Il avait l’impression d’avoir passé les deux dernières heures à se tortiller sur son fauteuil et à déserrer et remettre en place son nœud de cravate. Les autres participants à la réunion débattaient de l’installation du complexe de magasins d’usines aux abords de la ville, un sujet primordial pour l’avenir commercial de la région mais aussi la survie des petits commerces du centre-ville. En tant que préfet, il aurait du entrer de plain-pied dans la discussion, imposer son point de vue sur la question, trancher entre les diverses positions. Mais aujourd’hui il se sentait totalement à l’écart de ces marchandages de petits boutiquiers et laissait glisser les regards interrogatifs de ses collaborateurs sur lui sans les relever. En vérité, ces incessants débats entre partisans du libéralisme marchand global et casaniers défendant leurs minuscules intérêts le lassaient profondément.
Il laissa son regard courir au plafond pour s’extirper de cette gangue d’arguments sans fin, toujours les mêmes depuis son entrée en fonction. Que ces hurluberlus continuent à se déchirer comme ils le faisaient de toute éternité, toujours avec les mêmes armes et les mêmes méthodes. Rien n’avancerait jamais dans un tel bourbier d’autodéfense pointilleuse. Qu’on ne compte plus sur lui pour cautionner ce cirque.
Des vagues blanches passèrent devant ses yeux, il s’efforça de les chasser en respirant plus fort. Le premier de ces roquets qui aurait le malheur de lui adresser la parole subirait le poids de sa colère.
Ca n’allait plus du tout. Il avait très chaud et ne saisissait pas un mot des paroles de Maryse, sa secrétaire. Celle-ci sentait bien que quelque chose n’allait pas, mais elle n’osait visiblement pas lui poser de questions précises. Cette pauvre employée-modèle, censément épanouie, soumise à l’autorité de son maître, n’était rien de plus finallement qu’une chienne battue résignée qui geignait l’autorisation de se retirer.
M. Terdian essuya une nouvelle fois la sueur excessive sur son front d’un revers de manche, et, perdant tout contrôle de lui-même, oubliant le sens élémentaire de la bienséance, lui ordonna de « ficher le camp ». Il sentit quelque chose se briser en Maryse tandis que son regard s’éteignait sous cet assaut de violence verbale aux limites de la démence. Elle se retira peureusement du bureau, laissant le préfet fulminer d’une fureur aveugle et inextinguible. Emporté dans le tourbillon titanesque d’une folie sacrée, M. Terdian prit un tampon de date et oblitéra au moins dix fois de suite un permis de conduire laissé par Maryse ! Puis, épuisé par cet atroce accès, il se laissa retomber sur son fauteuil et détourna douloureusement le regard de ce permis maculé, son œuvre de destruction encore marquée de sa colère.
Il était passé de l’autre coté. Les conséquences n’avaient plus d’importance, et ce jeune homme qui verrait son permis annulé n’existait même plus à ses yeux. Le préfet était devenu un rebelle à l’institution, un combattant enragé qui détruirait tout sur son passage. Un symbôle.
Au diable la courtoisie ! A mort les bonnes manières ! A bas les formulaires et les paperasseries sans fin ! Il était le seul à pouvoir mettre un terme à ces absurdités sans nom qui gangrenaient la société d’un mal implacable.
M. Terdian était devenu par son acte un vandale de la pire espèce, une espèce de terroriste administratif incapable de contrôler lui-même la puissance maléfique de sa folie. Il allait être pourchassé, traqué et on allait l’enfermer comme un chien sa vie durant.
Non.
Il ne les laisserait pas faire. Il se battrait jusqu’à la mort, quitte à en arriver aux pires extrêmités. Plus rien ne lui faisait peur, il n’avait plus rien à perdre.
Il se redressa d’entre des abîmes vrombissants de terreur pure, incarnation noire et ricanante de la Destruction.
A Maryse qui entrait à cet instant dans le bureau, il intima sèchement l’ordre de le laisser tranquille jusqu’à ce que tout soit consumé, savourant intérieurement la vague de détresse qu’il sentit monter chez sa secrétaire. Tout serait bientôt terminé. Il avait basculé. Sans se préoccuper de la jeune femme qui s’enfuyait paniquée, il se mit à méthodiquement déchirer tous les permis de conduire qui passaient sous sa main, subissant des vagues monstrueuses de jouissance physique. Le monde partait en cendres autour de lui et d’un geste quasi-serein il renversa du plat de la main tous les papiers entassés sur le bureau. Rien ne devait réchapper de l’holocauste terminal. Il renversa frénétiquement un vase de fleurs séchées sans se préoccuper des flots qui aspergeaient ses mocassins. Emporté dans une furie mystique monstrueuse, il passa le point de non-retour en éteignant son ordinateur sans passer par le menu adéquat ! Au diable les conséquences ! Il cherchait la destruction, la fin d’un ordre établi représenté par cette idole sanguinaire de silicone et de métal.
Haletant, éteint, il s’effondra dans un coin de la pièce, pleurant à chaudes larmes sur la fin de son monde. Tout était perdu, tout était terminé.
Plus rien ne serait plus comme avant. Il avait franchi le cap de la plus pure démence, il avait franchi la barrière. Il venait de s’ériger au statut de celui qui déstabilise le Système, le déclencheur, le grain de sable dans l’engrenage. Il avait fait ce qu’il avait à faire et plus rien ne serait plus comme avant.
Maryse entra dans la pièce avec un vigile et comprenant la situation se précipita en avant, mais trop tard.
___
« La famille Terdian est au regret d’annoncer la mort de Serge Terdian, préfet de Eure-et-Moselle, qui s’est suicidé ce jeudi 20 août en se tirant un stylo-plume dans la tête. Les funérailles seront célébrées dans la plus stricte intimité. »
M. Terdian soupira bruyamment bien que ce ne fût pas là son habitude. Montrer ainsi son exaspération, c’était pour lui manquer de respect à ses interlocuteurs, mais il ne se sentait pas présentement dans un état qu’il eut qualifié de normal.
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
dingue on a quant même échappé à un double homicide au tampon encreur... c'est sympa comme boulot çà, prefet, çà doit être un peu comme quand on était petit et qu'on estampillait fébrilement toutes les feuilles blanches qu'on pouvait trouver: quitances de maman, impots de papa, chèques et tutti quanti, à grands coups de tampons Disney... c'est que çà peut suciter des vocations c'est comme un peu le kit chimie 2000 avec Ali le chimique le cousin de Sadam qu'est resurgit d'entre les morts ?
En tous cas c'est super bluffant à quel point t'arrive à t'auto-imitter. N'empeche, il manque quelques références à la chirurgie aléatoire, au néant absolu et à des mots tels qu'improbable ou grégaire...
Je sais, j'aurais du rajouter quelques bouts de bibles du néant à droite à gauche, mais j'avais peur qu'on confonde ce texte avec mon bouquin à force
A bas la racisme envers les arméniens!
*** ceci était un commentaire parfaitement inutile de la ligue de protection des noms de famille en -ian***
A part ça, marrant, mais je trouve que tu aurais pu pousser un peu plus dans le coté carricatural.
Et je suis une grosse conne
commentaire édité par nihil
Fis à l'abus de pouvoir!
C'est nul
Comme toujours avec nihil, une très bonne leçon de style. Après, bon, l'histoire, hein... J'ai souri au départ, mais la fin était trop prévisible pour m'arracher une franche rigolade. (le coup du stylo-plume est quand même génial)