Situation critique

Le 07/04/2025
-
par amywald0
-
Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Je ne vous ferai pas l'affront de vous annoncer que l'auteur de ce texte est publié à compte d'éditeur, dans des bouquins papier, parce que ça transpire dans son texte, même s'il est court, par la densité littéraire élevée au centimètre carré parcouru par nos yeux ébahis à la lecture. On s'en pend plein la vue. Enfin, je vous ai quand même fait l'affront de vous le dire parce que c'est super pour la Zone que des auteurs pro s'intéressent à ce qu'on fait et balancent des contributions, probablement pour nous soutenir dans notre guerre pour optimaliser la production de trombones, contre la Chronocratie, le Processus où je ne sais quoi. Ce n'est pas la première auteur pro, d'ailleurs, car dans nos rangs et à des postes stratégiques, vous ne le savez peut-être pas, mais il y a Bernard Werber et Christine Angot, sous des pseudos, bien sûr. Un shitstorm est si vite arrivé dans les parages aussi préfèrent-ils compartimenter leur vie. Enfin, bref. Encore une fois, un texte au style super maîtrisé, rythmé, et à l'intrigue finement construite. Un vrai shot littéraire ! amywald0 qui d'ordinaire se frotte à la cruauté impitoyable des comités de lecture des revues et maisons d'édition traditionnelles va sans nul doute halluciner face au traitement de Bisounours que les admins de la Zone ont réservé à son texte.
Un soleil de printemps éclaire les vitres de mon bureau.
    C’est un beau jour pour mourir.
    Je me lève d’un bond, comme si un mécanisme programmé de longue date venait de s’enclencher en moi. De l’autre côté de la porte transparente, mon chef, au téléphone, hausse les sourcils. Je lui dis que je vais aux toilettes et que je reviens tout de suite. Comme il est avec les fournisseurs, il ne peut pas me traiter de pisseuse, et de toute façon, maintenant, je m’en fiche. Je ne suis pas sûre qu’il m’ait entendue mais il hoche la tête ; je crois qu’il a compris. Pas très glorieux, comme dernière sortie.
    Comment j’en suis arrivée là ? Je peux te raconter. Ce ne sera pas bien long.
    Je suis née à Roubaix à la fin du vingtième siècle. Très tôt, il m’a paru urgent de me tirer. Je me suis sauvée. J’ai fait la bonne école et j’ai fait les bons stages. J’ai ce qu’on appelle une bonne situation. Ma vie tient en une page : mon CV. Aucune ambiguïté dans ces rubriques qui s’enfilent comme les perles d’un collier. Tout a été goupillé à la perfection et j’ai de quoi être fière de moi. En résumé, je n’existe pas.
    Trop vite, trop fort. Comment ça s’est passé ? Est-ce que j’ai arrêté d’exister quand j’ai commencé à mettre des chaussures à talon alors que je n’aime pas ça ? Est-ce que j’ai arrêté d’exister quand j’ai commencé à laisser mon chef m’appeler « ma stagiaire » alors que je suis en CDD ? Quand j’ai commencé à m’esclaffer quand il se moquait de mon anglais alors qu’il parle anglais comme François Hollande ? Mais peut-être que mon mal vient de plus loin. Peut-être que je n’ai jamais existé, pas une seule fois. Est-ce qu’on peut mettre fin à quelque chose qui n’a jamais commencé ?
    Je vais sauter de leur toit putain, ça leur fera les pieds.
    Je me hâte dans les escaliers. Personne ne fait attention à moi. Je pense que si j’étais toute nue, ce serait pareil. Je devrais peut-être me déshabiller pour tester. Après tout, je vais mourir aujourd’hui. Ça tombe à pic que j’aie ma belle lingerie.
    Quand j’ouvre la porte de service, un rectangle de ciel immense apparaît. La beauté de la lumière me prend de court. Je ferme la porte et j’entre dans le ciel.
    Une vague de chaleur est prévue pour la semaine prochaine mais pour l’instant, le temps est clément. Je suis au sommet de la tour « Finance verte », celle qui donne sur l’avenue. Je reprends mon souffle. Après quelques instants, mes sens s’ajustent, et une grande clameur monte jusqu’à moi.
    C’est une manifestation. Il me semble en avoir entendu parler mais je ne suis pas les actualités et j’avais oublié. Je ne sais pas si c’est la vie chère ou les hôpitaux ou autre chose. Une faible odeur de fumée me parvient. Des nuages de gaz lacrymogène et de pétards planent au-dessus de la foule. L’idée que mon corps vienne se fracasser au milieu de ces gens me semble soudain bien vulgaire, mais je suis fascinée. On dirait des insectes. J’enjambe le parapet pour les voir de plus près.
    Un grand pli se forme dans la foule. Je ne comprends pas bien ce qui se passe mais on dirait que la police nasse. Quelques insectes fuient dans les rues perpendiculaires. Les autres se tortillent sous les fumées. Aux fenêtres, ça pousse des cris. Ce n’était pas ce que je voulais.
    Je voulais un monde en paix, des adolescents qui sortiraient leurs téléphones pour démultiplier mon cadavre sur TikTok, des passants pressés qui se rendraient compte qu’ils seront en retard au travail pour rien, parce que j’ai ouvert mon crâne en deux et que plus personne ne peut me sauver. Alors que si je saute là-dedans, je n’aurai même pas mon entrefilet.
    J’aimerais bien qu’ils lèvent les yeux et qu’ils me voient. Ce serait un peu comme l’apparition de la vierge à Lourdes. Arrêtez tout ! Regardez cette martyre des bullshit jobs ! Alors, je mettrai un pied au-dessus du vide, puis l’autre. J’accomplirai le miracle. Mais ça n’arrive pas. Le tumulte continue comme si je n’étais pas là.
    Ma fille, on ne meurt qu’une fois.
    J’enjambe le parapet en sens inverse. Les rayons du soleil me chauffent le visage mais l’air du printemps est très frais. Ça fait du bien. J’allume ma vape. Mon vernis « Reach for the Sky » s’écaille. Il va falloir que j’aille voir Samantha. T’en pense quoi ? Peut-être que je peux prendre rendez-vous aux toilettes. Mais ça peut attendre. Pour l’instant, le ciel bleu et ma vape Mojito, ça me suffit.