D'abord, je sais que le titre est niais, mais je l'ai choisi en tant que tel. Et je l'apprécie.
Cette histoire fantastique relate un souvenir inoubliable d'une journée pas comme les autres. En effet, je ne m'étais pas attendu à ce qui s'en est ensuivi. Lisez-la si vous voulez connaître ma rencontre avec la belle Irina et avec mon sombre rival. Ne la lisez pas si vous n'êtes pas sensible à la douce musique de la romance et que vous n'aimez pas les bêtes.
Cette histoire fantastique relate un souvenir inoubliable d'une journée pas comme les autres. En effet, je ne m'étais pas attendu à ce qui s'en est ensuivi. Lisez-la si vous voulez connaître ma rencontre avec la belle Irina et avec mon sombre rival. Ne la lisez pas si vous n'êtes pas sensible à la douce musique de la romance et que vous n'aimez pas les bêtes.
J’aime bien les cafés philos. Le thème de celui-ci était : « Les animaux ont-ils une conscience ? », sujet convenu bien crétin destiné aux brouteurs de graines et aux végans hystériques, ne le prenez pas mal si vous cochez ces cases, j’exècre les humains de toutes sortes (ou alors prenez-le mal, je m’en fous complètement). J’avais écouté mollement les différentes interventions, gagné par une somnolence due à la seconde bière qui tiédissait dans ma main et surtout aux sempiternelles jérémiades des mémères à chiens ou des bobos bienpensants, teintées de bribes de philosophie bon marché. Mais donc, j’aime bien les cafés philos grâce à cette pluralité de conneries rassemblées autour d’une sympathique convivialité. Si vous me trouvez aigri, vous avez raison. Si vous me trouvez maso, y’a aussi un peu de ça.
On en était au concept de la sélection naturelle de Darwin quand Irina a débarqué dans le café, avec ses cheveux foncés par l’eau de pluie et ses joues d’une fraicheur de rosée, dans son jean délavé trempé qui collait à ses cuisses de sauterelle. Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine et je suis tombé instantanément amoureux (ouais, je sais que vous trouvez ça ridicule et sachez que je vous emmerde parce que c’est exactement ce qui s’est passé, et à part ça je n’ai jamais eu l’intention de vous plaire). Elle a commandé un kir framboise qu’un serveur servile s’est empressé de lui apporter, tandis qu’elle s’excusait de son retard et qu’une insupportable rombière expliquait que NON, Darwin s’était trompé sur toute la ligne car OUI, même les animaux les moins endurants pouvaient s’en sortir dans la nature, parce qu’ils avaient eu la capacité de développer une INTELLIGENCE et d’ÉVOLUER, derniers mots qu’elle prononça avec une délectation appuyée et un sourire satisfait qui lui octroya immédiatement une tête à claques, mais je sais encore à peu près me retenir. On s’était carrément éloignés du sujet et je m’en foutais pas mal, occupé que j’étais à épier les expressions fascinantes sur le visage concentré d’Irina, sa façon de siroter son kir avec ses lèvres joliment pincées, son regard attentif, son air concerné. Il fallait absolument que je manifeste ma présence, au lieu de me tortiller sur ma chaise. Je me suis lancé comme si on m’avait piqué le cul avec une aiguille, l’œil allumé : « Dans ce cas, pour quelle raison les primates, qui sont les plus proches de l’intelligence de l’homme, n’ont-ils pas évolué jusqu’à eux-mêmes devenir humains ? » Quelques personnes dans l’assemblée ont hoché la tête avec une sympathie gratuite qui m’a fait chaud au cœur (dans ces moments précieux, on se rend pitoyablement compte qu’on a besoin des autres). C’est alors qu’une voix détestable s’est élevée :
« Ils n’ont pas évolué parce qu’ils n’en avaient tout simplement pas besoin, ils s’en sortent très bien dans leur environnement. »
Le propriétaire de la voix était un type avec de petites lunettes aux montures émeraude qui avait vaguement participé jusque-là, mais qui déballait la grosse artillerie probablement pour la même raison que moi.
« C’est vous qui le dites ! » Cette petite voix nasillarde qui venait de lancer une piètre estocade, par contre, c’était la mienne. Les lunettes vertes eurent l’air interloquées. « C’est plutôt Nietzsche qui le dit, mais merci du compliment ! » a-t-il répliqué avec l’assurance condescendante de celui qui a l’habitude de parler en public, public de traitre qui a émis de concert des gloussements indulgents à mon endroit. J’ai capté du coin de l’œil qu’Irina n’avait pas ri, ce qui m’a un peu consolé. « C’est vous qui le dites ! » ai-je bêtement répété, attirant cette fois l’étonnement de l’assistance par mon obstination dépourvue d’arguments. Ma main tremblait tellement de rage contenue que j’ai renversé de la bière sur les chaussures de ma voisine de droite qui m’a fusillé du regard, qu’elle avait d’ailleurs suspicieux, me supposant peut-être un alcoolisme qui aurait pu expliquer cet enlisement consternant. Les discussions s’était animées puisqu’on avait enfin évoqué Nietzche, et je fus oublié en bout de table, ce qui m’arrangea tout de même grandement.
J’observais les lunettes vertes à la dérobée, j’ai dû reconnaître qu’il en imposait dans sa chemise impeccable et sa veste bien comme il faut, avec ses cheveux propres et sa mâchoire carrée. Ma bedaine devait me faire ressembler à une espèce qui n’évoluerait jamais, tout comme ces vieux babouins que cet enfoiré de Nietzsche avait condamnés à tourner en rond dans leur jungle.
Le café philo se terminait et je me renfonçais dans mon coin en ravalant mon humiliation qui avait un goût trop familier, quand quelqu’un a lancé l’idée de poursuivre par un petit apéro. Evidemment lunettes vertes était de la fête, et je me suis dit que cette fois, c’était un domaine où je le battrais à plate couture. Sauf qu’il a entamé la partie en payant sa tournée générale, grand seigneur. Nous n’étions que six, dont la somptueuse Irina, mais c’était amplement suffisant pour que je ne puisse pas rivaliser et que je passe pour le pouilleux de service. J’aimerais pouvoir vous dire que j’ai relevé le défi malgré la sombre perspective déjà vécue de devoir faire la manche pendant une quinze jours pour me payer mes clopes et mes Panzani, mais la vérité c’est que j’ai juste remercié avec un sourire de gnome et que j’ai sifflé d’un trait ma 1664, tandis que les autres en étaient à leur première gorgée. « Ah ah ! Sacrée descente ! » a lancé lunettes vertes qui s’appelait en fait Marc. Et j’avoue que je me suis senti absurdement fier, comme si j’avais encore 10 ans et qu’il venait de me féliciter d’une roue arrière en vélo.
Une autre roteuse plus tard, je me sentais assez bien, disposé au pardon (n’oubliez pas que j’en avais deux d’avance. Deux bières, pas deux pardons.). Le sujet de la conversation tournait autour de la maltraitance animale et j’hochais la tête en cadence, sans rien trouver à dire de spirituel, à part des « Ah les salauds ! » que tout le monde ignorait. Mais j’avais remarqué du coin de mon œil torve qu’Irina s’enflammait, ce qui donnait des couleurs excitantes à son décolleté. Je suis sorti griller une sèche, l’air était doux et embrumé d’une pluie fine, les rares passants se pressaient sous les lampadaires, un chien trottinait le long du trottoir et toutes ces conneries poétiques qui me faisaient monter les larmes aux yeux, à moins que ce soit plutôt l’alcool, que j’ai toujours eu attendri. Le roquet s’est arrêté à ma hauteur, il empestait le poil mouillé et une autre odeur indéfinissable entre le rat crevé et les ordures, tout ce qui devait constituer son petit royaume, quoi. J’étais confit d’ivresse, ce qui m’a poussé à gratter aimablement le haut de son crâne pelé, alors il a eu l’air étonné, ça devait pas lui arriver souvent, avec ses yeux chassieux et son museau encroûté de pus jaune.
« Mais quel petit chouuu d’amouuur ! » a ululé une voix survoltée, me vrillant le tympan gauche. Vous l’aurez deviné, c’était celle d’Irina, et elle m’a donné instantanément l’impression d’être recouvert de sirop à la guimauve, ce qui était d’ailleurs vaguement écœurant associé aux relents louches du clébard. « Toi, ça se voit que tu aimes les animaux ! » a-t-elle roucoulé en pétrissant mon épaule de ses longs doigts aux ongles élégants. Et là, elle m’a fait une proposition que je ne pouvais pas refuser, du fin fond de ma douce ivresse qui m’a perdu.
Et voilà pourquoi je me suis retrouvé dans la gadoue jusqu’aux genoux, trempé et incapable d’y voir à un mètre à travers ce rideau de pluie. Comme je suis un type très prévoyant, il me restait moins de 10% de batterie et je ne savais même pas si j’arriverais à retrouver le chemin jusqu’à l’arrêt de bus pour le retour (oui, j’étais venu en bus en espérant qu’Irina aurait un autre moyen de locomotion). Étrangement, elle ne m’avait pas laissé son 06, seulement ce rendez-vous avec une adresse bancale, celle d’un lieu-dit. « Et surtout, tu t’arrêtes avant le pont, près des containers à poubelles. » Elle m’avait aussi recommandé de me cacher, ouais vous avez bien lu, de me planquer pour ne pas qu’on me voie, parce que comme je ne vous l’ai pas déjà dit, il s’agissait d’une mission ultra secrète. Et malgré la bouillasse et les rafales de vent, je me sentais très important. J’avais déniché une lampe de poche et d’autres bricoles qui avaient pris l’eau dans mon vieux sac US qui date des années lycées. Autant dire, il y a un sacré bail ! Je me sentais con, dissimulé dans les fougères, dégoulinant d’eau. Et si elle ne venait pas ? Elle était en retard… Étrangement, j’étais en avance au rendez-vous (ça ne m’arrive jamais), enfin pas si bizarre que ça étant donné que malgré mes trois heures de mauvais sommeil, je m’étais éjecté comme un ressort de mon matelas moisi avec imprimé dans mon esprit embrumé le regard bleu incandescent d’Irina.
Malgré le fracas de l’averse, j’ai entendu un long aboiement bas et lugubre. Quand enfin ça a commencé à bouger du côté de la route (il n’y avait pas eu une seule voiture depuis que j’étais en planque), j’ai aperçu les phares blancs d’un gros SUV qui se garait bien avant le pont. Deux silhouettes sous un parapluie en sont sorties. Deux ?
Le parapluie qui m’a frôlé sans me voir m’a informé que j’avais loupé une grande carrière dans l’espionnage. C’etait bien Irina dessous, toute fringante dans sa combinaison noire et collante. Et le type qui se collait à elle, c’était bien sûr… monsieur lunettes vertes alias Marc, le conducteur du luxueux SUV. J’ai surgi des buissons, les faisant sursauter tous deux (c’était mon intention, j’apprécie les petites victoires) : « Ah, tu es là, a souri Irina, visiblement stressée.
- Je me suis engagé. » me suis-je récrié. J’ai décidé d’occulter la présence de l’autre qui n’avait pas l’air franchement à son aise. « Moins fort ! m’a-t-il reproché en scrutant les alentours d’un air inquiet.
- Vous en avez mis du temps ! » j’ai beuglé en représailles.
Irina m’a adressé un regard vacillant, elle était en train de se rendre compte qu’elle ne me connaissait pas plus que ça. A mesure que nous nous approchions de la propriété, les geignements se faisaient plus nombreux, la cour était jonchée de tout un tas de bordel, mécanique cassée, amoncellement de sacs poubelles défoncés, boîtes de conserves vides en quantités astronomiques. Et surtout, il y avait cette odeur de merde, cette puanteur de putréfaction qui me prenait à la gorge. « Il n’y a personne, chuchote Irina. Les voitures ne sont pas là. On y va, les garçons ! » Je passe sur ce « les garçons ! » qui faisait un peu club des cinq et en grand téméraire, je suis entré en premier dans la cour (puisqu’elle avait assuré qu’il n’y avait personne), j’ai trébuché sur un seau rouillé qui a rendu un bruit tonitruant et qui a donné lieu à de nouveaux aboiements. « Ils sont affamés, a soupiré Irina. Plus de temps à perdre, libérons-les ! »
S’est ensuivie la demi-heure la plus longue de ma vie, bien que cette donnée ne soit pas exhaustive. En ouvrant les box les uns après les autres, nous avons dû faire face à une vision d’horreur : des clébards à moitié ou complètement crevés, rampant dans leurs excréments, leurs corps efflanqués couverts de croûtes. Un seul a osé s’aventurer hors de sa prison, en ahanant d’une respiration sifflante qui ne présageait rien de terrible. « Oh putain de merde… » a glapi Marc, ce qui lui a accordé un degré sur l’échelle de ma sympathie (ah, le connard est capable de dire des gros mots quand il veut !) Le grâcié s’est mis à tourner en rond, se cognant aux cages, le regard éperdu. Irina a voulu le réconforter d’une caresse et il l’a mordue méchamment à la main, mais elle a serré les dents sans une plainte et s’est tournée résolument vers Marc dont la figure avait pris la teinte d’un navet pourri. « Rapproche ta voiture, ils sont trop épuisés pour se déplacer, on va les évacuer. » Il lui a jeté un regard effaré : « Je ne crois pas que… » Elle l’a attrapé par le bras et l’a poussé en direction du chemin qu’on venait d’emprunter : « Vas-y ! Dépêche-toi ! » Il y est allé… et on ne l’a jamais revu, en tous cas pas Irina. Au cas où vous vous seriez imaginé que c’était le con qui allait brûler, vous avez tout faux (Ah ah). Irina m’a tendu une paire de gants de caoutchouc qui remontaient jusqu’aux coudes et a avisé une remorque aux roues crevées. « On va en mettre quelques-uns là-dedans ! » Cette nana était folle, et moi aussi mais pas au point de manquer d’un minimum de réalisme à cet instant précis. « Ça ne va servir à rien, ai-je voulu plaider.
- Si on peut en sauver ne serait-ce qu’une dizaine, on aura réussi ! » Une dizaine… Je voyais mal de quelle façon on allait les charrier, en plus du poids de la remorque !
« Qu’est-ce que vous foutez ici, espèce de connards ? » a rugi une voix qui n’avait rien de canin. Un grand type tout maigre avec une sale bobine a surgi de derrière les baraquements, un fusil entre les mains, canon pointé vers nous. « Eh, du calme ! On est venus pour acheter un chien ! » Il m’a jaugé et il a légèrement abaissé son fusil. « Qui vous envoie ?
- Tony. » J’ai sorti le premier nom mafieux qui me venait en tête et le canon s’est relevé : « Connais pas.
- Assassin ! » a crié Irina, fort mal à propos. L’autre a ricané et craché un glaviot dans notre direction, son regard égrillard l’a détaillé des pieds à la tête. Et moi je me suis fugitivement dit que je ne tenais pas à caner sous cette triste pluie, dans ce carré de boue constellé de merdes de chiens, aux côtés d’une fille que je ne connaissais même pas moi non plus, dans le fond, et pour une cause qui ne m’avait jamais particulièrement touché. Irina était plus vindicative que moi, plus impliquée, plus forte, car elle nous a surpris tous les deux, le gars et moi, en se jetant tous ongles manucurés en avant sur lui. Il y a eu un coup de feu, les chiens ont hurlé à la mort, j’ai saisi le bidon d’essence et j’ai aspergé le malotru des pieds à la tête, et aussi Irina en dommage collatéral. Comme elle l’encombrait en étant presque tombée dans ses bras, il n’a pas eu le temps de me descendre, j’ai gratté une allumette et il ne s’est rien produit à cause de toute cette pluie, bien entendu. Moi j’avais pas le pas la parka dernier cri de mister lunettes vertes, mon briquet et la boîte d’allumettes étaient aussi trempés que moi, et le guignol hurlait aussi fort que les chiens, parce que du gasoil dans les mirettes, ça doit pas faire plaisir. Alors on a roulé à terre au milieu des étrons, je l’ai frappé au petit bonheur la chance, je ne suis pas très physique mais j’ai réussi à attraper une boite de conserve et avec le couvercle tranchant, je lui ai ouvert un sourire enchanté d’une oreille à l’autre. Il a gargouillé un moment, le sang se mêlait à la pluie et à la boue, les animaux avaient miraculeusement cessé de brailler, il régnait presque un calme apaisant et ça m’a fait beaucoup de bien. Je n’ai pas vérifié si Irina était encore en vie, parce qu’en général, quand on a un œil grand ouvert vers le ciel et un trou rouge à la place de l’autre, on n’est pas trop en forme.
Le type a gesticulé, en cadence avec les bras et les jambes qui décrivaient de grands ronds dans la boue, comme s’il était en train d’apprendre à nager. Comme ça durait trop longtemps et que son agonie me tapait sur les nerfs, j’ai saisi son fusil et je lui ai matraqué la gueule avec la crosse. Voyez-y de la miséricorde ou de l’acharnement enragé, en tout cas je ne me suis arrêté que quand j’ai eu mal aux bras et qu’il ne restait plus de sa tronche qu’une sorte de pizza aux ingrédients exotiques.
Je me suis dit qu’il fallait que je trouve un téléphone pour appeler je ne savais pas encore qui, la batterie du mien ayant déclaré forfait, et je me refusais à fouiller les poches des deux macchabées. Je suis entré dans la première maison, il y en avait deux sur le terrain, en plus des box, des sortes de cabanes en bois comme dans La colline a des yeux. A l’intérieur il y avait autant de capharnaüm que dans la cour, ça puait la pisse et le graillon, et au milieu de tout ça, un gros type me regardait depuis l’autre bout du canon de son fusil - encore un ! Il a tiré, l’arme s’est enrayée et le canon a explosé, projetant tout autour de ce qui lui restait de tête un bon paquet de cervelle et de tuyaux et cartilages dégueulasses.
Bon, ça me faisait trois cadavres sur les bras, avec l’impossibilité de donner des explications plausibles, j’étais en train de virer maboul et je me suis rendu compte que dans ma lutte au corps-à-corps, le 1er gars avait dû me luxer un truc, ou me déchirer un muscle, mon corps se refroidissait et la douleur naissait, le transformant en champ d’aiguilles. Quelqu’un a surgi dans mon dos (putain, mais ils étaient combien ?) et mon cerveau reptilien m’a donné la consigne : je me suis retourné dans un grand jaillissement d’essence. « Mais t’es qui toi ? Enculé ! » J’en avais marre de me faire insulter, marre de ces tarés qui martyrisaient des pauvres bêtes et se permettaient de me tirer dessus, marre du sang, de la merde. Les allumettes étaient mouillées mais pas les sacs en plastique qui avaient commencé à s’enflammer autour du décapité à cause des flammes sorties du canon. J’ai ramassé une poignée enflammée de je ne sais pas quoi et je l’ai jetée sur le nouveau venu qui s’est mis à pousser des cris stridents un peu ridicules et à courir dans tous les sens, mais bêtement pas dans la cour où la pluie et la boue auraient pu le sauver. Il a terminé sa chorégraphie dans une autre pièce, j’avais eu à peine le temps d’apercevoir sa tronche mais je sentais bien son odeur qui me faisait penser à celle d’escalopes de poulet aux champignons grillés. J’en avais ma claque, je suis sorti, j’ai contemplé le ciel qui pleurait, j’ai hésité encore quelques minutes, j’ai terminé d’ouvrir les cages et je me suis barré.
La nouvelle a fait la une des quotidiens régionaux : « Règlement de compte dans un chenil clandestin, 4 morts. ». Comme je ne connaissais pas le nom d’Irina, je n’ai pas pu retenir d’elle autre chose que cette soirée magique à l’issue du café philo et ce moment où elle s’est jeté sur le type toutes griffes dehors. Sans compter l’image de son œil azur béant qui se remplissait de pluie, image qui me poursuit chaque nuit dans mes cauchemars. La plupart des clébards s’est fait euthanasier, on était arrivés trop tard, je ne peux même pas éprouver la satisfaction d’avoir accompli quelque chose de grand.
J’ai croisé Marc la dernière fois au centre-ville, il a changé de trottoir. Je suis tranquille de ce côté-là, je suis presque sûr qu’il ne parlera pas car il ne serait pas ravi d’être mêlé à cette sombre histoire. Je ne fréquente plus les cafés philos, il y a quantité de choses à voir quand on se promène, ce que je fais durant des journées entières avec mon chien, que j’ai baptisé « le chien ». Ce fameux soir poétique où tout n’était que grâce, où Irina avait encore ses deux yeux et qu’elle me congratulait d’aimer les bêtes, j’ai recueilli le cabot SDF. Il n’a plus ses yeux chassieux, enfin il a toujours des yeux mais ils ont guéri, vous aviez compris, vous êtes pas cons à ce point quand même ! Tiens, d’ailleurs, en parlant de con, je suis sûr que vous vous êtes demandé en quoi j’avais brûlé un con, vu que c’est le sujet qui nous intéresse… Ben si se pointer la bouche en cœur dans une maison après avoir vu deux cadavres dans la cour ne fait pas de ma dernière victime un con, je sais pas ce qu’il vous faut.
On en était au concept de la sélection naturelle de Darwin quand Irina a débarqué dans le café, avec ses cheveux foncés par l’eau de pluie et ses joues d’une fraicheur de rosée, dans son jean délavé trempé qui collait à ses cuisses de sauterelle. Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine et je suis tombé instantanément amoureux (ouais, je sais que vous trouvez ça ridicule et sachez que je vous emmerde parce que c’est exactement ce qui s’est passé, et à part ça je n’ai jamais eu l’intention de vous plaire). Elle a commandé un kir framboise qu’un serveur servile s’est empressé de lui apporter, tandis qu’elle s’excusait de son retard et qu’une insupportable rombière expliquait que NON, Darwin s’était trompé sur toute la ligne car OUI, même les animaux les moins endurants pouvaient s’en sortir dans la nature, parce qu’ils avaient eu la capacité de développer une INTELLIGENCE et d’ÉVOLUER, derniers mots qu’elle prononça avec une délectation appuyée et un sourire satisfait qui lui octroya immédiatement une tête à claques, mais je sais encore à peu près me retenir. On s’était carrément éloignés du sujet et je m’en foutais pas mal, occupé que j’étais à épier les expressions fascinantes sur le visage concentré d’Irina, sa façon de siroter son kir avec ses lèvres joliment pincées, son regard attentif, son air concerné. Il fallait absolument que je manifeste ma présence, au lieu de me tortiller sur ma chaise. Je me suis lancé comme si on m’avait piqué le cul avec une aiguille, l’œil allumé : « Dans ce cas, pour quelle raison les primates, qui sont les plus proches de l’intelligence de l’homme, n’ont-ils pas évolué jusqu’à eux-mêmes devenir humains ? » Quelques personnes dans l’assemblée ont hoché la tête avec une sympathie gratuite qui m’a fait chaud au cœur (dans ces moments précieux, on se rend pitoyablement compte qu’on a besoin des autres). C’est alors qu’une voix détestable s’est élevée :
« Ils n’ont pas évolué parce qu’ils n’en avaient tout simplement pas besoin, ils s’en sortent très bien dans leur environnement. »
Le propriétaire de la voix était un type avec de petites lunettes aux montures émeraude qui avait vaguement participé jusque-là, mais qui déballait la grosse artillerie probablement pour la même raison que moi.
« C’est vous qui le dites ! » Cette petite voix nasillarde qui venait de lancer une piètre estocade, par contre, c’était la mienne. Les lunettes vertes eurent l’air interloquées. « C’est plutôt Nietzsche qui le dit, mais merci du compliment ! » a-t-il répliqué avec l’assurance condescendante de celui qui a l’habitude de parler en public, public de traitre qui a émis de concert des gloussements indulgents à mon endroit. J’ai capté du coin de l’œil qu’Irina n’avait pas ri, ce qui m’a un peu consolé. « C’est vous qui le dites ! » ai-je bêtement répété, attirant cette fois l’étonnement de l’assistance par mon obstination dépourvue d’arguments. Ma main tremblait tellement de rage contenue que j’ai renversé de la bière sur les chaussures de ma voisine de droite qui m’a fusillé du regard, qu’elle avait d’ailleurs suspicieux, me supposant peut-être un alcoolisme qui aurait pu expliquer cet enlisement consternant. Les discussions s’était animées puisqu’on avait enfin évoqué Nietzche, et je fus oublié en bout de table, ce qui m’arrangea tout de même grandement.
J’observais les lunettes vertes à la dérobée, j’ai dû reconnaître qu’il en imposait dans sa chemise impeccable et sa veste bien comme il faut, avec ses cheveux propres et sa mâchoire carrée. Ma bedaine devait me faire ressembler à une espèce qui n’évoluerait jamais, tout comme ces vieux babouins que cet enfoiré de Nietzsche avait condamnés à tourner en rond dans leur jungle.
Le café philo se terminait et je me renfonçais dans mon coin en ravalant mon humiliation qui avait un goût trop familier, quand quelqu’un a lancé l’idée de poursuivre par un petit apéro. Evidemment lunettes vertes était de la fête, et je me suis dit que cette fois, c’était un domaine où je le battrais à plate couture. Sauf qu’il a entamé la partie en payant sa tournée générale, grand seigneur. Nous n’étions que six, dont la somptueuse Irina, mais c’était amplement suffisant pour que je ne puisse pas rivaliser et que je passe pour le pouilleux de service. J’aimerais pouvoir vous dire que j’ai relevé le défi malgré la sombre perspective déjà vécue de devoir faire la manche pendant une quinze jours pour me payer mes clopes et mes Panzani, mais la vérité c’est que j’ai juste remercié avec un sourire de gnome et que j’ai sifflé d’un trait ma 1664, tandis que les autres en étaient à leur première gorgée. « Ah ah ! Sacrée descente ! » a lancé lunettes vertes qui s’appelait en fait Marc. Et j’avoue que je me suis senti absurdement fier, comme si j’avais encore 10 ans et qu’il venait de me féliciter d’une roue arrière en vélo.
Une autre roteuse plus tard, je me sentais assez bien, disposé au pardon (n’oubliez pas que j’en avais deux d’avance. Deux bières, pas deux pardons.). Le sujet de la conversation tournait autour de la maltraitance animale et j’hochais la tête en cadence, sans rien trouver à dire de spirituel, à part des « Ah les salauds ! » que tout le monde ignorait. Mais j’avais remarqué du coin de mon œil torve qu’Irina s’enflammait, ce qui donnait des couleurs excitantes à son décolleté. Je suis sorti griller une sèche, l’air était doux et embrumé d’une pluie fine, les rares passants se pressaient sous les lampadaires, un chien trottinait le long du trottoir et toutes ces conneries poétiques qui me faisaient monter les larmes aux yeux, à moins que ce soit plutôt l’alcool, que j’ai toujours eu attendri. Le roquet s’est arrêté à ma hauteur, il empestait le poil mouillé et une autre odeur indéfinissable entre le rat crevé et les ordures, tout ce qui devait constituer son petit royaume, quoi. J’étais confit d’ivresse, ce qui m’a poussé à gratter aimablement le haut de son crâne pelé, alors il a eu l’air étonné, ça devait pas lui arriver souvent, avec ses yeux chassieux et son museau encroûté de pus jaune.
« Mais quel petit chouuu d’amouuur ! » a ululé une voix survoltée, me vrillant le tympan gauche. Vous l’aurez deviné, c’était celle d’Irina, et elle m’a donné instantanément l’impression d’être recouvert de sirop à la guimauve, ce qui était d’ailleurs vaguement écœurant associé aux relents louches du clébard. « Toi, ça se voit que tu aimes les animaux ! » a-t-elle roucoulé en pétrissant mon épaule de ses longs doigts aux ongles élégants. Et là, elle m’a fait une proposition que je ne pouvais pas refuser, du fin fond de ma douce ivresse qui m’a perdu.
Et voilà pourquoi je me suis retrouvé dans la gadoue jusqu’aux genoux, trempé et incapable d’y voir à un mètre à travers ce rideau de pluie. Comme je suis un type très prévoyant, il me restait moins de 10% de batterie et je ne savais même pas si j’arriverais à retrouver le chemin jusqu’à l’arrêt de bus pour le retour (oui, j’étais venu en bus en espérant qu’Irina aurait un autre moyen de locomotion). Étrangement, elle ne m’avait pas laissé son 06, seulement ce rendez-vous avec une adresse bancale, celle d’un lieu-dit. « Et surtout, tu t’arrêtes avant le pont, près des containers à poubelles. » Elle m’avait aussi recommandé de me cacher, ouais vous avez bien lu, de me planquer pour ne pas qu’on me voie, parce que comme je ne vous l’ai pas déjà dit, il s’agissait d’une mission ultra secrète. Et malgré la bouillasse et les rafales de vent, je me sentais très important. J’avais déniché une lampe de poche et d’autres bricoles qui avaient pris l’eau dans mon vieux sac US qui date des années lycées. Autant dire, il y a un sacré bail ! Je me sentais con, dissimulé dans les fougères, dégoulinant d’eau. Et si elle ne venait pas ? Elle était en retard… Étrangement, j’étais en avance au rendez-vous (ça ne m’arrive jamais), enfin pas si bizarre que ça étant donné que malgré mes trois heures de mauvais sommeil, je m’étais éjecté comme un ressort de mon matelas moisi avec imprimé dans mon esprit embrumé le regard bleu incandescent d’Irina.
Malgré le fracas de l’averse, j’ai entendu un long aboiement bas et lugubre. Quand enfin ça a commencé à bouger du côté de la route (il n’y avait pas eu une seule voiture depuis que j’étais en planque), j’ai aperçu les phares blancs d’un gros SUV qui se garait bien avant le pont. Deux silhouettes sous un parapluie en sont sorties. Deux ?
Le parapluie qui m’a frôlé sans me voir m’a informé que j’avais loupé une grande carrière dans l’espionnage. C’etait bien Irina dessous, toute fringante dans sa combinaison noire et collante. Et le type qui se collait à elle, c’était bien sûr… monsieur lunettes vertes alias Marc, le conducteur du luxueux SUV. J’ai surgi des buissons, les faisant sursauter tous deux (c’était mon intention, j’apprécie les petites victoires) : « Ah, tu es là, a souri Irina, visiblement stressée.
- Je me suis engagé. » me suis-je récrié. J’ai décidé d’occulter la présence de l’autre qui n’avait pas l’air franchement à son aise. « Moins fort ! m’a-t-il reproché en scrutant les alentours d’un air inquiet.
- Vous en avez mis du temps ! » j’ai beuglé en représailles.
Irina m’a adressé un regard vacillant, elle était en train de se rendre compte qu’elle ne me connaissait pas plus que ça. A mesure que nous nous approchions de la propriété, les geignements se faisaient plus nombreux, la cour était jonchée de tout un tas de bordel, mécanique cassée, amoncellement de sacs poubelles défoncés, boîtes de conserves vides en quantités astronomiques. Et surtout, il y avait cette odeur de merde, cette puanteur de putréfaction qui me prenait à la gorge. « Il n’y a personne, chuchote Irina. Les voitures ne sont pas là. On y va, les garçons ! » Je passe sur ce « les garçons ! » qui faisait un peu club des cinq et en grand téméraire, je suis entré en premier dans la cour (puisqu’elle avait assuré qu’il n’y avait personne), j’ai trébuché sur un seau rouillé qui a rendu un bruit tonitruant et qui a donné lieu à de nouveaux aboiements. « Ils sont affamés, a soupiré Irina. Plus de temps à perdre, libérons-les ! »
S’est ensuivie la demi-heure la plus longue de ma vie, bien que cette donnée ne soit pas exhaustive. En ouvrant les box les uns après les autres, nous avons dû faire face à une vision d’horreur : des clébards à moitié ou complètement crevés, rampant dans leurs excréments, leurs corps efflanqués couverts de croûtes. Un seul a osé s’aventurer hors de sa prison, en ahanant d’une respiration sifflante qui ne présageait rien de terrible. « Oh putain de merde… » a glapi Marc, ce qui lui a accordé un degré sur l’échelle de ma sympathie (ah, le connard est capable de dire des gros mots quand il veut !) Le grâcié s’est mis à tourner en rond, se cognant aux cages, le regard éperdu. Irina a voulu le réconforter d’une caresse et il l’a mordue méchamment à la main, mais elle a serré les dents sans une plainte et s’est tournée résolument vers Marc dont la figure avait pris la teinte d’un navet pourri. « Rapproche ta voiture, ils sont trop épuisés pour se déplacer, on va les évacuer. » Il lui a jeté un regard effaré : « Je ne crois pas que… » Elle l’a attrapé par le bras et l’a poussé en direction du chemin qu’on venait d’emprunter : « Vas-y ! Dépêche-toi ! » Il y est allé… et on ne l’a jamais revu, en tous cas pas Irina. Au cas où vous vous seriez imaginé que c’était le con qui allait brûler, vous avez tout faux (Ah ah). Irina m’a tendu une paire de gants de caoutchouc qui remontaient jusqu’aux coudes et a avisé une remorque aux roues crevées. « On va en mettre quelques-uns là-dedans ! » Cette nana était folle, et moi aussi mais pas au point de manquer d’un minimum de réalisme à cet instant précis. « Ça ne va servir à rien, ai-je voulu plaider.
- Si on peut en sauver ne serait-ce qu’une dizaine, on aura réussi ! » Une dizaine… Je voyais mal de quelle façon on allait les charrier, en plus du poids de la remorque !
« Qu’est-ce que vous foutez ici, espèce de connards ? » a rugi une voix qui n’avait rien de canin. Un grand type tout maigre avec une sale bobine a surgi de derrière les baraquements, un fusil entre les mains, canon pointé vers nous. « Eh, du calme ! On est venus pour acheter un chien ! » Il m’a jaugé et il a légèrement abaissé son fusil. « Qui vous envoie ?
- Tony. » J’ai sorti le premier nom mafieux qui me venait en tête et le canon s’est relevé : « Connais pas.
- Assassin ! » a crié Irina, fort mal à propos. L’autre a ricané et craché un glaviot dans notre direction, son regard égrillard l’a détaillé des pieds à la tête. Et moi je me suis fugitivement dit que je ne tenais pas à caner sous cette triste pluie, dans ce carré de boue constellé de merdes de chiens, aux côtés d’une fille que je ne connaissais même pas moi non plus, dans le fond, et pour une cause qui ne m’avait jamais particulièrement touché. Irina était plus vindicative que moi, plus impliquée, plus forte, car elle nous a surpris tous les deux, le gars et moi, en se jetant tous ongles manucurés en avant sur lui. Il y a eu un coup de feu, les chiens ont hurlé à la mort, j’ai saisi le bidon d’essence et j’ai aspergé le malotru des pieds à la tête, et aussi Irina en dommage collatéral. Comme elle l’encombrait en étant presque tombée dans ses bras, il n’a pas eu le temps de me descendre, j’ai gratté une allumette et il ne s’est rien produit à cause de toute cette pluie, bien entendu. Moi j’avais pas le pas la parka dernier cri de mister lunettes vertes, mon briquet et la boîte d’allumettes étaient aussi trempés que moi, et le guignol hurlait aussi fort que les chiens, parce que du gasoil dans les mirettes, ça doit pas faire plaisir. Alors on a roulé à terre au milieu des étrons, je l’ai frappé au petit bonheur la chance, je ne suis pas très physique mais j’ai réussi à attraper une boite de conserve et avec le couvercle tranchant, je lui ai ouvert un sourire enchanté d’une oreille à l’autre. Il a gargouillé un moment, le sang se mêlait à la pluie et à la boue, les animaux avaient miraculeusement cessé de brailler, il régnait presque un calme apaisant et ça m’a fait beaucoup de bien. Je n’ai pas vérifié si Irina était encore en vie, parce qu’en général, quand on a un œil grand ouvert vers le ciel et un trou rouge à la place de l’autre, on n’est pas trop en forme.
Le type a gesticulé, en cadence avec les bras et les jambes qui décrivaient de grands ronds dans la boue, comme s’il était en train d’apprendre à nager. Comme ça durait trop longtemps et que son agonie me tapait sur les nerfs, j’ai saisi son fusil et je lui ai matraqué la gueule avec la crosse. Voyez-y de la miséricorde ou de l’acharnement enragé, en tout cas je ne me suis arrêté que quand j’ai eu mal aux bras et qu’il ne restait plus de sa tronche qu’une sorte de pizza aux ingrédients exotiques.
Je me suis dit qu’il fallait que je trouve un téléphone pour appeler je ne savais pas encore qui, la batterie du mien ayant déclaré forfait, et je me refusais à fouiller les poches des deux macchabées. Je suis entré dans la première maison, il y en avait deux sur le terrain, en plus des box, des sortes de cabanes en bois comme dans La colline a des yeux. A l’intérieur il y avait autant de capharnaüm que dans la cour, ça puait la pisse et le graillon, et au milieu de tout ça, un gros type me regardait depuis l’autre bout du canon de son fusil - encore un ! Il a tiré, l’arme s’est enrayée et le canon a explosé, projetant tout autour de ce qui lui restait de tête un bon paquet de cervelle et de tuyaux et cartilages dégueulasses.
Bon, ça me faisait trois cadavres sur les bras, avec l’impossibilité de donner des explications plausibles, j’étais en train de virer maboul et je me suis rendu compte que dans ma lutte au corps-à-corps, le 1er gars avait dû me luxer un truc, ou me déchirer un muscle, mon corps se refroidissait et la douleur naissait, le transformant en champ d’aiguilles. Quelqu’un a surgi dans mon dos (putain, mais ils étaient combien ?) et mon cerveau reptilien m’a donné la consigne : je me suis retourné dans un grand jaillissement d’essence. « Mais t’es qui toi ? Enculé ! » J’en avais marre de me faire insulter, marre de ces tarés qui martyrisaient des pauvres bêtes et se permettaient de me tirer dessus, marre du sang, de la merde. Les allumettes étaient mouillées mais pas les sacs en plastique qui avaient commencé à s’enflammer autour du décapité à cause des flammes sorties du canon. J’ai ramassé une poignée enflammée de je ne sais pas quoi et je l’ai jetée sur le nouveau venu qui s’est mis à pousser des cris stridents un peu ridicules et à courir dans tous les sens, mais bêtement pas dans la cour où la pluie et la boue auraient pu le sauver. Il a terminé sa chorégraphie dans une autre pièce, j’avais eu à peine le temps d’apercevoir sa tronche mais je sentais bien son odeur qui me faisait penser à celle d’escalopes de poulet aux champignons grillés. J’en avais ma claque, je suis sorti, j’ai contemplé le ciel qui pleurait, j’ai hésité encore quelques minutes, j’ai terminé d’ouvrir les cages et je me suis barré.
La nouvelle a fait la une des quotidiens régionaux : « Règlement de compte dans un chenil clandestin, 4 morts. ». Comme je ne connaissais pas le nom d’Irina, je n’ai pas pu retenir d’elle autre chose que cette soirée magique à l’issue du café philo et ce moment où elle s’est jeté sur le type toutes griffes dehors. Sans compter l’image de son œil azur béant qui se remplissait de pluie, image qui me poursuit chaque nuit dans mes cauchemars. La plupart des clébards s’est fait euthanasier, on était arrivés trop tard, je ne peux même pas éprouver la satisfaction d’avoir accompli quelque chose de grand.
J’ai croisé Marc la dernière fois au centre-ville, il a changé de trottoir. Je suis tranquille de ce côté-là, je suis presque sûr qu’il ne parlera pas car il ne serait pas ravi d’être mêlé à cette sombre histoire. Je ne fréquente plus les cafés philos, il y a quantité de choses à voir quand on se promène, ce que je fais durant des journées entières avec mon chien, que j’ai baptisé « le chien ». Ce fameux soir poétique où tout n’était que grâce, où Irina avait encore ses deux yeux et qu’elle me congratulait d’aimer les bêtes, j’ai recueilli le cabot SDF. Il n’a plus ses yeux chassieux, enfin il a toujours des yeux mais ils ont guéri, vous aviez compris, vous êtes pas cons à ce point quand même ! Tiens, d’ailleurs, en parlant de con, je suis sûr que vous vous êtes demandé en quoi j’avais brûlé un con, vu que c’est le sujet qui nous intéresse… Ben si se pointer la bouche en cœur dans une maison après avoir vu deux cadavres dans la cour ne fait pas de ma dernière victime un con, je sais pas ce qu’il vous faut.