Pulsions

Le 08/04/2025
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par Nana D
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Thèmes / Débile / Absurde
Nouveau texte, nouvel auteur. Nana Dufayet nous raconte l'histoire d'une rupture, dans un style pour le moins alambiqué. Le traitement du sujet est plutôt surprenant, également. Tout ça baigne dans une sorte de prose pseudo poétique et surréaliste. On vous laisse découvrir.
Faire le ménage dans ses souvenirs, c’est parfois une question de survie. Ou ouvre les tiroirs du passé, on trie, on jette, on garde… Mais quand l’amour et la folie s’emmêlent, peut-on vraiment choisir ce qu’on efface ?
Et dire que je voulais te quitter, me croyant assez folle pour exister sans toi. Ma raison m’avait littéralement abandonnée, et mon désarroi avait insidieusement plongé mon esprit dans le chaos. Je me suis arrachée à tes bras sans raison apparente, alors que tu me témoignais un amour magnifique. Tu me promettais une passion éternelle, remplie de promesses merveilleuses. Je n’ai jamais pu expliquer les raisons de ma fuite ni tout ce qui s’ensuivit.

Ce matin-là, en te quittant, je remarquai une essence rare et délicate : une fine goutte transparente et nacrée coula de ton œil. Tandis que j’observais attentivement le second, ma main fouilla frénétiquement mon sac et en sortit une boîte de Valda. Après en avoir éjecté toutes les pastilles, mon écrin arriva juste à temps pour recueillir la divine larme que je comptais garder, telle la relique d’un saint. Il s’avéra - tu me l’avouas plus tard - que tu avais simplement eu une poussière dans l’œil.

Oui, tu ne comprenais pas que je puisse disparaître sans raison, avec pour seuls mots accrochés à mes lèvres… Je pars. Je répétais inlassablement cette phrase, vide de sens pour toi. Ton regard suivit alors mes pas, empli cette fois-ci de mille poussières. En me retournant pour photographier une dernière fois ton image, je perçus, à travers ta peau, ton cœur que je venais tristement d’abîmer. Le voir saigner me fit un drôle d’effet. Dès lors, je devins mutique à la vie, enfermée dans un mental que je ne contrôlais plus…

Rapidement, je revins, à ton insu, entreprendre - bien peu innocemment - une toilette de printemps à notre dernière demeure. Je constatai, abasourdie, que la plupart de mes souvenirs se vautraient dans toutes les pièces, de la cave au grenier. Une telle impudence frisait l’indécence. J’étais ébahie par tant d’impolitesse et criai à tue-tête ma colère. L’affaire n’allait pas en rester là : je sortis malles et valises pour opérer un tri radical, emportant au passage quelques sacs-poubelle.

Je décidais donc de jeter tous ces souvenirs que je stockais depuis bien trop d’années. J’avais pris la résolution de déménager, et il ne devait plus en rester un seul pour encombrer, sans mon accord, les tiroirs de ma tête. Il me fallait remettre de l’ordre dans la chronologie de ma vie, dépoussiérer les images à garder et n’avoir aucune pitié pour les autres. Quant aux incertitudes, elles furent exclues sans ménagement, sans même un regard, car j’étais censée faire les bons choix.

Enfilant ma tenue de combat (ton affreux pull de ski et ma petite culotte à pois), je contemplais fébrilement mes souvenirs qui se pavanaient devant moi, bien innocents. Évidemment, j’étais la seule à les voir, puisqu’ils m’appartenaient. Je me sentais d’attaque, opérationnelle, animée par quelques pulsions assassines. Vêtue de mon habit de criminelle et de mon armure de guerre, je saisis l’arme fatale : le sac-poubelle. Telle une chasseresse des temps modernes, je partis traquer la mémoire de ma vie.

D’abord, mes souvenirs d’enfance se rappelèrent à moi, riant de bon cœur, adorables et insouciants. Leur légèreté était belle à voir, mais je ne leur accordai aucun intérêt et les épargnai d’office. Certains, en revanche, m’intéressaient bien plus…

Mais mon visage s’assombrit, mes yeux se glacèrent, mes traits se durcirent. De lourdes gouttes de sueur perlèrent sur mes tempes, mes gants en caoutchouc se fissurèrent sous la pression de mes mains tueuses. Mes réminiscences, affolées par mon air abject de dégénérée, se défenestrèrent et mes images de petite fille chipie s’écrasèrent sur le perron. Je me précipitai pour constater, hélas, qu’elles étaient toutes mortes. Je venais d’anéantir, sans le vouloir, mes toutes premières années de vie, et elles comptaient parmi les meilleures. Une peine immense m’enveloppa d’un voile noir et rêche.

Soit ! Je devais me ressaisir et ne pas céder à des faiblesses que je pourrais regretter plus tard. Assise par terre, j’analysai calmement la situation. Il n’y avait plus de retour possible. Je devais poursuivre l’offensive et traquer le véritable adversaire, dissimulé quelque part en moi. Je l’aperçus soudain, passant avec une arrogance et un aplomb qui me rendirent folle.

Je lui réservai la plus grande valise, remplie d’outils bien aiguisés pour le supplicier. Je considérai alors ma culotte, vestige d’une autre époque, ton pull, et malgré leur laideur extrême, je décidai de les conserver : ils faisaient référence aux plus beaux moments de ma vie.

Dans le miroir, mon reflet improbable m’apparut fascinant, empreint d’un charme troublant. J’ouvris grand la bouche et en inspectai l’intérieur, par précaution. Intense jubilation : ma dent cassée trônait toujours sur mon sourire. Sans hésitation, je dévissai ce pivot, et le souvenir de cette chute mémorable finit dans les toilettes.

Il fallait être méthodique, rusée, déterminée. Je me plongeai alors dans mon adolescence - puisque mes souvenirs d’enfance étaient morts - et trouvai là bien des images à rayer définitivement.

J’échafaudai un plan judicieux. J’invitai mes mauvais souvenirs à se montrer, leur suggérant des images de vacances, de plages et de Spritz pour les amadouer. Rien. Silence absolu. Ils avaient sans doute assisté, bien cachés, au massacre de mes premières réminiscences. Soit. L’attaque serait frontale, brutale, sans compromis.

Je brandis mes gants en caoutchouc et, comme une possédée, je saccageai notre refuge. Je réussis si bien que, plus tard, il me fallut lutter pour me frayer un chemin du salon à la chambre - du moins, ce qu’il en restait. Je ramassai néanmoins un reste du lit, une grande latte, en me disant que tu pourrais en faire un joli totem.
À ce moment-là, il me restait encore ton image rassurante. Ce ne fut plus le cas quelques instants plus tard.

Ivre de vengeance, mon corps devint l’objet de ma rancune.

Je revis alors, avec une effroyable netteté, le souvenir, celui qui me hantait, celui qui revenait chaque nuit, perfide et cruel. Il était là, devant moi, arrogant et moqueur. Il attendait que je cède.
Laisse-toi faire, susurrait cette ordure de sa voix mielleuse.
Je ne me laisserais pas faire. Je n’avais pas dit mon dernier mot.
Je sortis de notre lit pour armer la main qui tuerait.

Quel crime abominable, as-tu lu le journal, chéri ?

Une femme a tué son mari cette nuit. Un véritable carnage.
Elle aurait été prise d’une folie meurtrière.
Elle a jeté son corps dans un sac-poubelle et l’a mis devant la maison, comme si de rien n’était…