I shot a man in Reno

Le 21/04/2025
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par Mack Blask
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Thèmes / Saint-Con / 2025
Bigre de bigre, un vibrant hommage aux polars des années 30, 40, 50. On y croise les noms de James Cagney et d'Alan Ladd, des ambiances dignes de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou Edgar Wallace, le tout avec "Folsom Prison Blues", de Johnny Cash, en toile de fond. Pour le reste, une histoire de vengeance racontée dans une langue atypique, pleine de jolis mots et de tournures chocs. Bonne came, bonne petite crémation, sans parler de la narration à deux voix. Un peu alambiqué, ou juste sophistiqué, à vous de voir.
Ce con serre de toute sa force le trou d’entrée de la balle au milieu de son cou pour empêcher le sang de jaillir. Son autre main agrippe encore mon poignet. Peut-être souhaite-t-il m’emporter pour barboter avec lui dans la fausse septique de l’enfer. En tout cas, il n’a pas été assez rapide pour dévier la trajectoire. La balle a dû lui creuser un joli petit tunnel au travers des chairs avant de ressortir au ras de la colonne et aller briser le néon Pabst Blue Ribbon qui ne clignotera plus, nous abandonnant à la nuit et à la noirceur d’âme de cette ville. Il reste immobile, debout, face à moi, les yeux pleins d’une fichue terreur qui commence à me faire agréablement bandouiller. De si près, je sens l’odeur de barbaque brûlée qui se mêle à celle de la poudre de mon S&W Chief’s Special. Je sais, et il sait, que l’arrière de son cou est dans un sale état. Une plaie probablement aussi large qu’un verre à whiskey et des vertèbres toutes surprises d’avoir vue sur l’extérieur. D’ailleurs, il doit sentir, dans son dos, son sang couler lentement comme un calme câlin de la camarde. Il n’y a plus qu’à attendre. Et putain, ce ne sera pas long.
Tout est arrivé en même temps, l’explosion de la charge, l’éclair des gaz enflammés et cette piqûre à mon cou. Puis le silence et l’obscurité. Puis la douleur. Maintenant, je ne peux plus rien voir d’autre que la face de cette enflure à dix pouces de mon nez. Son haleine pue le smoked jerky et la frénésie fétide. Ses yeux de fou semblent chercher quelque chose au fond des miens.

Pourtant le bâtard s’accroche. Depuis combien de temps sommes-nous plantés dans la pénombre, nos regards rivés l’un à l’autre ? Ce connard s’était d’abord attendu à un coup de grâce, puis avait compris qu’il ne viendrait pas. Je ne suis pas là pour ça. Il a ensuite essayé d’articuler la question, mais ses cordes vocales décorent actuellement un mur de chaux, dix pas derrière lui. Comme un Jackson Pollock miniature. Il n’a pu produire qu’un gargouillis minable de salive et de sang. Genre plomberie négligée de motel pour journaliers chicanos. Pourquoi un homme qui n’a vécu qu’une vie de bousier veut-il tellement connaître la raison de sa mort ? Un couple vient de sortir du bouge. Il passe devant l’entrée de la ruelle, en riant trop fort. Je reconnais sa voix, c’est la fille à la perruque peroxydée. La pute à tif et talons demande à son putatif étalon de l’attendre. Avant qu’il n’en fasse autant, elle pénètre l’impasse et s’avance dans notre direction. Cette grognasse va tout gâcher. De plus en plus proche, elle furète entre les tas de détritus et les recharges de bière vides tel un rat cherchant une souris à honorer. J’attrape la boucle de ceinture de mon gars et, lentement, tourne mon .38 vers la femelle. La main du crevard serre plus fort mon poignet. J’avais bien deviné qu’il en pinçait pour cette carogne.

C’est Betty-Lou qui approche. C’est elle, j’ai reconnu son rire. Ce salaud l’a menacée tout à l’heure. Bon sang, je ne veux pas qu’il s’en prenne à elle. Il faut qu’elle se sauve, il faut que je la prévienne. Rien, aucun son, je ne parviens pas à crier. La douleur explose dans ma gorge, jusqu’aux poumons, jusque dans mon dos, jusque dans mon crâne. Je m’en fous, il faut que Betty-Lou se casse. Tire-toi Betty-Lou, ce n’est pas grave, tu peux me laisser me noyer une deuxième fois.

Finalement, à dix yards de nous, elle trouve le coin ont elle rêvait. L’urine lourde gicle sur la dalle de béton. Son bruit, heureusement, couvre les hoquets pathétiques, qui voudraient être des appels au secours. Cette fille a pas mal de pintes dans la vessie, car la source ne tarit pas. Enfin, elle se reculotte.

Elle s’en va ! elle est sauvée. Merci mon Dieu. Betty-Lou, je n’aurais pas voulu t’avoir retrouvée après toutes ces années pour t’apporter la mort. Pars avec ton client, va faire son bonheur. Je comprends que tu te sois tirée tout à l’heure, quand ce salaud t’a montré son flingue. Et moi, comme un crétin, je suis resté avec lui, appâté par ses putains d’amphétamines. Depuis la Corée, j’en ai besoin pour soigner mes tripes et mes trips.
« On est puni par où on a péché », nous serinait frère Brigham. C’est vraiment à cause de la dope que j’ai mérité ça ? Ou est-ce que je meurs pour rien ? Juste parce que ce type s’est trompé de client ?


La pouffe a décarré et je peux à nouveau me concentrer. La peau de l’aspirant-charogne a pris une couleur de plomb, comme si le sang avait renoncé à y circuler. Toute la vie de cette face s’est rassemblée dans le regard et dans les sourcils qui m’interrogent fixement.

J’étais rentré dans cette ruine de speakeasy bien décidé à y trouver un cobaye pour ma petite expérimentation thanatique. La salle était bourrée de sous-fifres de casinos et de flambeurs fauchés en mal de bonnes femmes. Ou excédés par la leur. Pas un dont l’existence aurait manqué à l’humanité, probablement pas même à sa mère. Pas même à son chien. Pas même à son ombre. J’avais le choix : rien que du connard de première, du maturé en fût de chêne, du roulé sur la cuisse d’une vierge. Mon regard fut attiré par un quidam à barbe carrée, sans moustache, fringué exclusivement de noir. Son chapeau plat était posé à côté de sa virgin root beer. Ça schlinguait le mormon en mission. Tout gosse, mon vieux m’avait prévenu : « S’il y en a un qui frappe à la porte, tu discutes pas, tu décharges la carabine dans sa tête. Après, on le clouera à la porte de la grange. Ça fera fuir les autres ». Il taillait le bout de gras avec une pute fatiguée qui semblait le connaître. Il avait l’œil mielleux et la lippe cauteleuse du dévot ramenant une vieille chèvre égarée sur le rectiligne chemin. C’était trop beau, j’avais trouvé ma gueule de con canonique, archétypale, paradigmatique, mon bouc sacrificiel, mon bœuf gras, mon agneau pascal. Je les rejoignis dans leur box et m’assis d’autorité à côté du preacher, trois Rheingolds aux mains. Sans s’étonner de mon culot, la décatie s’en appropria une qu’elle entreprit aussitôt de godailler telle une évacuation d’évier collectif. L’homme de trop de foi refusa la sienne en me fusillant du regard. Dès que le cul de sa chope fut aussi sec que le sien, la pute se mit à me débiter son baratin. Elle avait été élue Miss wet tee-shirt 1949 à Lake Tahoe. Et elle avait tout ce qu’il fallait pour faire croire à son boniment. Comme la moitié des racoleuses du nord Nevada, elle s’était attifée d’une perruque à la Marylin pour les touristes venus à Reno y traquer les fantômes des Misfits. Je n’allais pas la laissais réciter son rosaire. Je lui ai écrasé le pied en touchant la crosse de mon flingot. Elle a compris le message et s’est tirée en tortillant du derj : « Allez, les garçons, j’y vais. Soyez sages ». Sa voix de mule usée m’a rappelé celle de ma mère quand j’étais gosse : « Son, always be a good boy, don’t ever play with guns ». Je n’étais pas resté un bon garçon et être sage n’entrait pas dans mes intentions. Le con-parangon voulut se lever. Je l’attrapai par l’épaule et lui écrasai le fignard sur le skaï pleine peau, puis, je glissai sous son chapeau, de façon à n’être vu que de lui, un flacon de Benzédrine, tout en chuchotant un prix qu’aucun gazier y ayant goûté ne pouvait refuser. Sur son visage, je pus lire l’épique et intemporel combat du bien et du mal. Le plus fort l’emporta et on convint de se retrouver derrière le bar.

Betty-Lou, c’était il y a quoi ? Vingt ans ? Je te matais chaque matin et chaque fin d’après-midi derrière les vitres du Wild Moe’s en me faisant l’effet d’un vieux pervers reluquant le Chaperon rouge. Et j’aimais ça. Pourtant, je ne devais pas être beaucoup plus âgé que toi. Un an ou deux peut-être, mais pour moi l’école était tellement loin. Je devais déjà en être à mon dixième job pourri, tout juste suffisant à remplir ma panse de Campbell, mes poumons de Camel et mon foie de Calvert. Il avait fait si chaud ce jour-là à Reno. Une de ces sales vagues de chaleur lourde qui engluait toute la vallée pendant des semaines. Pour moi, c’était une occase en or. J’avais réussi à démarrer un coupé Cadillac Sixty Special’48 bleu Pacifique. Juste le genre de chignole dont le proprio a les moyens de te coller les flics au cul jusqu’aux plus amers regrets. J’avais cramé mes économies pour m’acheter une chemise de popeline et une montre à bracelet métallique. J’étais allé t’attendre au perron de ton lycée. Quand tu es sortie, je t’ai sifflé et t’ai demandé si tu voulais monter te rafraîchir au lac Tahoe avec moi. Tu as répondu oui aux chromes et au transistor à syntonisation. Une demi-heure plus tard, au moment où nous avons débouché de la forêt face à la berge du lac, le ciel s’était couvert d’une telle épaisseur de nuages noirâtres que la nuit semblait tombée. Cependant, nous n’aurions pour rien au monde renoncé à notre bain. Nous avons couru vers l’eau sans même nous déshabiller et avons plongé ensemble alors que les premières gouttes piquaient la surface. Soudain, un énorme éclair a illuminé le plateau juste au-dessus de nos têtes. Au même instant, le tonnerre nous a déchiré les tympans. La foudre s’est séparée en immenses guirlandes de métal liquide qui sont allées frapper les plus hauts des séquoias entourant le lac. Tu t’es précipitée vers moi, as serré ton corps contre le mien et nous nous sommes embrassés. Lentement, le poids de nos habits nous entraînait vers le fond. Puis, tu t’es débattue. Je t’ai lâchée, et t’ai poussée vers la surface. Je suis resté dans la masse liquide sombre, j’étais si bien. L’eau fraîche avait lavé ma carcasse de sa couche de sueur, mes vêtements de la crasse de Reno et ton baiser, mon âme de ses péchés. Je laissais le grand lac noir prendre possession de mon corps. Plus jamais je ne serai aussi heureux. Brusquement, je pris conscience que j’allais me noyer, j’avais besoin d’air, tout de suite.

Il n’arrive plus à respirer par le nez et la bouche. Il relâche la pression sur sa gorge. L’air s’engouffre par la plaie en faisant vibrer les chairs déchirées. Des giclures de sang commencent à poisser mon paletot. Je repense à ces figurants qui clamsent en moins de deux après avoir été touchés par une balle d’Alan Ladd ou James Arness. Je n’y ai jamais cru : un homme, ça gerbe sa vie au ralenti, surtout quand il ne veut pas y aller. Et il veut jamais. Le mien, par exemple, il vient de se délester d’un bon quart de gallon de sang frais et il tient toujours debout.

Lorsque je suis arrivé à la surface, j’ai pu t’apercevoir prendre pied sur une plage de galets. Sans te retourner, tu te dirigeas vers la route, arrêtas une Plymouth De Luxe noire pleine de fêtards torchés et disparus avec eux. Je suis resté seul dans l’immense lac, le visage fouetté par d’énormes gouttes de pluie, le corps plongé dans une eau de plus en plus froide.

Et ce soir, Betty-Lou l’entraîneuse m’apprend que la Plym avait emmené la Betty-Lou encore lycéenne dans un hôtel de luxe à Tahoe City. Ne m’ayant pas vu remonter, tu n’avais pas alerté les secours pensant que c’était inutile : je devais m’être noyé. Tu avais plutôt participé à ce concours de tee-shirts mouillés qui aura été le triomphe de ta vie.


Dans l’ombre, la mare de pisse s’approche silencieusement de nos semelles. Sans surprise, elle est blonde et bien mousseuse. Les yeux de mon gars n’ont pas bougé, mais il ne me regarde plus, il écoute. Une sirène. Une voiture du Police Department vient de déboucher sur North Arlington, du côté de la West Fourth. Soit quelqu’un a entendu la détonation, soit les flics sont en retard pour valider leurs tickets de l’American Lottery. Pour la première fois, je sens un parfum d’espoir flotter sur son visage. Comme un homme qui tombe d’un arbre tente de s’accrocher à une toile d’araignée. La voiture ne s’arrête devant aucun des guichets de vétéran le long de l’avenue, elle continue de s’approcher de nous. Dans moins d’une minute, elle sera à la porte de cette vieille épave de speakeasy. J’ai encore largement le temps de mettre les voiles et de le laisser agoniser ici dans la crasse des poubelles, les vomissures séchées et la pisse de la fille. Je ne le fais pas. Ça non plus il ne va pas le comprendre, ce sera une question de plus dans sa tête.

Frère Brigham nous répétait : « On a beau dire que c’est difficile de mourir, immanquablement tout un chacun finit bien par s’en tirer ». Il avait raison. Je sens que je n’ai plus beaucoup d’efforts à faire pour y arriver. Si ces putains de flics ne viennent pas tout gâcher.

La voiture pile devant le trottoir en crissant des pneus, comme dans les films avec James Cagney. Ça devient mauvais pour moi. Le conducteur entre dans le bar, pendant que son partenaire s’assoit tranquillement sur son capot, m’interdisant la sortie de l’impasse. La barre de gyrophares nous éclabousse de lumières alternativement bleues et rouges. Les hurlements de la sirène me vrillent les nerfs, pourtant, là, j’ai vraiment besoin de me concentrer.

Je replonge dans ses yeux. Nos avenirs en sont brusquement venus à se ressembler. Le sien, entre quatre planches d’agglo, séparé du monde des vivants par l’épaisseur de terre qu’aura bien voulu lui concéder le fossoyeur. Le mien, si je n’arrive pas à m’enfuir, dans une cellule de huit pieds sur huit, séparé du monde des vivants par les murs mastocs de la prison de Folsom. Ce qui me laisse tout de même une chance d’y rencontrer Johnny Cash, s’il revient y donner un concert. J’aurai des trucs à lui dire qui l’intéresseront.

Ses doigts glissent sur ma peau comme des vers tétraplégiques et lâchent mon poignet. Il a besoin de ses dernières forces pour respirer et tenir debout. Il sait que les policiers arriveront trop tard pour lui et a renoncé à comprendre pourquoi un inconnu lui a fait exploser le cou et reste le regarder dans les yeux. Ça y est, cette fois il se laisse aller. Il aura réussi à mourir sur ses deux pieds. Ou pas loin. Comme quoi un con peut parfois mériter un brin de considération. Je lâche sa ceinture. En s’effondrant, il macule mon falzar de pisse. Je ne lui en veux pas. La mare dans laquelle il marine a pris une jolie couleur oranger, mélange de ses fluides corporels et de ceux de la fille. Bizarre, je suis vaguement sensible au romantisme de la chose.

J’ai l’impression d’entendre résonner dans mes oreilles les pas de Betty-Lou qui s’éloignent doucement, de plus en plus assourdis, de plus en plus lents. Elle est loin désormais, avec son client bourré et incapable de se rendre compte qu’il emporte mon ange avec lui. Non, ce n’est pas possible que j’entende encore Betty-Lou, ce ne sont pas ses talons, les battements viennent de ma poitrine. Je crois que je suis tombé.
Quand je parvins à m’extraire des bras noirs du lac Tahoe, l’humidité avait atteint la moelle de mes os du cul. J’ai essayé d’allumer un feu pour me réchauffer, mais rien ne prenait à cause de la pluie.


Il faut maintenant que je me débarrasse du corps ou, au moins, que je le rende méconnaissable, car on m’a vu parler avec ce con. Heureusement, je déniche un vieux bidon de Conoco à moitié plein. J’arrose de pétrole lampant mon macchab recroquevillé, telle une araignée morte, dans son mélange résiné-chassure, craque une alloufe, et laisse l’ensemble pousser un splendide shoufff puis grésiller joyeusement en illuminant la ruelle d’une guillerette apocalypse. Le bric-à-brac accumulé se lance dans une danse hallucinée. Et c’est beau. Et je me sens bien. Je repense à mon vieux, il aurait été fier de moi. C’est bête à dire, mais, là, je suis ému.

Alors, j’ai pompé du gasoil de la Caddy, je l’ai versé sur les sièges et j’y ai jeté mon Zippo. Vingt secondes plus tard, le réservoir explosait et je disposais de la meilleure source de chauffage depuis l’invention du calorifère. Je m’assis devant le spectacle. Pendant que je séchais, j’ai pensé à cette chiasserie qu’était ma vie, à cette ultime foirade avec Betty-Lou. Je pris conscience que j’avais touché le fond, j’en récurais la merde depuis des mois. Il fallait que je reprenne ma vie en main. Une Voix résonna en moi qui m’a dit choisir la route de lumière, celle qui mène à la divine flamme. Finalement, Betty-Lou, c’est grâce à toi que le lendemain, je me présenterai à l’église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, à Carson City, pour être baptisé.
Pour l’heure, je contemplais les cramages synchrones de la Caddy et de mes foutues illusions. Un écureuil commit l’erreur de me confondre avec un putain de touriste. Ce connard venait me mendier un bout de sandwich. Je lui ai arraché son pyjama, l’ai enculé sur une branche et fait roustir sa viande. J’étais bien. Et c’est là, à la chaleur des flammes, dans les vapeurs de pétrole brûlé et la bonne odeur de con grillé que j’ai entendu l’appel de mon Créateur.


Je m’accroupis devant le barbeuq et lui confie inutilement : « Je voulais juste regarder un homme mourir. »