus de répères, plus de routes et panneaux. Fini l'homme et sa localisation ! Une peinture monochrome, voilà le Monde ! Un monochrome fait d'air et de poussières, une brume qui créé l'infini. Plus d'arbres, de collines, de fleurs, de verdure. Le silence prend l'espace, l'ingurgite et ne le digère pas ! Il garde tout en lui dans ses entrailles muettes.
Je tends mon doigt et nulle brise n'effleure mon index. Je respire normalement et je ne ressens pas de brûlures, picotements ou irritations idoines au Dernier Homme ! Je marche durant des heures et elles me semblent une éternité. La couleur du brouillard se fonce peu à peu. Est-ce la nuit ? Je m'assieds et je réfléchis. Bientôt l'obscurité étendra son linceul de solitude sur ma chair et mon âme. Faut absolument que je vous dise un truc à présent ! La douleur est trop vive !Je me suis trompé sur la nocivité de mon escapade.
Mes jambes FONDENT ! Je n'ose les toucher.

La lente décomposition atteindra mes hanches d'ici quelques minutes. Mourrai-je avant que l'abdomen ne soit envahi de cette gluante et visqueuse purée de sang et d'os ? Sera-ce la tête ?
Faut que je vous dise encore un truc ! Je n'ai pas seulement apporté une bouteille avec moi. Ma cave abritait aussi mon fusil de chasse.
Une balle suffira...


Trafiquant d'organes
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Winteria

(modifié ton post, t'avais laissé l'ip)

nihil

Un petit polar, histoire de changer un peu de neurones !

Il existe des histoires où l'on vous prose des matins radieux, des journées ensoleillées et des soirées aux effluves douceâtres et enchanteresses, eh bien moi j'peux vous garantir que ce lundi qui débute me laisse un sale goût en bouche, une amertume qui vous fait regretter de ne pas avoir crevé durant le week-end. Je m'apprête à rendre visite à un trouduc de La Mouffe qui me doit cinquante euros depuis au moins quinze jours. « Cinquante euros, c'est une misère mon cher ami » me rétorquerez-vous mais quand vous raquez, vous répondrai-je, une misérable pitance à force de larmoiements et de pitié feinte, vous ne faites plus le difficile en matière de remboursement !

Je suis un obscur indic qui trahit pour la troisième DPJ du 14ème depuis trois mois environ. On m'avait bien coincé ce jour là et j'vous jure qu'on ne m'y reprendra pas à deux fois mais bon, j'étais mat !
Pris dans une sale affaire de recel - putain de merde, je rendais visite à un pote - une perquisition soudaine de trois malabars en gilet de mousse et biscotos en acier et paf ! Même pas le temps de dire « pouce » et me voilà cuisiné toute la nuit par un inspecteur. Comment qu'y s'appelait déjà ? Pourtant j'oublie pas facilement un crevard et encore moins en uniforme... non son nom me revient pas... mais je peux décrire sa trogne les yeux fermés.

Une vieille tête de mec en mal de nourriture, dégingandé et déplumé avec un regard de maquereau, le tout surmonté d'un vieux pardessus et d'une piteuse bouffarde. Si il compte ressembler à Maigret, je me dis que c'est plutôt loupé. Avec ses airs de faux cul il a bien su m'enrubanner et me la mettre profond au bout du compte... à 7 heures j'ai le ventre vide et mon âme est vendue pour pas un rond... y'a pas à dire il sait manœuvrer le bougre. Je dois voir le commissaire dans la soirée mais je me dis qu'un p'tit billet dans la poche serait pas du luxe et puis il me faut des clopes. Ah oui mon cerveau réclame sa dose d'excitant pour retrouver les idées claires. Le boulevard Montparnasse se remplit de véhicules et la station Port-Royal déverse ses premières fournées de joyeux travailleurs. Moi le travail je le fuis. Non par fainéantise mais disons que je ne suis pas curieux ! La tentation d'une journée dans un bureau, à me taper les mêmes collègues jour après jour, devant un plateau de self ou une horloge en plastoc, non ça ne me tente pas ! Moi c'est la rue ! Les sombres odeurs de trouille, de came, de cul et de violence ; ça vous rafistole un homme. Pour peu qu'on y ajoute quelques gonzesses et ça devient le paradis sur terre. Tout cela échappe au petit bourgeois pris dans l'angoisse des horaires qui rythment sa vie et son environnement. Mes compteurs, eux , sont souvent planifiés par les condés désormais et principalement depuis cette nuit.

Mon ventre hurle famine et je pense que mon débiteur va en prendre plein la gueule dans quelques minutes. Je serre fortement mon surin – ce connard d'inspecteur ne m'avait même pas fouillé – et la froideur rassurante de la lame envenime mes sens : les mauvais. Des passants me frôlent, me bousculent et toutes ces contraintes urbaines attisent ma haine. J'veux pas, j'veux plus qu'on me prenne pour un con... ah non jamais plus... et le mec va cracher c'qui me doit et fissa sinon j'pense que je reverrai mon inspecteur mais pour d'autres raisons ! Cet enculé de rapiat crèche dans un minuscule atelier de la rue Mouffetard et je ne m'attarde pas à contempler, comme à mon habitude, le Panthéon. Les grandes colonnes et sa bouche béante où entrent et ne sortent plus les Grands Hommes ne m'intéressent pas ce matin. Question Grand Homme il allait être servi l'enfoiré ! Je ne sais où il sera enterré çui-là - et je peux dire que j'm'en fous royal - mais je lui promets d'assister à ses funérailles, les larmes en prime... de joie sans doute. J'arrive dans la rue et j'empoigne fortement mon couteau à nouveau, il me conforte comme un fidèle compagnon, un guide dans les coups durs. Je sonne et j'attends. L'absence de réaction m'intrigue un peu. Je sais que cette enflure a l'habitude de laisser mariner sa flemme au fond d'un plumard mais je retape à la porte et colle mon oreille. Aucun bruit ne filtre à travers la serrure, ce qui me décide à utiliser la méthode forte. D'un coup d'épaule bien centré je défonce la porte et aussitôt un vieux relent de pétards et de paluchage me monopolise le tarin. Dans la pénombre je distingue un bordel digne d'un séisme pakistanais.

Bousculant la vaisselle sale délicatement posée sur la moquette miteuse, je me dirige vers la cuisine où perce un semblant de lumière car tous les volets sont fermés. Je sens que mes semelles collent sur le modeste linoléum. Je connais la nature de cet engluement rien que par le son que dégagent mes pompes en se décollant du sol : du sang séché ! Je contourne le frigo qui se trouve sur la droite et le macabre spectacle survient dans toute sa splendeur. Cet enfoiré de Miche, cette sombre crapule s'est tranchée la gorge ! En apparence du moins... est-ce un crime, j'en sais rien et j'm'en cogne. Putain de merde ! Des voisins ont sans doute entendus le fracas de la lourde et verront ma trogne en ressortir. Vu mes relations chez les keufs ils vont pas s'emmerder longtemps : je suis le coupable idéal et je peux désormais dire adieu à mon fric. Quelle merde bordel ! Il est temps que je mette les voiles et je laisse la place au commissaire Dagorne. C'est un dur et il connaît la musique. La musique de la rue, cette sérénade qui vous bouffe à p'tit feu et vous consume...

Dagorne toisa Soupiot. L'inspecteur Soupiot venait de pénétrer en trombe dans le bureau du commissaire, le visage encore essoufflé de la volée de marches à gravir et, sans prendre la peine d'énoncer les salutations d'usage envers un supérieur, éternua, renifla et clama :
« - Le p'tit Miche s'est fait dessouder, y'a pas dix minutes que ses voisins ont vu un homme défoncer la porte et en ressortir comme un voleur avec le diable aux trousses ! D'après leur signalement, il ressemblerait fort à notre indic Paulo. Vous deviez pas le rencontrer ce soir ?
- Tu peux pas frapper avant de pointer ta sale gueule dans mon bureau ? éclata Dagorne, le visage blanc de rage.
- Je sais patron mais l'affaire est grave, non ? Miche devait nous rencarder sur l'Égorgeur et ça doit être lui qui lui a fait son affaire, vous croyez pas ?
- Ne sois pas hâtif Soupiot ! » dit-il. En règle générale lorsque Dagorne citait le nom de son inspecteur ce n'était jamais bon signe. La journée s'annonçait rude et le caractère maussade du commissaire principal n'arrangerait rien. Ses doigts triturèrent un trombone avec férocité et s'emparèrent du stylo plume argenté qui se la coulait douce sur le sous-main. Dagorne prit un ordre de mission dans le foutoir de son tiroir gauche, remplit quelques lignes, le tamponna d'un coup sec et le parapha. Il le tendit à son adjoint et lui intima :
« - Tu descends aux archives et tu me ramènes ce dossier et magne-toi, ça urge. »

L'inspecteur fourra le sésame dans la poche de son pardessus anthracite et sortit en oubliant de fermer la porte. Dagorne, exaspéré, se leva précipitamment et claqua celle-ci. Quelques feuilles s'envolèrent du bureau et s'éparpillèrent sur le vieux parquet. Dagorne ne se donna pas la peine de les ramasser et prit une sèche qui traînait sur le bord du cendrier. Il alluma la brune avec une allumette, laissa le tabac s'enflammer et ce n'est qu'en entendant le grésillement rassurant de sa cigarette qu'il se calma.
Un brouhaha perpétuel se percevait dans les couloirs. Mal noté par ses supérieurs, on avait collé Dagorne au 5ème étage dans un local assez étroit et encombré d'une armoire ployant sous le poids des dossiers en cours. Après une longue carrière au Banditisme, Dagorne prenait son mal en patience et, sans se faire remarquer, tâtait encore le terrain et y retrouvait d'anciennes relations de la rue. Certes il ne payait pas de mine dans son minuscule bureau mais il gardait des réflexes de loup au dehors et les malfrats se donnaient le mot à son approche. Depuis trois semaines, un tueur évoluait dans le quatorzième et, en dépit d'une surveillance accrue de la police et de ses intermédiaires, perpétrait des crimes abominables sur des femmes.

Le souci principal était la difficulté de profiler ce malade pour la simple et bonne raison qu'il n'avait pas de mode opératoire spécifique. Il assassinait au petit matin comme dans les heures sombres de la nuit, des bourgeoises ou des putes, des jeunes comme des rombières. Téo Dagorne mettait un point d'honneur à résoudre ce problème pour deux raisons : ça se passait sur son fief et il ne pouvait le tolérer et il retrouverait un semblant de fierté à la Judiciaire. Des hommes en planque, des bars infiltrés, des faux passants et ouvriers, la surveillance des hôpitaux et des cliniques, les patients à risques et hospitalisés à domicile... tout était en place et on n'avait rien ! Pas le moindre indice à se mettre en bouche, pas de révélations indiscrètes et susceptibles de révéler une piste quelconque... ça en devenait décourageant. Bien évidemment le commissaire principal n'était pas chargé de l'affaire mais, en souterrain, il avait organisé un véritable réseau d'informations diverses. Tout le pouls de la rue résonnait dans le creux de la main de Dagorne. On ne pouvait lui souffler l'assassin ! Il en était hors de question et, dans la tension du bureau, Soupiot le devinait.
Dagorne s'étira quelques instants, fit craquer les os de la nuque et se leva. Soupiot prenait son temps pour revenir et devait, comme à son habitude, causer avec le responsable des archives, René dit : « La Paperasse » ! Il était incorrigible et était la mémoire vivante de la P.J depuis une trentaine d'années. Dagorne pouvait également s'enorgueillir d'un vécu riche en émotions et anecdotes en crimes crapuleux et chroniques croustillantes mais ne désirait pas s'étendre dessus. Soupiot prenait son temps et cela exaspérait le commissaire. Il n'avait guère le temps de plaisanter avec un tel sadique dans son arrondissement. Il prit un filtre et le cala dans l'entonnoir de la cafetière. Il le remplit d'un mauvais café et versa l'eau. Il sortit le sucre d'un des tiroirs de son bureau et mit l'appareil en marche. L'eau frémit et une bonne odeur d'arabica se répandit dans la pièce. Dagorne se sentait moins anxieux à présent et ce n'est qu'en entendant les pas effrénés de son collègue qui remontait, que le commissaire reprit son air renfrogné.
« - Tu as mis le temps, vociféra Dagorne.
- Je sais chef mais « La Paperasse » m'en racontait une bonne et...
- J'm'en fous ! File moi le dossier », répondit-il en tendant le bras.

Soupiot s'exécuta et lui déposa un vieil intercalaire jauni et craquelé sur les bords d'où émergeaient une dizaine de feuillets. Dagorne ne le compulsa pas aussitôt et se servit une tasse de café. Il ne tendit pas la cafetière vers Soupiot et la réinséra dans son réceptacle argenté. Soupiot ne souffla mot, il connaissait cette humeur qui augurait des journées difficiles. Soupiot choisit la chaise de gauche en face du commissaire et s'affala. Après avoir vidé sa tasse en deux longues gorgées, Dagorne prit le dossier et l'ouvrit. Un dossier médical se distinguait du lot par les nombreuses lignes tapées sous la photo d'un homme jeune et assez beau. Le dossier datait déjà d'une dizaine d'années mais Soupiot reconnut l'homme instantanément.
« - ... Mais c'est la Miche ! » s'exclama-t-il en se levant de son siège.

Dagorne referma brusquement le dossier et l'enferma dans le tiroir. Il donna un tour de clé et l'enfouit au fond de sa poche poitrine. Eberlué, Soupiot ne souffla mot et, vexé, s'attaqua à éplucher l'ongle de son pouce avec le trombone. Dagorne le regarda en coin, sourit et lui enleva l'ustensile des mains avant que son doigt ne soit estropié.
« - C'est pas que je ne veux pas te mêler à mes investigations mais pour le moment c'est encore trop vague. Je laisse dérouler des notions vagues dans ma tête, des intuitions... tu comprends ?
- Oui chef, grommela Soupiot.
- Tu sais quoi sur Miche ?
- Ben c'était une petite frappe. Il a grandi dans le coin de Charenton puis du côté de Montrouge à son adolescence. Des larcins sans importance et quelques affaires de tapinage.
- Comment Paulo le connaissait ?
- Il a dû le croiser dans un rade quelconque ! A une certaine époque Paulo fréquentait des putes du côté des Halles, ils ont forcément dû se croiser à un moment étant donné que c'était Miche qui contrôlait le secteur et...
- Tu penses qu'il avait des ennemis susceptibles de lui trancher la gorge ?
- Franchement non, rétorqua Soupiot. Je vous l'ai dit tout à l'heure, c'était un zonard qui traficotait à droite, à gauche mais rien de bien méchant.
- J'suis bien de ton avis mais un truc me chiffonne tout de même, dit Dagorne l'air soucieux.
- Quoi chef ?
- C'est juste une impression, un sentiment de.... Non c'est trop tôt pour t'en parler. Va faire un tour chez Miche et vois avec le légiste si tu constates une bizarrerie. Discret hein ! Je te rappelle que je ne suis pas censé être sur le coup.
- Ce sera Choubert le légiste ?
- J'espère ! Si c'est pas « La truite », tu te casses.
- Ok patron. » Soupiot enfila son pardessus, s'assura qu'il possédait tout son attirail de flic et sortit.

Un vent frais finissait de balayer les détritus sur l'avenue. Soupiot, d'un pas alerte, rejoignait le logement du drame. Il était bien gentil le patron mais qu'allait-il faire si ce n'était pas La Truite qui s'occupait de la victime ? Encore une après-midi de foutue en l'air pour les instincts du chef ! Déjà une quinzaine d'années qu'ils bossaient ensemble et une relative confiance s'était instaurée malgré le caractère infernal du commissaire.

Dagorne vivait seul dans un trois pièces rue Daguerre. Au moins avait-il un cadre sympathique pour habitation, une petite rue qui fleurait bon le marché et son animation habituelle. Se promener dans le petit matin était un ravissement que ne manquait jamais Dagorne avant de retrouver ses quartiers sordides et la criminalité. La matière des crimes des derniers jours installait une tension palpable chez les flics. La Capitale n'avait pas connue une telle peur collective depuis longtemps. Ces crimes ne possédaient aucune logique et défiaient les experts qui s'épanchaient sur de nombreuses théories qui n'avaient guère fait avancer les choses. On discutait, on polémiquait, on admettait, on idéalisait mais on ne trouvait pas ! A cette pensée Soupiot se mit à sourire. La brise le prit soudain au dépourvu. Il se fourra les mains dans les poches et accéléra son allure. Il n'était plus très loin et devenait anxieux. Il traversa la rue et s'engagea vers l'entrée du bâtiment. Un cordon de police lui barra aussitôt la route. L'un deux le reconnut :
« - Tiens Soupiot ! C'est le commissaire qui t'envoie ?
- Choubert est là ? répondit-il.
- Oui. Entre mais fais gaffe, Josh est avec lui.
- Oh merde ! lança Soupiot dépité.
- Tu l'as dit mon vieux, dit l'agent en faction avec un large sourire. Et je peux te dire qu'il n'a pas l'air commode aujourd'hui.
- Merci pour le tuyau. »

Soupiot lui serra la main et entra. La froideur de la pièce le fit frissonner. En tout cas il mit cela sur le compte de la température. Dans son for intérieur il savait pertinemment qu'il avait les foins de rencontrer le juge Josh. Le juge possédait une prestance à faire pâlir les jeunes premiers. Un port altier, des tempes grisonnantes sur un teint hâlé, des yeux pétillants d'intelligence profondément enfoncés dans un visage carré et dur.
Toute la flicaille admirait et craignait « le père Josh » comme ils le surnommaient. De longue date et de fait notoire, Dagorne et Josh ne pouvaient se sentir ! Des frères ennemis en quelque sorte mais indissociables. Soupiot redoutait l'absence de Choubert et n'avait pas anticipé la venue de Josh. Pourtant le juge, depuis le commencement des assassinats, mettait un point d'honneur à se présenter à chaque découverte sinistre d'un corps mutilé. Soupiot pensa qu'il y avait surtout une pression venant du Ministère et les têtes pensantes devenaient hargneuses.

En apercevant Soupiot, le juge fit sortir les fonctionnaires présents dans la pièce sauf le médecin légiste Choubert qui, les mains gantées et tâchées de sang, achevait son examen autour du cadavre. Le juge se tourna vers Choubert et lui dit d'un ton sans équivoque :
« - Monsieur Choubert, veuillez-nous laisser seuls je vous prie, je vous contacterai demain. »
Le médecin, surpris, enleva ses gants, les jeta dans la poubelle et sortit.
En attrapant au passage son veston, il adressa un clin d'œil rapide à l'inspecteur et referma la porte derrière lui.
« - Alors Soupiot, vous êtes venu sans votre mentor ? lui adressa Josh avec un rictus de dédain aux lèvres.
- En effet, le commissaire me laisse un peu de répit de temps en temps ! émit Soupiot en essayant de teinter sa phrase d'une pointe d'ironie.
- Vous avez bien fait de venir, j'ai quelque chose à vous montrer.... mais donnez-vous la peine de vous pencher vers la victime. »

L'inspecteur obtempéra, sa curiosité mise en éveil, et se tourna vers le visage sans vie et figé dans un masque hideux de souffrance.
« - Qu'y-a-t-il de si spécial, monsieur le juge ? s'inquiéta-t-il.
- Je constate que vous êtes un fin limier » , grogna le juge en l'écartant violemment. Il lui désigna un paquet de cuir noir sous la chaise, un porte feuilles. Soupiot l'ouvrit et tomba des nues en distinguant la photo du permis de conduire.
« - Ne serait-ce pas cet indic.... Ah comment s'appelle-t-il déjà... je l'ai reçu dernièrement dans mon bureau pour une affaire de recel ? murmura Josh.
- C'est un dénommé Paulo monsieur le juge, soupira l'inspecteur. De plus, le témoignage des passants corroborent le...
- Bref ! le coupa Josh, vous savez ce qu'ils vous reste à faire.
- Oui monsieur le juge. Permettez que je me retire.
- Faites mon ami, faites » , dit le juge en le regardant partir, un vague sourire éclairant son visage ; la chaleur rassurante d'un scalpel au fond de sa poche encore assoiffé de sang et.... de femmes.


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