« Je rêve que tu voles autour de ma tête, un bec, des serres et des ailes battantes. Si seulement, tu m’oubliais, je pourrais être libre. »
Joyce Carol Oates
« Le pays des merveilles »
Joyce Carol Oates
« Le pays des merveilles »
Zack voit dans le noir. Il n’ a pas besoin de torche, de briquet ou d’allumette. Il vient me voir au fond du placard, et je distingue ses yeux rouges, presque fluorescents, qui scrutent la pénombre de ma niche comme Il l’appelle. C’est un long et large placard, identique à un tunnel. Je ne sais même pas si c’est un placard. Zack m’a emmené ici pour que je sois plus forte, plus déterminée, que mon cerveau ne cède pas à la panique, à la peur, pour que je gère mes émotions. J’avais les yeux bandés quand Zack m’a guidé jusqu’au placard-niche. Et quand j’ai pu les ouvrir de nouveau, j’étais aveugle, mais pas en vrai, juste aveugle pour de faux parce que là-dedans, dans cet endroit silencieux, aucune lumière artificielle ou naturelle ne pénètre. Mais Zack voit dans le noir. Il avance vers moi, je l’entends, Il marche dans ma direction sans hésitation, sans tâtonner, je le sais, son pas est déterminé, assez rapide, et Il doit s’accroupir devant moi, moi qui suis assise sur le sol dur du placard-niche, adossée contre quelque chose, une cloison, un mur, et Il me prend les mains, le bout de mes doigts, et Il murmure d’une voix à peine audible, comme un souffle, une brise chaude qui me caresse le visage.
« Tu es ma Princesse Carnage. Tu es celle qui survivra à l’Apocalypse. Tu es plus puissante que toutes les mers démontées, que tous les cieux embrasés. »
Je ne réponds jamais. Ma bouche est sèche. Mes lèvres sont des peaux de serpent en train de muer. Zack me donne à boire. Une tétine qu’Il glisse entre mes lèvres en dentelle, et je tète l’eau tiède qu’Il m’offre, jamais froide à cause des intestins, c’est Zack qui m’a prévenu, les intestins sont le premier cerveau, il faut les ménager.
« Nous pouvons vivre sans manger, mais boire est essentiel. Est-ce que tu ressens la faim, Princesse Carnage ? Est-ce que tu te trahirais pour une bouchée de pain ? »
Bien sûr que non. Je secoue la tête, lentement, très len-te-ment. Parfois, mon crâne me lance, l’intérieur de mon crâne, alors je remue la tête le plus doucement possible.
Non, non, je ne trahirais personne. Je suis forte, puissante. Je n’ai pas besoin de la nourriture solide. Je puise dans mon esprit. Dans les réserves de mon âme.
« Bien, je suis si fier de toi. Tu es l’Elue, tu le sais. Tu es celle que j’ai choisie. »
Je ne suis pas nue dans le placard-niche. Je porte une robe longue, et mes pieds sont enfermés dans des chaussures étroites, et lassées fermement. Je n’ai pas le droit de les quitter. Elles font partie de l’épreuve. Mes orteils ne peuvent pas bouger, ils subissent. Ils doivent résister. Il y a le corps et il y a la tête. Si on tue le corps, la tête meurt. Zack est formel là-dessus. Il l’a lu dans un livre. Zack lit beaucoup. Il est très instruit. C’est lui qui le dit, à moi et aux autres, aux sujets qui nous entourent, nos petits soldats comme Il les appellent quand on est tous les deux, en privé, dans la grande demeure au fond des bois, l’Arche de Zack, et maintenant, de Princesse Carnage.
« J’étais malheureux sans toi, puis tu es arrivée. Tout de suite, j’ai su que tu étais l’Elue, que tu étais Mienne. L’Arche avait besoin de ton corps, de tes pensées, l’Arche t’a ouvert ses portes en grand, une bouche avide qui te réclamait. Tu es son combustible, tu es ma nourriture physique et spirituelle. Nous serons toujours là quand il n’y aura plus personne, ni bêtes ni humains ni végétaux. Nous gouvernerons le Nouveau Monde comme les microbes règne dans l’invisible. »
Zack m’a cueillie. Il a tendu l’une de ses mains vers moi, et Il m’a décroché de l’arbre presque sans vie sur lequel je me trouvais pendue, et Il m’a emporté dans l’Arche, Il m’a soigné, m’a donné ce dont j’avais le plus besoin, son corps, son souffle chaud, ses mots « Tu es la fille que je n’ai jamais eu. », la lave brûlante et réconfortante de ses entrailles, Il m’a remodelé à l’image de l’Arche, m’a insufflé toute l’énergie que je n’avais jamais possédé, Il a fait de moi un personnage unique, le sien, son reflet dans une enveloppe femelle comme Il aime me le susurrer au creux de mon cou quand Il me lèche la peau.
Et Il continue.
Et je dois continuer de me renforcer.
D’où le placard-niche, d’où les chaussures étroites et lassées fermement, d’où l’épreuve ultime avant l’Apocalypse, le dépeuplement de la Terre, la fin de ce règne absurde, celui de l’homme, et le début du nôtre, nous sommes la supériorité, nous savons, lui et moi, nous sommes deux bactéries prêtent à donner naissance au Nouveau Monde.
Les petits soldats mourront, disparaîtront.
L’Arche n’existera plus en tant que telle, mais elle sera à jamais enfouie dans nos gènes.
Nous reconstruirons l’Arche.
Un nouveau vaisseau dans le Nouveau Monde.
« Est-ce que tu te souviens de ton ancien moi, Princesse Carnage ? Est-ce que tu as la moindre idée de qui tu étais avant que je te sauve ? »
Secouer la tête, en douceur, non, pas de souvenir, je suis aujourd’hui, je n’ai pas existé avant, la tête de gauche à droite, de droite à gauche, non, non, aucun souvenir.
« Essaie ça. » Me dit Zack. « Tu te souviens toujours avec ça. Est-ce que tu veux te souvenir ? »
Je ne sais pas. Ma tête ne bouge plus. Je n’en sais rien. Peut-être, oui.
« Tu dois te rappeler. Ça fait partie de nous deux. Si tu es celle que tu es, maintenant, c’est grâce à moi, et à celle que tu étais, il y a fort longtemps. Fais face à tes souvenirs, confronte-toi à eux pour continuer de grandir, de t’élever au-dessus de la masse mourante, de l’insignifiance. Tu es l’Ange blanc de la mort, tu es la Princesse Carnage. Ceci est ta vie, dévore-la ! »
Et les doigts fins, agiles de Zack effleurent mes lèvres en dentelle, et je sens l’odeur de ses doigts pénétrer mes narines dilatées par l’hésitation, la… la peur ? Non, pas la peur. L’hésitation, seulement. Mais pourquoi ? Zack sait ce qui est bon pour moi, Il l’a toujours su, depuis notre rencontre, Il répète :
« C’est l’épreuve. Il le faut, Princesse. Regarde encore ton existence flétrie. Elle est là, au bout de mes ongles. Avale-la, gobe-la. Tu dois la digérer, les intestins sont le premier cerveau. Ils veulent se souvenir. N’oublie jamais que tu es Mienne, obéis. »
Zack voit dans le noir. Il est plus puissant que les ténèbres. Je suis aveugle, encore. Mais je sais de quelle couleur sont mes souvenirs. Rouges, identiques aux yeux de Zack. Rouges au bout de ses doigts à l’odeur âcre, piquante, l’odeur de la lave de ses entrailles, et mes lèvres se décollent, et ma bouche s’ouvre comme une meurtrière, ma peau qui mue craquelle tandis que mes souvenirs se déposent sur ma langue fragile, ma langue qui ne dit rien, qui ne forme aucun son, mais qui accepte l’épreuve de la capsule des souvenirs.
« Oui, voilà, laisse-toi aller. Voyage dans ce qui t’appartient. Confonds ton moi actuel à celui qui t’a vu naître, petit embryon misérable. Ouvre-toi à lui. Ouvre-toi, Princesse Carnage. Je veux que tu te donnes à la Terre toute entière pour mieux la combattre et l’anéantir. Ce monde n’existera bientôt plus, fais-lui face dans l’ultime épreuve, sois offerte, écartèle-toi. »
Quand je plonge, je suis bien. Zack me cueille à l’arbre moitié en vie. Quand je plonge, je revois des choses qui sont en train de disparaître, qui ne font pas partie de ma nouvelle existence, celle de l’Arche et de Zack. Je ne vois pas mes parents parce que je n’ai jamais connu mes parents. Je vois des gens, ils sont troubles, je vois des figures floutées, des familles qui n’en sont pas, je vois des maisons qui m’accueillent, qui tombent en ruine, des maisons si minuscules en comparaison de l’Arche, je vois le centre Laine, le centre avec des médecins, d’autres enfants, la solitude, et puis la rue, l’arbre à moitié vivant, l’arbre gangrené auquel je suis suspendue, pendue, du travail, pas de travail, la violence de la rue, l’impasse, et puis… Zack à une sortie d’usine, de nouveau du travail, Zack qui vient vers moi, qui voit dans le noir, dans mes ténèbres, l’Arche au bout de ses doigts agiles et fins, une feuille de papier telle l’aile d’un oiseau, un phœnix, l’Arche qui vogue en direction d’un Nouveau Monde, le nôtre, mais je ne le sais pas encore, je veux l’apprendre, le connaître, mais j’en suis à mille lieux lorsque je rencontre Zack.
La capsule des rouges souvenirs n’a pas de goût. C’est une capsule neutre, et pourtant, elle est un véritable réservoir d’images tordues, disloquées, aussi glissantes qu’un toboggan dans un jardin d’enfant fantomatique. La capsule est rouge, la capsule est bleue, la capsule est jaune. Elle est le sang, la mer, le feu. Zack en a une réserve infinie. Il pioche dans ses poches de veste, de pantalon, Il pioche dans les tiroirs de l’Arche, les cachettes secrètes, sous un lit de camp, à l’intérieur d’un frigo vieux comme l’Ancien Monde, celui-ci prêt à mourir, et Il en ressort, à chaque fois, une capsule pour décoller, aller plus haut, tanguer, visiter, à la vitesse de l’éclair, les souvenirs rouges, bleus, jaunes. « Tu t’appelles comment ? » « Vanessa » « Non, tu t’appelles Princesse Carnage, et tu es Mienne, tu es l’Elue, tu n’es plus cette enveloppe souillée par la vie terne et dégoûtante, tu es celle qui décide, tu es celle qui m’épaule, tu es celle que j’ai choisi pour m’accoupler et donner enfin naissance au Nouveau Monde. »
Quand je plonge, l’univers d’avant se met à fondre, à se liquéfier. Il y a le docteur Peterson, Zachary Peterson, comme il y avait Vanessa Knox, les familles d’accueil, le centre Laine, la rue, l’usine, et puis l’Arche, enfin. Quand je plonge, les décors se confondent, ils sont malléables, ils éclatent, se volatilisent, des bulles de savon gluantes qui laissent des traînées sur mes intestins, premier cerveau du corps de l’âme.
« Tu n’as plus d’âge. » M’a dit, un jour, Zack. « Tu es au-delà du temps. Tu n’es plus Vanessa Knox vingt-cinq ans. Tu es Princesse Carnage sans repère mathématique. Nous sommes immortels. Nous allons brûler les petits soldats, et nous reconstruirons l’Arche, tous les deux. Nous ne pouvons pas mourir, Princesse. Nous sommes le feu, la purification. Nous sommes les sauveurs d’une planète bafouée. Voyageons ensemble. »
Selon les capsules à souvenir que j’avale, le voyage dure plus ou moins longtemps.
Je suis en épreuve depuis environ sept ou huit jours.
Zack vient me rendre visite quotidiennement.
Pour l’eau, et pour l’accouplement.
Nos corps doivent se rencontrer, s’unir le plus souvent possible.
Cela fait partie de l’épreuve, au même titre que l’obscurité, les chaussures étroites et lassées fermement.
Les capsules sont là pour alléger le voyage de l’épreuve.
Zack aime quand mon corps est inerte, quand mon intimité salive de plaisir, quand je me laisse inconsciemment aller à l’abandon de sa lave chaude et épaisse.
J’ouvre les yeux, et je discerne les braises du regard de Zack, au-dessus de moi, pendant que son souffle enflammé ne cesse d’entourer mon corps mis à nu.
Je plonge, Zack m’accompagne. Son dard est un scalpel qui redessine ma vie, qui l’insémine pour nourrir l’Arche et construire le Nouveau Monde.
« Tu es presque prête. » Murmure-t-Il contre mon visage au sourire figé. « Encore quelques heures et nous pourrons partir. Le brasier nous attend. »
Zack aux cheveux sombres et aux yeux rouges.
Zack qui voit dans le noir, et qui me parle de lumière, d’enfant à naître dans l’Arche du Nouveau Monde, le nôtre.
« Tu es ma Princesse Carnage. Tu es celle qui survivra à l’Apocalypse. Tu es plus puissante que toutes les mers démontées, que tous les cieux embrasés. »
Je ne réponds jamais. Ma bouche est sèche. Mes lèvres sont des peaux de serpent en train de muer. Zack me donne à boire. Une tétine qu’Il glisse entre mes lèvres en dentelle, et je tète l’eau tiède qu’Il m’offre, jamais froide à cause des intestins, c’est Zack qui m’a prévenu, les intestins sont le premier cerveau, il faut les ménager.
« Nous pouvons vivre sans manger, mais boire est essentiel. Est-ce que tu ressens la faim, Princesse Carnage ? Est-ce que tu te trahirais pour une bouchée de pain ? »
Bien sûr que non. Je secoue la tête, lentement, très len-te-ment. Parfois, mon crâne me lance, l’intérieur de mon crâne, alors je remue la tête le plus doucement possible.
Non, non, je ne trahirais personne. Je suis forte, puissante. Je n’ai pas besoin de la nourriture solide. Je puise dans mon esprit. Dans les réserves de mon âme.
« Bien, je suis si fier de toi. Tu es l’Elue, tu le sais. Tu es celle que j’ai choisie. »
Je ne suis pas nue dans le placard-niche. Je porte une robe longue, et mes pieds sont enfermés dans des chaussures étroites, et lassées fermement. Je n’ai pas le droit de les quitter. Elles font partie de l’épreuve. Mes orteils ne peuvent pas bouger, ils subissent. Ils doivent résister. Il y a le corps et il y a la tête. Si on tue le corps, la tête meurt. Zack est formel là-dessus. Il l’a lu dans un livre. Zack lit beaucoup. Il est très instruit. C’est lui qui le dit, à moi et aux autres, aux sujets qui nous entourent, nos petits soldats comme Il les appellent quand on est tous les deux, en privé, dans la grande demeure au fond des bois, l’Arche de Zack, et maintenant, de Princesse Carnage.
« J’étais malheureux sans toi, puis tu es arrivée. Tout de suite, j’ai su que tu étais l’Elue, que tu étais Mienne. L’Arche avait besoin de ton corps, de tes pensées, l’Arche t’a ouvert ses portes en grand, une bouche avide qui te réclamait. Tu es son combustible, tu es ma nourriture physique et spirituelle. Nous serons toujours là quand il n’y aura plus personne, ni bêtes ni humains ni végétaux. Nous gouvernerons le Nouveau Monde comme les microbes règne dans l’invisible. »
Zack m’a cueillie. Il a tendu l’une de ses mains vers moi, et Il m’a décroché de l’arbre presque sans vie sur lequel je me trouvais pendue, et Il m’a emporté dans l’Arche, Il m’a soigné, m’a donné ce dont j’avais le plus besoin, son corps, son souffle chaud, ses mots « Tu es la fille que je n’ai jamais eu. », la lave brûlante et réconfortante de ses entrailles, Il m’a remodelé à l’image de l’Arche, m’a insufflé toute l’énergie que je n’avais jamais possédé, Il a fait de moi un personnage unique, le sien, son reflet dans une enveloppe femelle comme Il aime me le susurrer au creux de mon cou quand Il me lèche la peau.
Et Il continue.
Et je dois continuer de me renforcer.
D’où le placard-niche, d’où les chaussures étroites et lassées fermement, d’où l’épreuve ultime avant l’Apocalypse, le dépeuplement de la Terre, la fin de ce règne absurde, celui de l’homme, et le début du nôtre, nous sommes la supériorité, nous savons, lui et moi, nous sommes deux bactéries prêtent à donner naissance au Nouveau Monde.
Les petits soldats mourront, disparaîtront.
L’Arche n’existera plus en tant que telle, mais elle sera à jamais enfouie dans nos gènes.
Nous reconstruirons l’Arche.
Un nouveau vaisseau dans le Nouveau Monde.
« Est-ce que tu te souviens de ton ancien moi, Princesse Carnage ? Est-ce que tu as la moindre idée de qui tu étais avant que je te sauve ? »
Secouer la tête, en douceur, non, pas de souvenir, je suis aujourd’hui, je n’ai pas existé avant, la tête de gauche à droite, de droite à gauche, non, non, aucun souvenir.
« Essaie ça. » Me dit Zack. « Tu te souviens toujours avec ça. Est-ce que tu veux te souvenir ? »
Je ne sais pas. Ma tête ne bouge plus. Je n’en sais rien. Peut-être, oui.
« Tu dois te rappeler. Ça fait partie de nous deux. Si tu es celle que tu es, maintenant, c’est grâce à moi, et à celle que tu étais, il y a fort longtemps. Fais face à tes souvenirs, confronte-toi à eux pour continuer de grandir, de t’élever au-dessus de la masse mourante, de l’insignifiance. Tu es l’Ange blanc de la mort, tu es la Princesse Carnage. Ceci est ta vie, dévore-la ! »
Et les doigts fins, agiles de Zack effleurent mes lèvres en dentelle, et je sens l’odeur de ses doigts pénétrer mes narines dilatées par l’hésitation, la… la peur ? Non, pas la peur. L’hésitation, seulement. Mais pourquoi ? Zack sait ce qui est bon pour moi, Il l’a toujours su, depuis notre rencontre, Il répète :
« C’est l’épreuve. Il le faut, Princesse. Regarde encore ton existence flétrie. Elle est là, au bout de mes ongles. Avale-la, gobe-la. Tu dois la digérer, les intestins sont le premier cerveau. Ils veulent se souvenir. N’oublie jamais que tu es Mienne, obéis. »
Zack voit dans le noir. Il est plus puissant que les ténèbres. Je suis aveugle, encore. Mais je sais de quelle couleur sont mes souvenirs. Rouges, identiques aux yeux de Zack. Rouges au bout de ses doigts à l’odeur âcre, piquante, l’odeur de la lave de ses entrailles, et mes lèvres se décollent, et ma bouche s’ouvre comme une meurtrière, ma peau qui mue craquelle tandis que mes souvenirs se déposent sur ma langue fragile, ma langue qui ne dit rien, qui ne forme aucun son, mais qui accepte l’épreuve de la capsule des souvenirs.
« Oui, voilà, laisse-toi aller. Voyage dans ce qui t’appartient. Confonds ton moi actuel à celui qui t’a vu naître, petit embryon misérable. Ouvre-toi à lui. Ouvre-toi, Princesse Carnage. Je veux que tu te donnes à la Terre toute entière pour mieux la combattre et l’anéantir. Ce monde n’existera bientôt plus, fais-lui face dans l’ultime épreuve, sois offerte, écartèle-toi. »
Quand je plonge, je suis bien. Zack me cueille à l’arbre moitié en vie. Quand je plonge, je revois des choses qui sont en train de disparaître, qui ne font pas partie de ma nouvelle existence, celle de l’Arche et de Zack. Je ne vois pas mes parents parce que je n’ai jamais connu mes parents. Je vois des gens, ils sont troubles, je vois des figures floutées, des familles qui n’en sont pas, je vois des maisons qui m’accueillent, qui tombent en ruine, des maisons si minuscules en comparaison de l’Arche, je vois le centre Laine, le centre avec des médecins, d’autres enfants, la solitude, et puis la rue, l’arbre à moitié vivant, l’arbre gangrené auquel je suis suspendue, pendue, du travail, pas de travail, la violence de la rue, l’impasse, et puis… Zack à une sortie d’usine, de nouveau du travail, Zack qui vient vers moi, qui voit dans le noir, dans mes ténèbres, l’Arche au bout de ses doigts agiles et fins, une feuille de papier telle l’aile d’un oiseau, un phœnix, l’Arche qui vogue en direction d’un Nouveau Monde, le nôtre, mais je ne le sais pas encore, je veux l’apprendre, le connaître, mais j’en suis à mille lieux lorsque je rencontre Zack.
La capsule des rouges souvenirs n’a pas de goût. C’est une capsule neutre, et pourtant, elle est un véritable réservoir d’images tordues, disloquées, aussi glissantes qu’un toboggan dans un jardin d’enfant fantomatique. La capsule est rouge, la capsule est bleue, la capsule est jaune. Elle est le sang, la mer, le feu. Zack en a une réserve infinie. Il pioche dans ses poches de veste, de pantalon, Il pioche dans les tiroirs de l’Arche, les cachettes secrètes, sous un lit de camp, à l’intérieur d’un frigo vieux comme l’Ancien Monde, celui-ci prêt à mourir, et Il en ressort, à chaque fois, une capsule pour décoller, aller plus haut, tanguer, visiter, à la vitesse de l’éclair, les souvenirs rouges, bleus, jaunes. « Tu t’appelles comment ? » « Vanessa » « Non, tu t’appelles Princesse Carnage, et tu es Mienne, tu es l’Elue, tu n’es plus cette enveloppe souillée par la vie terne et dégoûtante, tu es celle qui décide, tu es celle qui m’épaule, tu es celle que j’ai choisi pour m’accoupler et donner enfin naissance au Nouveau Monde. »
Quand je plonge, l’univers d’avant se met à fondre, à se liquéfier. Il y a le docteur Peterson, Zachary Peterson, comme il y avait Vanessa Knox, les familles d’accueil, le centre Laine, la rue, l’usine, et puis l’Arche, enfin. Quand je plonge, les décors se confondent, ils sont malléables, ils éclatent, se volatilisent, des bulles de savon gluantes qui laissent des traînées sur mes intestins, premier cerveau du corps de l’âme.
« Tu n’as plus d’âge. » M’a dit, un jour, Zack. « Tu es au-delà du temps. Tu n’es plus Vanessa Knox vingt-cinq ans. Tu es Princesse Carnage sans repère mathématique. Nous sommes immortels. Nous allons brûler les petits soldats, et nous reconstruirons l’Arche, tous les deux. Nous ne pouvons pas mourir, Princesse. Nous sommes le feu, la purification. Nous sommes les sauveurs d’une planète bafouée. Voyageons ensemble. »
Selon les capsules à souvenir que j’avale, le voyage dure plus ou moins longtemps.
Je suis en épreuve depuis environ sept ou huit jours.
Zack vient me rendre visite quotidiennement.
Pour l’eau, et pour l’accouplement.
Nos corps doivent se rencontrer, s’unir le plus souvent possible.
Cela fait partie de l’épreuve, au même titre que l’obscurité, les chaussures étroites et lassées fermement.
Les capsules sont là pour alléger le voyage de l’épreuve.
Zack aime quand mon corps est inerte, quand mon intimité salive de plaisir, quand je me laisse inconsciemment aller à l’abandon de sa lave chaude et épaisse.
J’ouvre les yeux, et je discerne les braises du regard de Zack, au-dessus de moi, pendant que son souffle enflammé ne cesse d’entourer mon corps mis à nu.
Je plonge, Zack m’accompagne. Son dard est un scalpel qui redessine ma vie, qui l’insémine pour nourrir l’Arche et construire le Nouveau Monde.
« Tu es presque prête. » Murmure-t-Il contre mon visage au sourire figé. « Encore quelques heures et nous pourrons partir. Le brasier nous attend. »
Zack aux cheveux sombres et aux yeux rouges.
Zack qui voit dans le noir, et qui me parle de lumière, d’enfant à naître dans l’Arche du Nouveau Monde, le nôtre.