LA ZONE -

Délivrance

Le 15/11/2003
par Aka
La journée avait été difficile. Perdu dans cette foule informe, il essaye d’oublier. « Oublier » : il juge tout à coup le terme un peu fort. Une journée de boulot quoi. Une journée de plus à défendre sa part de bifteak en échange de sa conscience. Une journée de plus à fermer les yeux ; et surtout, à fermer sa gueule.
Une journée de plus qu’il enterrera sous une soirée aussi artificielle que les substances qu’il prend pour les accompagner. En fait, il n’en a rien à foutre de son boulot. Ce n’est qu’une excuse dans une vie où, certes, rien ne va bien, mais où rien ne va mal non plus. Une excuse à ses soirées de débauche. Ses moments d’évasion. Rien que de les imaginer leur fait prendre vie dans son cerveau. L’inhalation libératrice. Cette substance acide qui coule à l’intérieur de ses cloisons nasales jusqu’au moment divin où elle atteint la gorge. Ce regain d’espoir lorsqu’on croit en milieu de soirée que les effets se sont définitivement estompés et qu’on sent miraculeusement à nouveau ce goût reconnaissable entre tous éveiller chacun de ses sens. La musique qui devient plus pénétrante, l’alcool plus suave et moins enivrant. Toutes les barrières tombent alors, même les plus enfouies. Son paradis.
Ca en devient risible de savoir à quel point il est facile de trouver ses soirées « cachées » pour un initié comme lui au sein d’une société où, pourtant, même rêver est un délit. La société a peur, peur de ses fous, sans aucun doute peur de sa folie aussi. L’esprit n’est pas contrôlable ce qui attise la frustration des plus grands. Ils ont réussi à tout faire rentrer dans leur moule, tout est devenu consommable. Vous avez envie d’avoir peur ? Payez donc votre entrée dans un de nos 2000 centres d’attractions ! Vous avez envie d’être heureux ? Payez donc une journée dans nos centre de fabrique de rêves pour vivre les 24 heures les plus inoubliables de votre vie où toutes vos espérances les plus impossibles peuvent être réalisées (n’oubliez surtout pas d’acheter notre cassette souvenir) ! Vous avez envie de baiser ? Payez vous une pute ! C’est l’amour qui vous tente ? Rendez-vous sur notre catalogue, vous y trouverez sûrement l’âme sœur ! Payez. Payez. Payez. Payez. Consommez. Remplissez-vous. Remplissez-nous. Mais l’esprit, les fantasmes, l’imagination… aucune prise. C’est en évoluant au sein de cette société que ses rails de coke quasi quotidiens ont pris une valeur inestimable. C’est son évasion, son paradis.
La frustration amène la colère. La colère amena les sanctions. « Aucune manifestation fantasque de l’esprit » n’est désormais plus autorisée. Et ça veut dire quoi concrètement ? Et bien plus de fiction, que du concret. Réalisme. Partout. Il est trop jeune pour se rappeler la grande vague de censure que subit le domaine artistique et les médias, mais il se rappelle très bien l’interdiction de toute forme de religion il y a vingt ans. Il avait six ans à l’époque et comme beaucoup de gamins de son age, il priait Dieu tous les soirs, le voyant comme une sorte de grand-père attentionné mais un peu trop occupé. Ca lui manque un peu cette sorte d’omniprésence rassurante, mais c’est comme le reste : on s’y fait. La drogue est devenue cette présence. On s’adresse à elle quand on en a envie, elle vous rassure, exauce vos souhaits parce que vous y croyez, mais n’amène rien de réel ni de concret. Une façon de dire « merde » à ce système qui veut contrôler son cerveau en étant bien à l’abris au sein d’un appartement embourgeoisé. Courageux mais pas téméraire : qui a encore le cran, le courage et la volonté de se révolter aujourd’hui ? Et que peut-il bien y faire seul se dit-il pour se rassurer à chaque fois que son esprit commence à dériver à la prise de son rail. Son rail… Il allait être en retard à traîner comme ça. Les places pour avoir de la dope sont prisées, il n’a pas le droit de les laisser filer ce soir. Il en a trop besoin.
« Bon Dieu fais que je n’arrive pas trop tard s’il te plait ». Une angoisse sourde, non de la terreur envahit tout son être tout à coup. Ses yeux s’écarquillent, sa respiration se coupe. Il regarde la foule autours de lui. Elle s’est écartée, le regardant de biais d’un œil inquiet ou plein de colère. Il se retourne. Plus personne ne le bouscule, le vide s’est fait. Certains pressent le pas pour se réfugier dans le flot de passants anonymes, ne surtout pas l’approcher. Il l’a fait. Il a parlé à haute voix. Il s’est adressé à Dieu à haute voix. Non pas dans une prière intense emplie de piété, juste comme ça, une phrase réflexe à la con. Une peur animale s’empare de lui. Il essaye de se fondre dans la foule, mais elle le rejette inexorablement. Il les entend approcher. Nul refuge. Nul part. Ils sont là il le sait. Il est trop tard.

Deux ans déjà. Deux ans qu’il est interné. La logique implacable avait décidé pour lui : pourquoi parler à Dieu serait-il plus sain que de l’entendre comme le prétendaient d’autres patients ? Il ne sortira jamais de cet endroit, il le sait. Il peut désormais prier à loisir si l’envie lui en prend un jour, se laisser porter par ses chimères, imaginer des êtres fantastiques, des paysages délirants. Enfermé dans sa cellule de 5m², il peut désormais prendre le risque d’imaginer la définition du mot liberté, se le répéter, le faire rouler sur sa langue, apprécier sa sonorité, le laisser s’insinuer dans ses veines. Une fois qu’il en a sucer toute la substance, il s’endort, rassasié et heureux.

= commentaires =

nihil

Pute : 1
void
void    le 15/11/2003 à 10:09:52
Oui bon, c'est un peu long pour un mini-article, désolé, mais j'ai plus grand-chose à me mettre sous la dent dans cette catégorie...
Taliesin

Pute : 1
Autorisation de délirer    le 15/11/2003 à 11:08:37
Z'êtes sûr que c'est de l'anticipation? Moi, j'ai l'impression que la réalité a déjà rattrapé l'affliction.
draz
    le 16/11/2003 à 15:25:52
la drogue c'est mal
Kirunaa

Pute : 1
    le 17/11/2003 à 13:12:02
Une drogue pour une autre. Quitte a etre un animal enfermé, pourquoi ne pas l'etre tous frais payés en effet ?
Petit Prince

Pute : 0
...    le 18/11/2003 à 11:56:21

Le style est oppressant à souhait... A certains égards, comme le fait remarquer Taliesin, c'est vrai que ça ressemble déjà pas mal à ce qu'on connaît.

Sauf pour les religions, hélas ! L'opium du peuple, c'est mal !
Cep
    le 20/11/2003 à 22:15:32
Pour tout dire c'est vrai que c'est tres dur de vivre avec des gens qui ont un problème de consommation, et souvent l'espoir disparaît! Surtout que souvent ces personnes là sont manipulatrices...manipuler à cause que leur problème les ont rendus ainsi...
Souvent on peu croire un instant que ces personnes sont de très bonnes personnes...lorsqu'elles ne sont pas sous l'effet de l'alcool, de drogue ou de leur défouloir….puis la réalité et l'illusion nous font vite comprendre que ce n'est pas le cas.
Bref Aka comme d'habitue ton article était excellent, tu es la meilleure et tu nous le démontre bien ;P

oui oui je vais recommencer à prendre mes médicaments dès ce soir promis ;)
Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 24/11/2003 à 12:21:10
On a tous besoin d'une drogue. Les drogues sont à glorifier, elle sont le ciment de nos sociétés, elles nous poussent à être docile, à oublier nos ego endormis et à prôner le consensus...

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