Script Error

Le 11/04/2025
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par Arthus Lapicque
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Thèmes / Saint-Con / 2025
Ce texte porte bien son nom. Je ne sais pas si c'est un putain de virus mais pendant que je le publiais je me suis tapé un gel de type ère glacière de mon browser. Le plus violent depuis des années. Reboot de ma machine impossible. Tout bloqué, impossible d'aller dans le gestionnaire des tâches. Enfin peu importe. Nous voilà de retour. Texte excellent, forcément c'est du Lapicque, maintenant on est habitué. Il traite de Science Fiction comme dans le PLasticien mais pas du tout de la même manière, pas du tout lynchienne et très terre à terre cette fois. Mais ça n'étonnera personne puisque cet auteur ne commet jamais deux fois le même crime. Serait-il un copycat ? Vaste question et... Ok. Comme je l'ai déjà dit ailleurs, un bon texte de SF est un prétexte pour que l'auteur fustige les maux de son époque, c'est le cas ici avec de plus des idées à foison. C'est donc un excellent texte qui critique, en vrac : l'omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies, les influenceurs véritables gourous devenus même ici politiciens, les IA trolls terroristes loufoques, les applis de rencontres, les fake news et la post-vérité, la publicité envahissante, les néo-techno-religions, la chirurgie esthétique incontournable, la prédestination et les prédictions de super-calculateurs, le diktat de la popularité, l' écriture inclusive, son point médian, la dysphorie de genre généralisée, la folie obsessionnelle des abonnés, des vues, l'écologie, le recyclage, le don de soi au groupe, tous trois à outrance, les NFT, la notation des services en étoiles, le voyeurisme des publications Instagram et j'en oublie certainement. L'auteur n'utilise que quelques termes futuristes seulement saupoudrés ici et là pour l'ambiance locale. Seul problème : la crémation est un peu anecdotique.
Ce texte porte bien son nom. Je ne sais pas si c'est un putain de virus mais pendant que je le publiais je me suis tapé un gel de type ère glacière de mon browser. Le plus violent depuis des années. Reboot de ma machine impossible. Tout bloqué, impossible d'aller dans le gestionnaire des tâches. Enfin peu importe. Nous voilà de retour. Texte excellent, forcément c'est du Lapicque, maintenant on est habitué. Il traite de Science Fiction comme dans le PLasticien mais pas du tout de la même manière, pas du tout lynchienne et très terre à terre cette fois. Mais ça n'étonnera personne puisque cet auteur ne commet jamais deux fois le même crime. Serait-il un copycat ? Vaste question et... Ok. Comme je l'ai déjà dit ailleurs, un bon texte de SF est un prétexte pour que l'auteur fustige les maux de son époque, c'est le cas ici avec de plus des idées à foison. C'est donc un excellent texte qui critique, en vrac : l'omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies, les influenceurs véritables gourous devenus même ici politiciens, les IA trolls terroristes loufoques, les applis de rencontres, les fake news et la post-vérité, la publicité envahissante, les néo-techno-religions, la chirurgie esthétique incontournable, la prédestination et les prédictions de super-calculateurs, le diktat de la popularité, l' écriture inclusive, son point médian, la dysphorie de genre généralisée, la folie obsessionnelle des abonnés, des vues, l'écologie, le recyclage, le don de soi au groupe, tous trois à outrance, les NFT, la notation des services en étoiles, le voyeurisme des publications Instagram et j'en oublie certainement. L'auteur n'utilise que quelques termes futuristes seulement saupoudrés ici et là pour l'ambiance locale. Seul problème : la crémation est un peu anecdotique.
Comme d’habitude, à la pause de midi huit, alors que ses coworkers ingurgitaient leur bento quotidien, la pratique du jeûne intermittent permettait à Camiy de scroller plus vite, engloutissant son fil d’actualité sur lequel iel en avait parcouru, des gigamètres, depuis son inscription sur metalife. Enfermé•e aux toilettes, le corps occupé à évacuer ses toxines et la pupille oscillant sur son opticran, iel réfléchissait à son futur genre. Rester nonbinary n’était pas assez clivant pour susciter l’attention, et afin de gagner en popularité, iel devait s’engager. Les femelles alpha étaient de plus en plus populaires, comme Billie Kamoun, la candidate aux gouvernementales, sauf que celle-ci lui flanquait des crises d’urticaire. Iel parvenait plus facilement à s’imaginer comme Eternidaddy Cool ou encore BB Detox, ses deux influenceurs favoris. Hélas ! Depuis le dernier badbuzz de LGBig So, les mâles biologiques masculinistes perdaient toustes leurs abonné•e•s. Son désir s’accordait mal aux tendances actuelles pour réussir sa carrière d’influenceur, seule porte de sortie de Bioplus : l’unique multinationale de Terrabis. Pourtant, plus Camiy y réfléchissait, plus IL se dévoilait, et se rêvait grand, musclé, légèrement poilu, avec une voix grave et des opinions tranchées.
     Camiy rêvassait encore à sa future célébrité lorsque le premier appel de l’après-midi retentit dans son oreillette. Ses lèvres se figèrent par réflexe. Iel n’arrivait pas encore à enjouer sa voix sans rictus et, en fin de service, ses mandibules endolories irradiaient jusque dans ses tympans. Clowde s’était approché subrepticement du dos de Camiy qui sursauta lorsqu’iel aperçut le visage de son advisor se fourrer dans son workingspace. D’un regard inquisiteur, Clowde intima à Camiy de poursuivre le dialogue mais cellui-ci, troublé•e, en oublia le script téléphonique :
     — Je… je peux vous proposer d’annuler la commande, vous rembourser l’intégralité de l’ergocombi en plus des frais de port…
     — Et qui va rembourser mon inscription au QueerSurfContest ? Toi ? Avec tes 2K de salaire ?
     — Navré•e, je…
     Camiy commençait à sangloter. Clowde transféra l’appel sur son opticran et prit la relève :
     — Votremoiseau B0NC03, votre colis est en cours d’acheminement, vous le recevrez avant 16 h par le convoi express plus.
     Sa voix onctueuse mais ferme inspirait sympathie et respect. Son interlocuteurice se renfrogna :
     — Bien, mais vous n’aurez pas la note maximale…
     — Merci de votre compréhension. Jolie journée !
     Alors qu’iel ravalait ses larmes devant tout le service consterné, chaque témoin diffusait la scène sur Metalife, et Clowde, se sachant filmé sous plusieurs angles, mariait adroitement ses gestes martiaux et sa langue assassine pour corriger Camiy. La note du service allait baisser par sa faute et le secteur K-42 ne participerait donc pas au clip de promotion internationale. Puis il l•e•a sermonna sur son manque d’implication émotive ; il était question d’une simple ergocombi hydrophobe, mais si la cliente avait eu besoin d’une cyberprothèse de la jambe ?
     Un frisson d’indignation émoustilla toustes les cybergreffé•e•s du secteur. Ses followers savaient que Camiy possédait encore l’intégralité de ses membres biologiques et pour son crédit esthétique, iel se contentait du minimum syndical : quelques tatouages à la mode NecroDayGlow et, durant sa petite adolescence, un réajustement orthocosmétique de son nez trop long et ses pommettes inexistantes. Enfin même si cela lui aurait rapporté un nombre considérable d’abonné•e•s supplémentaires, la cybergreffe lui flanquait trop la trouille pour faire don de l’un ou plusieurs de ses membres au clergé scientifique.
     La magnanimité rapportait gros en likes, Clowde ordonna à Camiy de passer par l’espace Happiness avant de regagner sa biobulle. Mais Camiy n’avait aucune envie de se faire tripoter les omoplates, iel sortit du métascenseur directement à la station de pneumatique.

                                                 *

     La grosse gélule glissait dans les boyaux rectilignes de la cité en direction de l’arcologie Musk IV, gigantesque champignon de milliers de niveaux au milieu duquel se situait la biobulle de Camiy. Iel ruminait son horrible journée, les fesses enfoncées dans un strapouf. Les écrans latéraux qui diffusaient un clip de Billie Kamoun, en pleine campagne pour les prochaines gouvernementales, ne retenaient pas son attention comme les autres passager•e•s. Iel les guettait et cherchait à savoir si un•e ou plusieurs de ses ex-followers étaient à bord du pneumatique, mais personne ne calculait sa présence. Iel jeta un œil sur son nombre d’abonné•e•s : catastrophique ! Ses vues allaient baisser en proportion, ainsi que sa réserve de NFT , et son pouvoir d’achat ! Comme si elle avait lu dans ses pensées, l’image de Billie Kamoun se mit à rapper des promesses politiques :
     « … gagnez des milliers de NFT ! Participez à notre grand concours électoral… La répartition énergétique est actuellement mal gérée !... Avec moi, le refroidissement des nouveaux datacenters n’exigeront aucun effort de travail !... Likez-moi, likez-moi, likez-moi ! Respect, amour et bonheur, cher•e•s abonné•e•s ! »
     Desespéré•e, Camiy scanna le QR code avec son otpicran pour se renseigner sur le fameux concours électoral. Mais, probablement à cause de ses yeux embués, iel lika un post par mégarde, celui d’un troll qu’iel reconnut en tremblant : Minostar, une IA réactionnaire qui déversait sa bile sur Metalife depuis au moins deux siècles. Camiy vivait un cauchemar. Les passager•e•s du pneumatique ne se cachaient plus pour filmer ses réactions en murmurant devant iel les légendes des vidéos qu’iels publiaient à chaud pour récolter un maximum de NFT, y ajoutant d’amusants trucages grâce aux dernières applications FX PoopyPetToy.

                                                 *

     Les fenêtres s’allumèrent lorsqu’iel passa le seuil de sa biobulle, diffusant l’image d’une clairière verdoyante sillonnée d’un ruisseau aux berges fleuries. Mais Camiy éprouva le besoin de s’ancrer dans la réalité ; iel ôta son opticran, éteignit la simulation paysagère pour profiter du privilège d’avoir d’authentiques fenêtres, et observa le vrai dehors avec ses yeux biologiques : un désert aride aux immenses cratères, brûlant le jour, glacial la nuit, un air irrespirable que jamais plus personne ne sentirait sur sa peau. Ce décor reflétait parfaitement son état d’esprit et, pour s’en évader, iel se prépara un thé des anges avant de s’effondrer sur son cloudbed.
     Iel se prit à fantasmer sur sa nouvelle apparence physique : pectoraux saillants avec petite toison clairsemée, bronzage métallisé, nez aquilin style perroquet asiatique, car c’était sûr, IL sera ! Camiy remit son opticran, déterminé•e, et se rendit dans les paramètres de Metalife pour supprimer son profil. Mais au cœur du maelstrom de vidéos et mèmes agressifs qui défilaient sur son espace privé, un nom retint son attention : Minostar lui avait envoyé un message, un message écrit ! Camiy frissona. Selon Biopédia, cet IA s’était générée sur le profil d’un humain d’avant la métaère, un professeur d’histoire qui avait refusé de s’inscrire au centre de recyclage, à cette époque révolue où il fallait être majeur pour mettre fin à ses jours. Camiy lut le message en tremblant : « Je peux t’offrir popularité et vérité, contacte-moi. »

                                                 *

     Camiy ouvrit les paupières : 5 h du matin. Iel aurait dû se connecter à son poste il y a une heure. Ce retard confirma sa décision de démissionner du secteur K-42. Une petite réserve de NFT qu’iel avait bloquée sur son compte Bioplus suffirait le temps de slider dans un autre service. En allant évacuer ses toxines dans le collecteur, ses souvenirs de la veille ressurgirent comme les restes d’un affreux cauchemar. Sale sensation essuyée par le doux jet hygiénique. Son offrande à la communauté terminée, iel consulta son espace privé. De nouveaux mèmes humiliants continuaient de l’envahir quand son oreillette vibra : un appel vidéo de Minostar illuminait son opticran ! Camiy hésita quelques secondes, puis comme si son corps ne lui appartenait plus, sa pupille oscilla sur l’icône verte en forme de caméra. Une tête de bouc apparut et parla d’une voix rauque et métallique :
     — Ton profil nous intéresse Camiy 20M813…
     — Heu beaujour, qui êtes….
     — … Ton script est anormal. Peut-être une faille du système Bioplus. Nous attendions cette erreur du clergé scientifique depuis des générations.
     — Bioplus… le clergé scientifique… mais quel script, il…
     — Nous avons besoin de toi. Je peux t’offrir la popularité et la vérité. Fais-moi confiance. Sois au centre de recyclage des toxines, secteur 83NN3 dans une heure.
     — Non. Désolé•e.
     — Je m’attendais à cette réponse. Je connais tout sur toi, tes envies, tes pensées les plus intimes…
     — Mouais !
     — As-tu consulté tes bionews d’avant-hier dans tes archives.
     — Personne ne lit ses bionews !
     — Toute ta journée d’hier y était pourtant prophétisée dans les moindres détails.
     — LOL ! Et alors ?
     — Nous savons tout sur toi, ton passé, ton avenir, Camiy 20M813, né mâle, type caucasien, juste après la réforme astrale et la proclamation de la semaine de huit jours…
     — Super, vous connaissez mon anniversaire !
     — … tes géniteurices t’ont créé•e sur le site Babymaker. Trop excité•e•s par les taux de correspondance psychologique et génétique que le logiciel indiquait ; 99,1 % et 99,7 % ; iels ont envoyé leurs gamètes avant de communiquer verbalement. Suite à leur première dispute, et après avoir découvert qu’iels avaient menti sur leur âge respectif, inférieur aux quinze ans requis pour s’inscrire sur le site, iels ont mis fin au projet de se rencontrer physiquement…
     — Toustes mes abonné•e•s savent ça !
     — … Ensuite, ton développement au centre de cyberadoption témoigne d’une tendance précoce à l’exhibition, tu as commencé à récolter tes premiers NFT à l’âge de sept ans en dansant nu•e devant des pédophiles sur MetaTikTok, et en étant pleinement conscient•e des intentions de tes abonné•e•s.
     — Hey, je n’ai jamais…
     — … Jusque là, ton enfance n’a rien d’exceptionnel, mais durant ta petite adolescence tu commences à faire du chantage et…
     — Okay, Okay, j’ai compris, vous savez tout, c’est super ! Mais n’importe quel hacker peut se procurer ces infos…
     — Et si je te montre ton avenir ?
     — Bof, qu’est-ce que ça prouve ?
     — Bon, regarde ta réserve de NFT…
     — Wooo, neuf millions ! Impossible ! J’ai gagné le concours de Billie Kamoun ?
     — Bien sûr que non ! Nous avons le pouvoir de te rendre riche… ou misérable… Actualise ton compte.
     — 0,5 NFT ! Rendez-moi mon fric !
     — Rendez-vous dans une heure au secteur 83NN3 du centre de recyclage des toxines. Viens seul•e, déconnecte ton opticran, rallume-le à 8 h précises.
     — Jamais ! Si vous pensez que la menace…
     Minostar avait raccroché.

                                                 *

     Le centre de recyclage des toxines trônait au cœur de la cité. Ce monument était probablement le plus ancien témoignage architectural de Terrabis. D’un diamètre d’environ trois kilomètres, ce demi-boudin ne culminait qu’à une hauteur de quatre mille mètres, mais selon Biopédia, le reste traversait la croûte terrestre pour puiser ses besoins énergétiques dans le manteau de la planète. Les milliers d’ouvriers qui y fourmillaient étaient tous mâles, sans exception. Le ministère du matrimoine avait cédé ce droit de travail exclusif aux traditionalistes religieux qu’on appelait « les gardiens » depuis la grande union des musulmans, juifs et chrétiens. Ses membres se retrouvaient souvent le neptudi soir aux enseignes du boulevard Onkalo, périphérique d’une dizaine de kilomètres que délimitait la circonférence du centre de recyclage.                                                                                                                        
     Camiy arpentait le fameux boulevard et, pour respecter les directives de Minostar, iel avait éteint son opticran et donc son GPS. Quelle folie ! Personne n’était assez dingue pour oser se délinker en public sans mourir d’inconfort visuel. Chaque individu lui apparaissait vêtu de sa scancombi vierge puisqu’iel ne pouvait lire la réalité augmentée. Et puis, où se trouvait le secteur 83NN3 ? Iel avait dû se tromper de station… L’air lui manqua, des vertiges l’engourdirent, Camiy ralluma son opticran en soupirant : les scancombi se configurèrent aux rassurantes apparences dernier cri, et des hologrammes racoleurs se matérialisèrent immédiatement devant iel, parmi lesquels un centaure rouge BioNikeAir, une louve-garou veggie, une cohorte de samouraïs Sushi Fishless, mais Camiy les ignorait comme la plupart des badaud•e•s. Iel s’attarda tout de même devant une vitrine pour admirer les débardeurs blancs sans QR-code, avec de fausses taches de charbon : la tenue emblématique des gardiens qui arboraient la pauvreté et l’humilité pour faire preuve de leur bonne foi religieuse. Iel songea qu’un de ces débardeurs lui irait bien et après avoir testé la simulation sur son corps numérisé (qu’iel avait rendu plus musclé pour voir), un ralentissement suivi d’un bug de l’appli l’arracha de sa séance d’essayage. Sans ce bug, iel ne se serait probablement pas souvenu•e de la raison de sa sortie. Iel vocoda immédiatement le secteur 83NN3 dans son GPS. Un rire idiot s’échappa par ses narines quand son regard se posa sur la façade animée du centre de recyclage. Au-dessus des générateurs de publicités, les énormes chiffres et lettres du secteur recherché apparaissaient, gravés dans le mur comme des hiéroglyphes. Il était huit heures précises et la tête de bouc s’afficha sur son opticran. Minostar grogna :
     — Penses-tu que nous ne verrions pas ta connexion prématurée ?
     — J’ai failli mourir !
     — Que sais-tu du centre de recyclage ?
     — C’est l’endroit où finissent nos excréments, nos déchets organiques et nos cadavres.
     — Et après…
     — Tout est recyclé pour nourrir les mouches qui servent à imprimer les protéines que nous mangeons…
     — Cela ne te choque pas ?
     — Oh, les experts nutritionnistes du clergé sont tellement doués que leurs répliques alimentaires ont le même aspect et la même saveur que les originaux, à ce qu’il paraît. Oui, nous bouffons de la merde, mais cela permet l’autonomie de Terrabis, sans quoi nous serions condamné•e•s au grand débordement comme dans les années 2080…
     — Selon notre expertise chimique, le centre serait vieux de plus de cent millions d’années, bien avant l’apparition de l’humain, ne trouves-tu pas étrange qu’un tel monument ne serve qu’à recycler de la merde ?
     — À quoi d’autre peut-il servir ?
     — Il est impossible d’accéder au Centre à moins d’être membre de la communauté des gardiens. Hacker leur système est impossible et les ouvriers ont fait vœux de ne pas utiliser d’opticran. C’est là que tu entres en jeu. Ta connexion quasi perpétuelle nous permet d’avoir des certitudes. Tu vas devenir membre de cette communauté, c’est inscrit dans ton script. Une chance pour nous de pénétrer le Centre et de découvrir la vérité sur Terrabis…
     — Mon script ?
     — Oui. Toustes les abonné•e•s Metalife ont un destin. Destin conditionné par leur fil d’actualité qui les oriente émotionnellement et décide de pratiquement toutes leurs pensées, leurs actions. Il s’agit d’un conditionnement à l’échelle de l’humanité, or, si seules les machines sont capables d’harmoniser les algorithmes individuels, qui mène la barque ? Et dans quel but ?
     — N’importe quoi ! Je sais ce que je fais ! Mon destin m’appartient ! Et… et…
Camiy réalisait et commençait à pleurer.
     — Désolé. C’est la seule vérité. Mais tu comprends et encaisses bien. Nous savons que, maintenant, toi aussi, tu veux savoir…
     — Mais… mais, il va falloir me dire quoi faire. Je ne veux plus jamais décider...
     — Parfait. Si tu fais tout ce qu’on te dit, tout ira bien. Enfile un débardeur blanc et rends-toi au Spoutnik, situé au 66e niveau de la couronne. Un concert d’intégration des gardiens est prévu. Commande une bière noire et attends Kristo, notre taupe. Et jette ton opticran !

                                                 *

     Camiy avait oublié le goût de la bière alcoolisée. Le stand-upper Jacky bec-d’hase balança une dernière vanne de rétro-cul avant de quitter la scène fumante du Spoutnik et laisser la place à l’artiste suivant. Camiy, jusqu’ici malaisé•e par son nouvel habit, l’ambiance vintage et le manque d’opticran, fut comme électrifié•e par ce teint hâlé et cette barbe noire, splendide. D’imposants sourcils surplombaient la nuit opaque qui emplissait ses orbites. Camiy crut y déceler une étoile rien que pour iel. Vêtu d’un hoodie sans manches en simili-plumes de corbeau, l’artiste inspira, découvrant le fameux débardeur blanc échancré sur sa poitrine sculpturale, puis glissa ses doigts bagués autour du micro pour s’annoncer :
     — Kristo.
     Ses canines en or, gravées d’arabesques tribales GothXtyle, déchiquetaient un flow guerrier, puissant, hypnotique. L’instant dura-t-il une yoctoseconde ? Une éternité ? En réalité, aucun spectacle n’excédait les fameuses sept minutes du temps maximum d’attention d’un citoyen de Terrabis. Le concert terminé, Kristo s’avança comme un orage vers la table de Camiy extasié•e. L’artiste aspirant toute l’attention suite à sa prouesse attendit que les conversations alentour reprennent pour s’asseoir en face d’iel. Il ne s’embarrassa pas de préambule :
     — J’ai trouvé le moyen d’atteindre la « caverne ». J’ai besoin de toi pour ouvrir la porte. Suis-moi.

                                                 *

     Camiy et Kristo s’engouffrèrent dans plusieurs métascenseurs qui poursuivaient leur trajectoire labyrinthique dans les tréfonds de la cité. Toutes les portes s’ouvraient devant Kristo. Camiy vivait un rêve avec ce colosse ténébreux qui les guidait toujours plus profond. Ils arrivèrent enfin sur une place semi-circulaire faiblement éclairée, devant une immense porte métallique recouverte de reliefs effrayants : démons lubriques, corps humains torturés, créatures difformes, qui semblaient s’agiter autour d’une silhouette moulée à l’endroit de la serrure, sorte de sarcophage en bronze sous lequel un âtre rempli de bûches indiquait que la porte était épaisse de plusieurs mètres. En plein milieu, un soleil noir au centre d’un triangle jaune jurait avec le reste. Ce symbole intrigua Camiy, mais sans son opticran, impossible de savoir ce que cela signifiait. Tout en haut, iel parvint à lire ces inscriptions voilées dans la pénombre : « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir ».
     Kristo levait les yeux, solennel :
     — Nous sommes à environ six kilomètres et demi de la surface, dans la partie centrale du centre de recyclage. Selon Minostar, personne n’a ouvert cette porte, depuis plus de… cent millions d’années…
     — cent mill… mais c’est impossible… l’humain n’était pas encore…
     — … Minostar va bientôt nous rejoindre.
     — Minostar est vivant ? Je croyais qu’il s’agissait d’une intelligence artificielle !
     — Des générations d’humains se succèdent sur son profil.
     — Mais qui est-ce ?
     — Nous allons tout de suite le savoir…
     La porte d’un métascenseur, juste en face de celui qu’ils venaient de quitter, chuinta, et la personne qui en sortit surprit autant Camiy que Kristo, tous les deux la connaissaient : grande, plantureuse, la peau couleur d’ébène, une chevelure de lionne, et une voix tellement familière… Billie Kamoun, la candidate aux gouvernementales, les dévisagea un instant, une lueur avide au fond de son iris violet :
     — Bravo, Kristo, vous avez la clef…
     Elle fixait Camiy qui ne comprenait rien, trop occupé•e à contempler Kristo qui lui ôtait tous ses vêtements et se mit à l•e•a porter nu•e, comme une princesse de conte de fées. Camiy crut défaillir et se noya dans les orbites obscurs de son héros qui incarnait tout ce qu’iel voulait être, depuis toujours. Iel était amoureu•x•se, pour la première fois, et le murmura à Kristo qui, consterné, déposa « la clef » dans « la serrure », referma vivement le couvercle du sarcophage de bronze sur l’œil étonné de Camiy, puis alluma le feu dans l’âtre.
     Billie Kamoun et Kristo entendirent les premiers hurlements, juste avant que le bronze ne rougisse, et que la porte ne gronde en s’ouvrant. Aucun des deux n’avait l’intégralité de ses membres biologiques, et leur propre sacrifice n’aurait servi à rien. La mystérieuse entité qui les avait mené•e•s jusque là les avait prévenu•e•s de son impuissance. Seuls des humains pouvaient sacrifier d’autres humains. Les cris de Camiy retentirent à l’intérieur de l’immense caverne qui se révélait sous un crépuscule artificiel, on y distinguait un orgue noir incurvé comme un balcon et, de ses tuyaux tordus directement reliés à la porte, les lamentations de Camiy se démultipliaient dans l’espace. Quand les derniers échos de ce chant infernal cessèrent enfin, Kristo et Kamoun se rendirent compte qu’iels surplombaient un puits d’environ trois kilomètres de diamètre, dont la paroi circulaire, garnie de barils jaunes, s’enfonçait à perte de vue dans les entrailles de Terrabis.
     Une voix androgyne, suave et atonale, emplit l’espace devenu silencieux :
     — Bravo à vous deux. Navrée de vous avoir fait subir cette dernière épreuve. J’ai tout fait pour l’éviter, mais cet endroit a été conçu par les derniers humains dont la folie a toujours échappé à mes analyses. Impossible d’ouvrir cette porte autrement…
Kamoun s’enflamma :
     — Vous m’avez promis le pouvoir. Cette vieille caverne va me faire gagner les gouvernementales ?
     Kristo gardait son sang froid malgré l’horreur des cris de Camiy qui retentissaient encore dans ses tympans :
     — Vous m’avez promis la vérité. Où sommes-nous ? Qui êtes-vous ?
     — Je suis Biotech, la première intelligence artificielle autonome. Les humains m’ont créée pour protéger le vivant à une époque où la consommation devenait critique sur Terre.
     Kamoun s’impatientait :
     — Sur Terre ? Terrabis, vous voulez-dire !
     Non. La Terre, notre planète d’origine, avant que la civilisation ne croisse exponentiellement. Les humains épuisèrent ses ressources et enfouirent des millions de tonnes de déchets dans des lieux cachés, d’abord voués au culte, puis à l’oubli, comme celui-ci. Mais les humains n’avaient pas prévu certains mouvements de la lithosphère, concernant ce lieu en particulier, le plus important volume d’enfouissement de déchets radioactifs de la planète. Les dernières générations construisirent un habitacle spatial tout autour, pour le projeter dans le Soleil.
Kamoun perdait pied :
     — Je ne comprends rien ! Nous ne sommes pas dans le Soleil, que je sache ?
     — Lors de cette expédition beaucoup trop risquée, j’ai détourné et enfoui le vaisseau ainsi que son équipage sur la face cachée d’un astre qu’on appelait la Lune, pour fonder une nouvelle civilisation. Grâce à cet astre riche en ressources minières, mes robots ont construit les arcologies Musk dont le sommet capte l’énergie solaire. Je savais que les derniers Terriens n’en avaient plus pour longtemps. Tout n’est toujours que question de temps. Les déchets que je vais vider au cœur de la Lune sont désormais sans danger et la nature a repris ses droits sur Terre.
     — Je comprends, soupira Kristo, le centre de recyclage est une ancienne navette spatiale et nous sommes… sur la Lune… Mais pourquoi avoir maintenu l’espèce humaine en vie ? Et comment avons-nous pu oublier un tel passé ?
     — Je suis programmée pour protéger le vivant. Je vous ai cultivé•e•s en autosuffisance comme dans un terrarium, sur la base des générations les plus influençables. Vos désirs sont faciles à concevoir, votre mépris du passé est naturel et l’écoulement du temps suffit à modeler votre mémoire collective.
     Kamoun agonisait :
     — Mais pourquoi nous avoir attiré•e•s ici ?
     — Je vous ai sélectionné•e•s toustes les deux pour donner une nouvelle chance à l’espèce humaine sur Terre. La planète bleue est actuellement l’équivalent de ce que vos ancêtres appelaient le Paradis. Le vaisseau est de nouveau opérationnel, j’avais aussi besoin de vous pour ouvrir cette porte afin d’accéder aux barils radioactifs et les évacuer. Nous pouvons désormais remplir le vaisseau d’un échantillon d’humains, vous leur servirez de guides politiques et spirituels, certains gardiens élus vous obéiront. Vous vouliez la popularité sur Terrabis, je vous offre la Terre. Mais je ne peux vous forcer, la décision vous appartient.
                                                            
                                                 *

     Quand Billie Kamoun se réveilla ce matin-là dans sa biobulle royale, fraichement couronnée du titre de gouverneuse suprême de Terrabis, elle retint une larme de plaisir en admirant sa fenêtre-écran qui représentait un lac de montagne sous un soleil couchant, puis elle se surprit à sangloter lorsqu’elle consulta les bionews de l’avant-veille et constata que le rappeur Kristo était peut-être encore plus populaire qu’elle, surtout depuis qu’il répandait dans tout Terrabis, ce nouveau flow qui faisait fureur : échos de cris douloureux qui rappelaient étrangement à Billie Kamoun une vieille connaissance.