Petit resto sans prétention, déco moderne orientée vintage, faux-cul mais chaleureux.
C'est lui qui a choisi. Je la ramènerai pas là-dessus, je sais que c'est dur de choisir le bon resto pour un premier date.
D'ailleurs, je me suis dédouanée en jouant sur la galanterie masculine. Il a proposé et j'ai accepté. Avec un petit rire ravissant. Celui avec les aigus qui les font frétiller de la bite. Je suis sûre que ce qui leur tombe dans le creux du tympan, c'est pas des gloussements mais des promesses. Léchage de boules, suçotement de gland, branlette espagnole. Quand on rigole comme je l'ai fait presque sans m'en rendre compte, ils se disent qu'on est juste des putes soumises et qu'ils n'ont qu'à commander leur dernier fantasme en date comme on commanderait un Daïquiri ou un Mai Tai.
J'aimerais croire que celui-ci sera différent mais je n'y arrive pas.
C'est lui qui a choisi. Je la ramènerai pas là-dessus, je sais que c'est dur de choisir le bon resto pour un premier date.
D'ailleurs, je me suis dédouanée en jouant sur la galanterie masculine. Il a proposé et j'ai accepté. Avec un petit rire ravissant. Celui avec les aigus qui les font frétiller de la bite. Je suis sûre que ce qui leur tombe dans le creux du tympan, c'est pas des gloussements mais des promesses. Léchage de boules, suçotement de gland, branlette espagnole. Quand on rigole comme je l'ai fait presque sans m'en rendre compte, ils se disent qu'on est juste des putes soumises et qu'ils n'ont qu'à commander leur dernier fantasme en date comme on commanderait un Daïquiri ou un Mai Tai.
J'aimerais croire que celui-ci sera différent mais je n'y arrive pas.
Différents, ils croient tous l'être jusqu'au moment où la soirée s'arrête. C'est là qu'ils tentent le coup. Tous. En général, ils y vont franchement, le coup de menton viril et les yeux dans les yeux. Avec le regard pénétrant, profond, doux comme du glucose. Beurk.
Sinon, ils jouent les sournois, au détour d'un bisou sur la joue qu'ils ont réclamé en guise d'au revoir. « Allez, quand même ! On s'embrasse ! » disent-ils. Avec quelque chose d'outrancier dans le ton employé. Et les bras écartés, les mains ouvertes. La théâtralité, le jeu, le comique autorisent toutes les outrances.
On aimerait refuser mais la plupart du temps, on n'ose pas. Peut-être qu'on espère encore, peut-être qu'on est un peu conne. Alors effectivement, on embrasse - à contrecœur en ce qui me concerne - et ils tournent la tête au dernier moment pour t'attraper la bouche. Les plus retors t'agrippent la nuque pour maintenir les lèvres bien collées. Que ça se finisse ou non dans la chambre à coucher, il y aura eu pénétration. Cette langue-serpent qui glisse sur tes dents, te gratte la langue, te dézingue les muqueuses, elle s'en sera chargée et je dirais même qu'elle aura mis du cœur à l'ouvrage.
J'essaie de ne pas penser aux autres fois, les fois d'avant, mais j'ai du mal. Je commence à regretter d'avoir accepté le date en cherchant la trombine correspondant à la description qu'il m'a donnée sur le site. La photo ? Non-contractuelle. Toujours un peu datée. Jamais à contre-jour. La règle d'or, je dirais.
La description rédigée par les soins de mon cavalier d'un soir implique : des cheveux mi-longs, bruns et des yeux noirs. Traduction : ce type n'apprécie que modérément le coiffeur. Et les yeux marron. Il aurait pu dire « noisette », mais il doit avoir l’œil noir des dépressifs. Peut-être même des cernes. Un insomniaque, sans doute fumeur de hasch. Toujours mieux qu'un amateur de bière.
Le front large, ok, il perd ses cheveux, bouc, donc pas de menton et... s'habille en noir. Un corbeau. Je sens que je vais passer une super soirée.
Je le vois. Au fond de la salle, loin de la porte battante des toilettes. Loin de la sortie des cuisines, loin du passage. Un point pour lui. Manifestement, il ressemble à la photo qu'il m'a envoyée. Un autre bon point. Le gars ne se cache pas.
« Salut. »
Il répond en souriant franchement. Bonjour massif et rigolard. M'arracherait presque un sourire plus franc que celui que j'affiche pour pas faire la gueule. Je vais finir par l'apprécier si je fais pas gaffe.
Je m'assois. Il ne se lève pas précipitamment pour m'avancer la chaise, ne tend pas la joue pour la bise convenue, ne me sort aucune banalité comme quoi je serais très en beauté ce soir. Au lieu de ça, il s'excuse poliment d'avoir commandé un soda en m'attendant.
« J'avais soif », explique-t-il , « et comme vous aviez un peu de retard, je me suis dit que vous me rattraperiez. »
Il cause bien et il ne joue pas non plus les carpettes. Ok, peut-être que c'était pas une idée de merde, finalement.
Je lui dis qu'il peut me tutoyer. J'ajoute : « Ça me ferait plaisir. » Je penche la tête de côté pour appuyer mon propos. L'index de ma main droite joue avec une de mes mèches avant de la glisser derrière l'oreille. Il me dévore des yeux. Je crois qu'il essaie de le cacher. Les hommes ont parfois du mal à assumer leur regard. Surtout quand ils nous regardent de face et qu'ils savent qu'on peut les voir et qu'on sait exactement ce qu'ils pensent.
Je m'assois et hèle un serveur.
« Un Martini sec. »
Je ne dis pas s'il vous plaît. Jamais quand je peux l'éviter. Et au restaurant, tout est fait pour que je puisse l'éviter.
Quand le Martini arrive, je jette un regard glacial au pingouin et détourne la tête dans un mouvement altier. Devant moi, mon rendez-vous de ce soir élargit son sourire et boit une gorgée de son soda.
« Je pensais à ton profil sur le site. J'ai pas vraiment compris ce que tu faisais comme taf. »
Je lui explique. J'invente au fur et à mesure. C'est ma partie préférée. L'improvisation. A chaque fois, je me dis que je devrais préparer un texte à l'avance, l'apprendre par cœur et ne pas prendre de risque. Mais c'est tellement plus drôle.
Ce soir, je suis restauratrice d’œuvres d'art détachée au Grand Palais, pour une exposition provisoire, mais ma dernière affectation avant ça, c'était à Londres, au British Museum. Mon anglais est impeccable. Je maîtrise. Je crois que je me délecte de la forme que prennent mes lèvres quand je prononce certains mots particulièrement ardus. Comme Worcestershire ou Lancashire. Ou encore castle, distinguished et highbrow.
Les hommes aiment m'entendre passer d'une langue à l'autre. L'anglais émoustille lorsque l'accent est placé sur la bonne syllabe et que le r guttural se laisse oublier. Celui-ci ne s'en laisse pas conter. Il se limite à un rire communicatif. Je suis à deux doigts de le suivre mais j'avais décidé pour ce soir d'incarner une femme fatale. Puissante, mystérieuse.
Séductrice.
A son tour de parler. Je l'écoute. Attentive, concentrée, souriante. Si j'avais choisi de porter des lunettes de vue, je les aurais ôtées pour en mordiller nonchalamment une branche sur le côté de la bouche. Les dents en avant. Petites, pointues, bien blanches sous mes lèvres rouges. Je le regarde fixement. Dans le blanc des yeux. Je veux lui donner l'illusion de boire ses paroles. Je veux qu'il se surprenne à penser que j'aime sa voix musquée.
Blablabla... mon travail... blablabla... mes collègues... blablabla... ma passion secrète pour les comic books indépendants... blablabla... mes séances hedomadaires de taekwondo... blablabla...
C'est tout un art d'écouter sans relâcher son attention, sans souffler, sans soupirer, sans enchaîner les Martini ou les coupes de vin. Il m'a fallu des années pour parvenir à ce degré de patience et de sophistication. Qu'il me plaise effectivement n'est qu'un accident sans importance.
Étonnant mais futile.
Négligeable.
Le premier plat. Pour moi, une entrée ascétique. Décorative, prévisible. Une salade de trèfles, mâche et roquette. Cerneaux de noix, billes de mozzarella, tomates-cerises en quartiers. Pour lui, des croûtons de chèvre chaud. J'aurais dû parier. Il optera pour la côtelette en plat principal. L'entrecôte s'il a sauté le petit-déjeuner. Avec des frites en accompagnement. Sauce roquefort. Je le vois venir.
Il n'a pas touché à son verre de vin. Pas une seule gorgée depuis sa première bouchée. Oh oui, je le vois venir.
J'ai terminé avant lui. Je le regarde découper sa viande. La tranche du couteau qui s'enfonce dans la chair tendre produit un son que mon ouïe traduit en mélodie acide. Une guitare électrique branchée sur une pédale phaser. Avec ce léger crissement qui m'évoque les pas d'une colonie de fourmis gravissant un tas de sable.
Il parle encore et je m'intéresse. La dernière fois que j'ai ressenti ça, je sortais de l'adolescence et la soirée s'était mal terminée. J'y repense de temps en temps. J'y pense maintenant, la coupe à la main et mes yeux dans les siens. J'aimerais mieux que ces souvenirs ne viennent pas polluer ce que j'essaie d'accomplir m ais je n'ai aucune prise là-dessus. Alors je laisse venir et les images défilent dans ma tête tandis qu'il me raconte la dernière vidéo d'un humoriste qu'il suit sur les ondes et sur You Tube.
Affligeant.
L'humoriste en question n'est pas soutenu par la station de radio pour laquelle il travaille. Encore une histoire de plaisanterie pas drôle selon certains, douteuse selon d'autres, dérisoire pour ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Il doit être le cinquantième en deux ans à dépasser la ligne rouge imposée par le cirque médiatico-politico-culturel. Ridicule. S'ils n'aiment pas l'humour, qu'ils n'emploient pas d'humoristes.
Je m'en fous tellement que je pourrais lui planter une fourchette dans le gras des joues pour qu'il change de sujet.
Ce qui se passe dans le monde, je m'en fous. Les saloperies que nous imposent les puissants, je m'en fous. Le dernier film de machin, le dernier livre de bidule, le dernier débat en date, je m'en fous je m'en fous je m'en fous.
Cette soirée, il y a douze ans, je l'avais terminée dans la voiture louée d'un jeune gars au sourire de star hollywoodienne. Il présentait bien. Blanc, bien coiffé, puant le fric et l'assurance de ceux qui ont l'habitude de se faire obéir. Par sa mère, sa sœur, les femmes de la maison, par les domestiques, par les employés de son patriarche de père, par le corps enseignant des écoles privées qui l'avaient accueilli toute son enfance.
J'aurais dû m'en douter. Je me le dis souvent, je me le répète parfois à voix haute pendant plusieurs heures jusqu'à ce que ma gorge s'assèche et que je n'arrive plus à articuler. J'aurais dû me dire, juste avant de monter dans cette voiture rutilante, que ce beau mec et ses sept copains allaient me droguer, me violer, me torturer pendant trois jours. Je ne comprends même pas comment cette éventualité n'a pas fait « pop ! » dans ma tête de jeune fille inconséquente.
J'avais seize ans. Je me raccroche à cette explication. J'avais seize ans mais ça n'explique pas tout et je m'en veux encore.
Ah, je crois que ce qu'il vient de dire requiert une intervention de ma part. Je ris en croisant les jambes. Ma tête penche maintenant de l'autre côté et je garde la bouche entrouverte pour aiguillonner son désir. Il me demande si je veux fumer. Je compte jusqu'à trois avant d'élargir mon sourire et de hocher la tête. Je n'ai pas envie de fumer. J'ai arrêté il y a douze ans. Mais le rituel de la clope allumée en extérieur, en protégeant la flamme du vent, les ronds de fumée, les toussotements, toute une panoplie de gestuelles faciles à chorégraphier. Je n'aime pas cette chaleur urticante qui m'envahit la gorge, le nez, les poumons. Mais je sais rendre le moindre de mes mouvements éminemment sexy. Si nous partageons une cigarette, il me mangera dans la main.
J'avais seize ans et je m'habillais comme un sac. Je me coiffais avec les doigts et je vendais du shit pour me payer ma conso, mes bouquins, quelques fringues glanées dans les fripes. Ma popularité, je la devais à mes activités illicites. Je n'avais pas d'amis mais des clients. Je fournissais les trois quarts du lycée. J'avais eu un plan grâce à un voisin plus âgé que je connaissais depuis la primaire. De la résine, de l'herbe, plus rarement des champis ou des acides. Un commerce florissant qui me rendait, disons, intéressante. Histoire de compenser mon acné, mes rondeurs, mon style vieux jean's et chemises de mec fauchées au daron.
Il se lève le premier, je le suis. Tandis que nous traversons la salle du restaurant en direction de la terrasse chauffée au gaz et éclairée aux guirlandes, je repense à l'ambiance qui régnait dans les couloirs du lycée, dans les recoins de la cour, dans les toilettes où ça vendait, où ça fumait, où parfois même ça baisait. J'en étais jamais. Personne aurait jamais voulu de moi. J'en aurais pas voulu non plus. J'étais encore une enfant dans ma tête et ces choses-là m'émoustillaient, me travaillaient, me faisaient fantasmer. Mais j'en avais la trouille surtout.
De toute façon, c'était pas si fréquent, c'est juste que quand tu vends ta came aux toilettes, tu y passes plus de temps que les autres alors tu vois défiler les gusses. Je connaissais les couples qui avaient franchi le pas, les filles un peu délurées, les connards qui proposaient de la thune contre une turlute.
Il y a eu ce premier contact avec les beaux gosses du bahut, ceux que j'avais jamais vu décoiffés et qui changeaient entièrement de tenue tous les jours là où je devais faire durer mes pantalons deux ou trois semaines. Des bourges. Nés avec une cuillère en argent dans la bouche et une autre de rechange au cas où ils perdraient la première.
Salauds de riches de merde.
Celui qui m'a approchée m'a parlé de son accent pointu. Je l'avoue maintenant. Je me suis sentie charmée, et même veinarde qu'un type aussi beau et élégant s'intéresse à moi. Je savais parfaitement qu'il voulait juste m'acheter une grosse quantité de shit. C'était du commerce, rien de plus. Je n'étais pas naïve au point de m'imaginer autre chose. Il n'empêche que. Sa façon de battre des cils, son sourire en coin au-dessus de sa mâchoire carrée, ses boucles nonchalantes qui sentaient la pâte d'amande, son torse large de sportif. J'aurais pu tomber amoureuse pour moins que ça. Je me sentais privilégiée de lui parler devant toute la cour. Même si je savais que tout le monde savait pourquoi il m'adressait la parole. Sans se cacher. Avec le sentiment d'impunité que fournissent ton compte en banque et ton ascendance sociale.
La première transaction m'avait permis d'empocher plus de mille balles. Énorme. Je marchais sur des nuages. Je me suis même laissée tenter par des fringues de marque. Des pantalons neufs, mieux coupés, des hauts sexy mais pas trop. Pudique jusqu'au bout des ongles. Juste le plaisir de modifier mon apparence et de ressembler à tout sauf à un vieil épouvantail.
Très vite, le beau gosse est devenu l'intermédiaire de son gang de bourges. Il négociait pour les autres. Quelques grosses commandes, des petites quantités le plus souvent. Mais même les petites quantités étaient supérieures à la moyenne de ce que je vendais par ailleurs. J'avais était obligée d'en parler à mon fournisseur, lequel s'était montré enthousiaste. Plus de thune pour moi, mais aussi pour lui. Bientôt, ce furent des kilos de shit, des sacs entiers d'herbe, et même, une fois ou deux, des enveloppes de cocaïne.
Au départ, j'avais refusé de fournir la coke. Je n'aimais pas le concept. Les drogues dures, le côté purement chimique. J'avais la sensation de passer de la petite délinquance au grand-gangstérisme. J'ai accepté parce que le beau gosse se la jouait séducteur, qu'il m'avait présenté ses amis, et que tout dans leur attitude tendait à me convaincre qu'ils souhaitaient m'inclure dans leur cercle. J'étais flattée. Et heureuse. Et tout ce que l'on ressent quand on a été le vilain petit canard que fuient la majorité des gens et que le processus semble enfin s'inverser.
On est dehors, assis l'un et l'autre sur des fauteuils en osier probablement achetés dans une brocante ou un marché aux puces pour trois fifrelins. Dépareillés, légèrement boiteux, moches. On fume dans la semi-pénombre mouvante de l'éclairage à la Barry Lyndon. Il dégoise sur les quelques passants que l'on aperçoit au-delà de la baie vitrée. J'éclate de rire quand il faut et dose mes réactions avec la précision d'un acteur de théâtre.
L'éclat de ses dents me rappelle le sourire du beau gosse lorsqu'il m'a tendu la bouteille de Despé, il y a douze ans. La première bouteille de Despé de ma vie. Décapsulée par ses doigts fins et agiles. Je ne l'ai pas vu glisser la drogue dans le goulot transparent. Je ne l'ai pas vu adresser un clin d’œil à ses copains mais je suis sûre qu'il l'a fait. Ils le font tous. Aujourd'hui, ils appellent ça le « bro code ». A l'époque, il n'y avait pas d'appellation déposée. Tous les hommes se comportaient d'office comme appartenant à la même amicale de crétins solidaires.
J'aimerais affirmer que ce n'est plus le cas mais ce serait ajouter de la bêtise à la naïveté.
J'ai bu la bouteille cul sec sous les encouragements virils de la bande des bourges à dents blanches et fringues de marque. L'un d'entre eux avait mis une cravate et un blaser, comme un personnage de film américain. Le gars devait se prendre pour un aristocrate de série B.
Celui que j'ai en face, je ne sais pas encore dans quoi il se projette. Il n'a pas encore révélé son jeu. Pour un peu, je pourrais lui témoigner un minimum d'affection. Sa gentillesse se répand dans chacune de ses remarques à mon égard, dans son refus patent de me dévisager comme un morceau de viande. Je n'ai pas surpris le moindre regard libidineux sur mes hanches, mon décolleté, la fente latérale de ma jupe qui révèle mes jambes gainées de collants semi-transparents. Il n'a d'yeux que pour mon visage et ça, c'est un bon point qui compte triple.
Dommage pour lui.
Quelle idée de draguer sur un site en ligne. Il devrait le savoir, non, qu'on ne sait jamais sur qui on peut tomber.
Encore que moi, j'aurais dû le savoir, et c'était bien avant Internet.
J'ai posé ma bouteille de Despé sur le guéridon à côté du canapé du salon. C'était chez l'une de leurs gonzesses. Une gamine ultra-friquée adepte des panoplies. Un jour, elle était grunge de la tête aux pieds. Le lendemain, elle était goth. Et le lendemain, c'était une poupée Barbie. Jusqu'aux talons roses à chouchou. Et le lendemain encore, elle s'habillait en pom-pom girl. Une panoplie différente chaque jour, le tout avec de la marque et du pèze. En montrant un max de chair pour allumer les garçons. Même délire pour ses amies. Même tendance, juste des coloris différents. Probable qu'elles s'appelaient toutes la veille pour décider du style du lendemain. Peu importe la tribu, pourvu qu'on soit assorties.
Je faisais tâche d'huile au milieu de ces pimbêches mais j'avais envie de les aimer. Je n'attendais pas leur validation. Je me disais juste que je n'avais pas d'amies et que, peut-être, elles m'accepteraient. En tout cas, me donner rendez-vous chez l'une d'elles plutôt que chez un gars de la bande visait à me rassurer, j'en ai maintenant conscience. Une manipulation de plus. A ceci près que, cette fois, tout le monde jouait le jeu. Le piège dans lequel j'avais foncé tête baissée, on me l'avait tendu à plusieurs. Et les filles ne s'étaient pas fait prier pour jouer les complices.
Alors quand j'ai posé la bouteille vide et que je l'ai lâchée une seconde trop tôt, j'ai pouffé d'un rire idiot qui m'est monté à la tête. Comme un afflux de sang. Les autres ont ri avec moi. Des rires de soprano chez l'armada de gonzesses, toutes sapées comme des greluches dans un clip de rap, et des rires classieux chez les mecs, parce qu'à ce stade, ils n'avaient pas encore viré leur masque de convenance. Et un gars de la haute, ça rit classieux, sans montrer les dents, sans sombrer dans le graveleux.
La bouteille vide a rebondi sur le tapis du salon puis a roulé sous une table basse. Je me souviens de m'être dit que la pièce ne tenait pas en place. Comme si j'étais montée sur un manège qui venait de démarrer. Il tournait lentement mais je commençais à ressentir une accélération. C'est là que Beau Gosse en chef m'a saisie par la main et m'a invitée à le suivre. Une voiture nous attendait. Louée pour l'occasion. Le genre belle voiture comme j'en avais jamais vue. On allait fêter notre relation commerciale en beauté et on allait tous être amis et ce serait la plus belle soirée de toute ma vie.
Il a fini sa cigarette et moi j'ai écrasé la mienne après trois bouffées. Je déteste le goût de la fumée dans ma bouche. Je déteste la toux du lendemain. Je déteste la sensation de la gorge qui se resserre progressivement après un certain nombre de clopes. Je décide de prendre l'initiative et propose de retrouver notre table à l'intérieur.
Il me surprend en dodelinant de la tête comme si j'avais émis une idée singulière et qu'il avait besoin d'y réfléchir longuement. Nous y voilà enfin. Tactique d'approche, sourire engageant, innocent mais espiègle. On est encore loin du coquin-taquin-sexy mais il y viendra, j'en prends le pari toute seule avec moi-même.
Il montre les étoiles d'un coup de menton. Le temps est propice aux terrasses découvertes alors il n'y a rien au-dessus de nos têtes sinon les chauffages externes. Il évoque la « fraîcheur douce » et adopte un ton de connivence, à bas volume. Bientôt, il me chuchotera dans le creux de l'oreille qu'il y a encore trop de monde autour et qu'il convient de nous dénicher un lieu paisible et peu fréquenté. Comme sa chambre ou la mienne. Ou, à défaut, sa voiture.
Je retiens un soupir d'ennui. Je ne le croyais pas différent des autres. Bien sûr que non. Un court moment, pourtant, j'ai caressé l'espoir qu'il ne tenterait rien jusqu'à la fin de la soirée, qu'il ne me proposerait pas de me raccompagner, qu'il n'essaierait pas de m'embrasser au moment de nous séparer, qu'il ne m'enverrait pas un texto insistant une heure après, qu'il attendrait bien sagement dans son coin que je daigne le recontacter pour un café ou une discussion à bâtons rompus sur le dernier Costa-Gavras.
Quand je lui réponds que j'ai envie de retourner à notre table, de commander un digestif et peut-être un café, il s'oublie un instant et laisse échapper un rictus contrarié. Éphémère, fugace, évanescent. Mais terrible et violent parce que, malgré tout, je ne l'attendais plus. Ces dents révélées entre deux babines crispées par la rage ; ces yeux soudain glacés où brûle néanmoins le feu de la haine ; l'arête du nez raidie par l'interruption intempestive de la circulation de l'air. Oh, il ne dure pas mais je le sens passer. Je l'encaisse comme un coup dans l'estomac. Pour un peu, je me décompose sous ses yeux de renard. J'y perdrais tout mon avantage. Alors je bluffe. Je cache mon visage en lui tournant le dos. J'annonce haut et fort que j'ai soif, tellement soif, oh la la qu'est-ce que j'ai soif, je pourrais boire tout un pédiluve tellement j'ai soif.
Il rit. D'un rire forcé. Celui qui jouit de son propre écho.
Ce rire faux-jeton m'en évoque un autre et, en retournant m'asseoir à notre table, je m'efforce de fuir le soudain reflux d'images et de souvenirs. Fuir et non contrer. Autrement dit, je fais ce que je peux. La faute à ce rire de hyène déguisée en lion.
La drogue que l'on m'avait inoculée au travers de la bouteille de Despé avait d'abord agi comme un désinhibiteur. J'étais une adolescente prude, agacée par les minauderies de mes congénères. Je ne comprenais pas les couples d'élèves au lycée. Ceux qui se bécotaient pour un oui ou pour un non, se tenaient par la main, s'appelaient « mon chéri », « mon amour », « ma caille » ou « mon trésor ». Je me disais qu'ils singeaient une version idéalisée de leurs parents, ou pire, les histoires de coucheries de leurs stars préférées, celles qu'ils suivaient dans Closer ou Gala. Je me disais qu'ils regardaient trop de séries avec des histoires de coucheries ou de romans à l'eau de rose, qu'ils lisaient les mauvais mangas et qu'ils ne comprenaient pas ce que le monde leur montrait. Je n'y comprenais moi-même pas grand-chose mais je savais que j'avais pas envie de coucher, et encore moins sur un coup de tête, au détour d'une soirée avec des types qui puaient le fric et la bonne société.
La bouteille de Despé m'a transformée en salope.
Non, ça c'est leur mot. Leur discours. Je ne me suis pas comportée comme une salope. Quand j'ai avalé cette merde, je suis devenue tactile. J'ai eu chaud. Aux joues, au ventre, entre les cuisses. Je me sentais confuse parce que le décor valsait autour de moi comme une couronne de luminaires en pleine tempête. Et j'ai suivi Beau Gosse jusqu'à la voiture. Un modèle immense et luxueux, loué pour l'occasion. Il riait de son rire chaud et froid, et je marchais dans ses pas de géant, et je riais à mon tour parce que mes jambes étaient toutes petites par rapport aux siennes et je manquais basculer et me casser la gueule. Je riais aux larmes, ils riaient tous. Je n'ai pas entendu les filles rire. Je crois qu'elles n'étaient déjà plus là. Mais c'est le moment où ma mémoire s'effiloche alors je ne sais pas si ce sont des souvenirs reconstruits, si c'est les séances d'hypnose pendant ma psychothérapie ou le fait d'avoir visionné les vidéos prises ce soir-là.
Ce rire, pourtant, ce rire m'a marquée au fer rouge. Le seul souvenir clair et vivace de cette soirée maudite.
Lorsqu'il me rejoint, je suis en train de boire un calva. J'ai commandé pour deux mais je sais qu'il aurait préféré un whisky. Ils professent tous une appétence pour le whisky. Probablement à cause de James Bond et de je ne sais quel autre mâle amateur de houblon. C'est comme ça. Dans leur pauvre imaginaire de petits garçons mal dégrossis, le whisky, ça fait cow-boy, ça fait mec, ça fait genre « on me la fait pas à moi, je suis un bonhomme » et tant pis si c'est dégueulasse et si ça coûte un bras.
Ce soir-là, dans la voiture louée, ils buvaient du whisky et fumaient des cigarillos en crapotant comme des chameaux. Moi je dansais.
Je dis que je dansais et je sais que si je racontais cette histoire à un homme, il comprendrait que je dansais de manière lascive. Il penserait automatiquement à une scène de film, lorsque le personnage incarnant la sensualité entreprend de séduire le protagoniste masculin. La femme à l'écran se transforme alors en une avalanche de clichés ondulatoires à base de regards calcinés, d'épiderme dévoilé, de gestuelles aguicheuses. La femme devient une sorcière capable d'envoûter et de provoquer le désir chez le plus innocent des hommes. Parce qu'elle danse et serpente comme une créature constituée à cent pour cent de luxure.
La vérité, c'est que je dansais maladroitement. Comme une adolescente qui n'a jamais assisté à la moindre boum, qui ne s'est jamais retrouvée dans une fête de village, un concert en guinguette ou un cour de salsa. Je bougeais en pastiche raté, en parodie mal fichue de ce que j'avais vu dans les clips ou sur les plateaux télé, avec la place que me conférait l'habitacle de la voiture. A califourchon sur les cuisses de Beau Gosse ou accroupie sur la banquette à ses côtés, ou encore sur le revêtement au sol de la bagnole, qui, pour spacieuse qu'elle fût, se situait à des années-lumière d'une piste de danse.
D'après les images filmées sur les divers téléphones portables de ces messieurs, je dansais mal. J'avais l'air d'une fille éméchée à l'équilibre instable. Je transpirais abondamment et il y a eu deux moments particulièrement chauds, à en croire ces messieurs, où j'ai ôté mon sweat-shirt, puis déboutonné les trois premiers boutons de ma chemise neuve. Je portais, dessous, un débardeur ajusté au décolleté plongeant et c'est là le seul élément qui pourrait porter à croire que je m'étais soudain métamorphosée en une sorte de catin dévergondée. Sauf que, dans les limbes éthyliques où je me situais à cette instant, j'ai tout de même eu ce réflexe propre aux filles comme moi, celles qui n'aiment pas leur corps, qui en ont honte et se jugent hideuses : j'ai placé mes mains sur ma poitrine. Je rougissais et riais connement, et je me justifiais en clamant d'une voix aigre, déformée par la vidéo, que j'avais trop chaud, que j'étais désolée, « la chaleur est insoutenable, vous n'avez pas chaud ? Je sais pas comment vous faites, moi j'ai terriblement chaud ».
L'une des vidéos est filmée près de mon corps, de mon visage, de mes lèvres. Malgré une mise au point hasardeuse et des mouvements de caméra pour le moins avant-gardistes, on distingue parfaitement la fine pellicule de sueur sur ma peau, les cernes déjà marquées sous mes yeux dont le rimmel a commencé à couler, la rougeur de mes joues, la pâleur de mon front. Les mèches éparses de mes cheveux humides me confèrent l'aspect tragique d'une enfant oubliée sous l'averse. Mais quand je les découvre des années plus tard, ces images me renvoient à un moment que je ne ressens pas dans ma chair, un moment vide dans ma mémoire, un creux horripilant dans le flux des souvenirs. Je regarde cette fille sur le point de se faire frapper au menton par Beau Gosse numéro 2, le bon copain du premier, avant de terminer à poil, une verge dans chacun de ses orifices. Et je sais que j'ai été cette fille, je sais qu'elle a été la gamine de mes années lycée, la vendeuse de shit à la tronche à l'envers et l'hygiène aléatoire. Juste une foutue gamine.
Et l'autre, là, face à moi, avec le calva qu'il a du mal à avaler, je n'en suis pas encore à lui montrer les vidéos. Oh non, il y a d'autres étapes avant. En général, ils ont du mal à se reconnaître. Ils ont déjà du mal à me reconnaître moi. La femme qu'ils ont dragué sur Tinder n'a plus rien en commun avec la pauvre fille qu'ils ont agressée il y a douze ans.
Agressée, violée, torturée, puis violée encore. Et encore. Entre deux baffes, deux cigarettes écrasées, deux ongles arrachés, deux doigts écrasés, deux pommettes défoncées au poing américain.
Bien sûr, les vidéos sont incomplètes. La première partie de la soirée - du moins à partir du moment où je les ai suivis dans la voiture - est parfaitement documentée. Après avoir récupéré les rushes, j'ai longtemps joué avec l'idée d'embaucher un vidéaste amateur afin de réaliser le meilleur montage possible. Je voulais voir la scène - les scènes - selon le meilleur angle possible. Je voulais réduire la réalité à un documentaire, je suppose, parce que le meilleur documentaire sera toujours un mensonge. Un mensonge sincère, une vignette choisie au hasard parmi des milliards d'autres, une infime parcelle de réalité facile à ranger dans un tiroir.
Je voulais ranger cette pauvre fille dans un tiroir.
Je ne l'ai pas fait. J'ai tué mes agresseurs. Les uns après les autres. Celui-ci est le dernier. Celui qui suivait le mouvement, celui que les autres ont encouragé à tremper le biscuit alors qu'il se se sentait malade et qu'il avait déclaré à plusieurs reprises que « ça allait trop loin », que « ça dégénérait ».
J'ai les bandes. Le son est imparfait, mal défini, mais l'on entend parfaitement mon élocution pâteuse, à la limite du bégaiement. On perçoit également sans ambiguïté aucune les claquements sur mes fesses rougies, pour mimer la fessée des films porno. On ne peut pas non plus se tromper sur les coups de poing, avec ce son mat qui ne ressemble en rien à ce que l'on nous vend dans les films d'action.
Surtout, on entend leurs discussions, leurs cris de guerre, leurs chants de footeux éméchés, leurs chansons paillardes de voisins de chambrée. On se délecte de leurs cultures musicales parce qu'il leur faut « un son » pour chacun de actes qu'ils me font subir. Evidemment qu'ils m'ont fait danser sur « Sex Bomb ». Je ne peux plus entendre cette chanson sans ressentir une furieuse envie de vomir. Je suppose que lorsque Beau Gosse a balancé « Despacito », il leur donnait le signal. Une sorte d'oxymore pour leur dire « ok, c'est bon, on y va ».
Un premier coup de poing dans la bouche. On entend « pfoum ! » et on me voit tomber de la banquette. Leurs rires sentent le gras et l'alcool. Beau Gosse numéro 3 me relève en me prenant par les épaules. On voit bien sur les films que je ne suis plus là. Je pleure mais ce n'est pas moi qui pleure. Je ne dis rien, mes larmes coulent sans bruit. On m'enlève le débardeur, on dégrafe mon soutien-gorge. C'est Beau Gosse en chef, numéro 2 et numéro 3 qui s'en chargent. Celui qui tient le téléphone à ce moment-là commente d'une voix qui résonne forcément plus fort que celles des autres et il rigole comme s'il hennissait entre deux rots bien gazeux. Un son répugnant qui m'évoque des bandes originales de gastro-entérites derrière la porte des toilettes.
Dans ce restaurant cosy à la décoration piochée dans les résidus d'une époque trépassée, je regarde mon Jules d'un soir avec les yeux de la salope qu'il a cru baiser douze ans plus tôt sous l'injonction de sa bande de potes. Les bandes, c'est jamais bon. Elles ont un code d'honneur emprunté à des films de série B et des règles de vie forgées par les bitures et les blagues misogynes.
Je le regarde et je constate que l'alcool a entamé l'image du gentil garçon qui m'a accueillie tout à l'heure avec son soda d'enfant sage. Ses yeux me collent à la peau et glissent sur ma robe, sur mes jambes, sur les renflements de mes seins. Son sourire a changé. Tendu. Pas encore crispé. Juste le sourire fatigué de celui qui se contraint parce qu'il espère encore tirer sa crampe. Il me jette des regards froids et calculateurs quand il croit que je ne le regarde pas. Si, dans la foulée, nos yeux se croisent, ses muscles faciaux se contractent au ralenti pour afficher une gaieté bienveillante. Il enfile le même masque factice dès que je le regarde. L'homme franc et sincère de tantôt s'en est allé. Je crois bien qu'il n'est pas venu ce soir. A sa place, un leurre, une feinte, une esbroufe.
Dans la vidéo, il est celui qui a ramassé mes vêtements dans la voiture avant de les plier soigneusement. On entend sa voix encore mal affirmée derrière les rires dégueulasses de ses copains. Il dit quelque chose du genre « attendez, quand même, un peu de respect pour ses affaires » ou encore « ce serait bien d'arrêter maintenant. » La musique est passée de « Sexual Healing » à « Oops !... I Dit It Again », puis à « Cream » et « Blurred Lines ». La jeune fille sur l'écran est passée de numéro 1 à numéro 2 et 3, puis à numéro 4 et 1, s'esquintant les genoux et les coudes. A enchaîner les visionnages, j'en ai déduit que c'est vers la fin du morceau de Prince que je me suis démis la mâchoire. Ces gentlemen aiment s'enfoncer jusqu'à la garde, quitte à pousser dans ma bouche et dans ma gorge. On voit dans les images de l'autre téléphone portable - celui qu'a allumé mon date de ce soir pendant le deuxième refrain de « Cream » - que je me frotte les maxillaires, que j'ouvre grand les mandibules comme pour me déboucher les tympans dans un avion. La pauvre petite a le regard éteint pendant que la palpent sans douceur ceux qui ne participent pas encore directement aux réjouissances. L'image glace le sang : cette fille si jeune, pas encore totalement formée, les jambes maigres et le visage enfantin, la tête enfouie entre les cuisses d'un type musclé comme un adulte dans la fleur de l'âge, le bassin d'un autre vissé à son derrière dans ce mouvement de piston que j'ai appris à haïr en regardant ces vidéos. Et des mains qui entrent dans le champ pour me saisir un sein, pour me pincer la cuisse, la fesse, pour m'agripper une côte, un morceau de chaitr quelconque.
C'est sur « Cookie » de R. Kelly que Beau Gosse en chef me sodomise avec le manche de son couteau de survie LMF2 Infantry Gerber. Je l'ai identifié après coup, bien entendu. J'ai eu le temps de me renseigner.
L'homme qui voudrait me sauter ce soir après le resto a cédé à son instinct de mâle et a enfin commandé son whisky. Après le rouge ingurgité pendant le repas et le calva en guise de digestif, il l'a, son excuse. « Je n'ai pas fait attention, j'étais bourré, je ne voulais pas mais j'ai trop bu, il faut me comprendre, on a quand même le droit de se détendre un petit peu, j'avais juste picolé, c'est rien, je ne suis pas ce genre de type, j'avais un coup dans le nez, je ne voulais pas t'importuner mais ça va, un bisou, c'est pas moi c'est l'alcool ».
Je jette un regard appuyé par-dessus son épaule. Le sourcil relevé, le nez retroussé. La mimique que j'emploie depuis toujours pour signifier à mon équipe qu'on y est, préparez-vous. Le couple de trentenaires, assis trois tables derrière lui, dans la portion de salle qui jouxte le passage des serveurs qui sortent de la cuisine. Ils sont avec moi. Je les paye bien et ils ont le sentiment de contribuer à rendre le monde meilleur. C'est ainsi qu'ils me l'ont formulé le lendemain de la nuit où ils se sont occupés de numéro 3. Je ne vais pas tarder à quitter mon siège, prétextant un aller-retour toilettes. Je passerai par la caisse où je réglerai la note, assortie d'un beau pourboire.
Après les viols et les coups répétés dans la voiture, les six plus grandes gueules de la bande ont convaincu numéro 7 de donner un peu de sa personne. J'ai connu des personnes plus tenaces dans leurs refus. Il lui a suffi d'une bouteille de tequila et de trois pétards fumés jusqu'au filtre pendant que ses copains me faisaient saigner. Le temps qu'il achève le dernier joint, numéro 1, 4 et 6 ont ressenti une certaine frustration en constatant que leurs sexes, naturellement ramollis après leurs premières décharges, ne se dresseraient pas de sitôt. C'est là qu'ils ont éteint leurs mégots sur mes ecchymoses. On entend encore leurs rires. Ils disent que c'est des « emplacements prévus à cet effet ». Beau Gosse en chef ajoute que tout mon corps est « un emplacement prévu à cette effet. » Il tombe à genoux sur le sol de la voiture et essaie de me prendre mais rien à faire, son machin ne veut pas durcir. Alors il me frappe sur la tête, il me frappe sur le nez, il me frappe sur le ventre, le vagin.
Mes seuls souvenirs de cette scène sont ceux d'une spectatrice qui se voit doublement dissociée. La personne à l'écran lui semble une enveloppe vide mais elle se souvient de son réveil, trois jours plus tard, dans sa chambre où les autres l'avaient ramenée en douce, à l'insu de sa mère qui bossait trop et ne se rendait compte de rien. Elle se rappelle la douleur, le sang entre ses jambes, le nez cassé, les doigts pétés, elle se rappelle ne pas comprendre ce qui s'est passé, elle se rappelle ses tout derniers souvenirs de la soirée, alors que tout semblait se dérouler sous les meilleurs auspices, avant que la drogue n'agisse et que tout parte en vrille.
Le salaud qui mourra ce soir - le dernier, putain, il lui aura fallu douze ans - s'est montré moins brutal que les autres mais il a recommencé plus tard, lorsqu'ils l'ont amené dans la cabane de chasse située sur le terrain appartenant à la famille de Beau Gosse en chef. Là, ils l'ont fait boire de l'eau, puis de l'alcool, encore de l'alcool, et encore plus d'alcool. Elle ne s'en souvient pas mais sait qu'elle a vomi longtemps. C'est ce que lui ont raconté les autres. C'est fou ce que c'est bavard, un homme qui sait qu'il va mourir. Pour eux, non, c'est faux, c'est les femmes les pies, les commères, les concierges, les pipelettes. Rien que des noms féminins, comme par hasard.
C'est dans ce pavillon de chasse blindé d'animaux empaillés et de tableaux du XVIIIe que j'ai eu droit à ma deuxième dose de GHB. Les vidéos prises pendant ce temps me montrent encore endormie, attachée à la rambarde de l'escalier de la cave. Nue. Numéro 2 me jette un seau d'eau et je me réveille. Je hurle. Le froid sans doute, et peut-être déjà la douleur. Ma peau est violacée un peu partout sur mon corps. Numéro 1 m'empale comme un soudard et mon cri fait grésiller la vidéo du portable. Le son sature de plus en plus.
Numéro 1 est mort après avoir visionné tous les rushes. J'ai regardé avec lui sur l'inspiration du moment. Je crois que je voulais qu'il comprenne avant d'y passer. Puis on lui a brisé les os, sectionné des tendons, arraché les ongles, découpé les doigts, crevé les yeux, tout en le maintenant en vie le plus longtemps possible. Je me suis fait la réflexion que je n'y prenais aucun plaisir mais que je n'avais pas le droit de reculer. Je le devais à la petite fille des vidéos. Je me suis dit que ce mode opératoire en valait bien un autre et, si je mets de côté quelques rares improvisations décidées dans le feu de l'action, nous nous y sommes conformés sans jamais nous poser de questions. Le comment importait peu. En revanche, je savais qu'ils méritaient de souffrir.
Le numéro 7, toutefois, me questionne. Les vidéos sont formelles : ce lâche a agi avant tout pour garder sa place dans le groupe. Comme s'il se pliait à une sorte de rite d'intégration. Comme si le viol était un passage obligé pour les bizuths.
Oh, on l'entend à de maintes reprises faire la leçon à ses copains. C'est pas bien, arrêtez, c'est mal, c'est un crime, comment pouvez-vous seulement, et pourquoi vous ressentez le besoin de, et laissez-moi en-dehors de, je vous en prie, arrêtez.
Pleutre. Cloporte. Rampant.
On le voit d'abord mal à l'aise, ne sachant où mettre ses mains. Dans les poches, le long du corps, ou bien les bras croisés. Puis il accepte l'idée de l'acte. Grâces en soient rendues à l'alcool, au cannabis, aux chants guerriers des autres cons. Puis il le commet timidement, l'air de s'excuser. L'indécence de cette hypocrisie frappadingue crève l'écran. Je pourrais lui arracher la peau du visage et me torcher avec.
Puis il a recommencé. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, sans doute davantage. Comme je disais, il me manque des images pour la suite des événements. Dans le pavillon de chasse, ils m'ont détachée, ils m'ont allongée un peu partout dans la baraque, ils m'ont brûlé le dos avec un tisonnier chauffé à blanc. Ils m'ont introduit tout ce qu'ils trouvaient dans l'anus, le vagin, la bouche. Ils m'ont jetée par terre un nombre incalculable de fois.
Et lui, toujours dans cette posture qui signifiait attention quand même, on n'est pas obligés de lui faire mal, on peut juste se contenter de...
Je me lève, je paye le resto et je sors. Il essaie de me suivre mais, à peine a-t-il mis un pied dehors que le couple à mon service l'attrape par le cou et le pousse dans une camionnette. Lorsque je le retrouve, une heure plus tard, il est entièrement dévêtu, menotté, bâillonné. Il regarde les images que je connais maintenant par cœur et je vois dans ses yeux qu'il intègre cette vérité pour lui totalement inédite : tu es un monstre et tu vas mourir.
Il pleure. Non. C'est encore mieux. Il chiale comme un bébé qui fait ses dents. Il renifle sous la bande adhésive qui lui bande la bouche. Je décide que nous ne lui briserons aucun os, que nous ne lui déchirerons rien. Je calme les ardeurs de mes amis, à qui j'explique mon idée. Je passe un coup de fil.
Presque deux heures après cet appel, on m'envoie un texto. Signe de tête à la femme. Elle quitte la cave, monte ouvrir. Bruits de serrure déverrouillée, battant qui grince, des pas, de nombreux pas. Claquement de porte, clef verrouillant la serrure. Les pas se rapprochent, descendent l'escalier.
Je vois à la tête de numéro 7 qu'il panique. Ses yeux vont lui sortir de la tête à force de grossir. Il hurle sous son bâillon, s'agite dans ses menottes. Je lui souris machinalement.
Le bruit de pas est devenu un vacarme assourdissant. Des voix d'hommes monstrueux, des horreurs, des types dont je m'occuperai peut-être un jour si ma croisade personnelle devient service d'utilité public. Les pires pointeurs du milieu, des salauds libidineux, capables de tuer avec leur bite aussi sûrement qu'avec un Glock ou un M-16.
« Amusez-vous, » je dis en leur montrant numéro 7.
Celui-ci vient de comprendre pourquoi nous l'avons déshabillé.
C'est un massacre. Lorsque le dernier des violeurs s'essuie le gland sur la peau à moitié arrachée de son dos, numéro 7 a cessé de respirer depuis près de trente minutes. Son rectum n'est plus qu'un souvenir. On dirait qu'on l'a empoigné par les jambes et qu'on a tiré des deux côtés. Ses fesses s'ouvrent démesurément, disloquées, déchirées, désaxées. Sa mâchoire a été arrachée par un géant aux yeux qui sentaient la mort. Quand il a saisit la dentition, qu'il a tiré dessus comme un malade et qu'on a tous entendu le craquement, le géant a juste dit que c'était plus pratique comme ça.
Il y a des trous supplémentaires pratiqués à l'arme blanche. Dans les joues, notamment. Ça leur a permis d'être trois ou quatre dans sa tête au même moment. Je ne saurai être plus précise, j'ai dû détourner les yeux à plusieurs reprises.
L'érotisme des uns n'est rien de plus que la pornographie des autres. Et j'ai beaucoup de mal avec la pornographie.
C'est fini, maintenant. J'ai eu le dernier. Mes amis et moi ne parlons pas de l'avenir. Nous avons achevé une vengeance et, dans une certaine mesure, nous avons rendu justice. Mais ça ne s'arrête pas là.
Oh non, ça ne peut pas s'arrêter là.
Sinon, ils jouent les sournois, au détour d'un bisou sur la joue qu'ils ont réclamé en guise d'au revoir. « Allez, quand même ! On s'embrasse ! » disent-ils. Avec quelque chose d'outrancier dans le ton employé. Et les bras écartés, les mains ouvertes. La théâtralité, le jeu, le comique autorisent toutes les outrances.
On aimerait refuser mais la plupart du temps, on n'ose pas. Peut-être qu'on espère encore, peut-être qu'on est un peu conne. Alors effectivement, on embrasse - à contrecœur en ce qui me concerne - et ils tournent la tête au dernier moment pour t'attraper la bouche. Les plus retors t'agrippent la nuque pour maintenir les lèvres bien collées. Que ça se finisse ou non dans la chambre à coucher, il y aura eu pénétration. Cette langue-serpent qui glisse sur tes dents, te gratte la langue, te dézingue les muqueuses, elle s'en sera chargée et je dirais même qu'elle aura mis du cœur à l'ouvrage.
J'essaie de ne pas penser aux autres fois, les fois d'avant, mais j'ai du mal. Je commence à regretter d'avoir accepté le date en cherchant la trombine correspondant à la description qu'il m'a donnée sur le site. La photo ? Non-contractuelle. Toujours un peu datée. Jamais à contre-jour. La règle d'or, je dirais.
La description rédigée par les soins de mon cavalier d'un soir implique : des cheveux mi-longs, bruns et des yeux noirs. Traduction : ce type n'apprécie que modérément le coiffeur. Et les yeux marron. Il aurait pu dire « noisette », mais il doit avoir l’œil noir des dépressifs. Peut-être même des cernes. Un insomniaque, sans doute fumeur de hasch. Toujours mieux qu'un amateur de bière.
Le front large, ok, il perd ses cheveux, bouc, donc pas de menton et... s'habille en noir. Un corbeau. Je sens que je vais passer une super soirée.
Je le vois. Au fond de la salle, loin de la porte battante des toilettes. Loin de la sortie des cuisines, loin du passage. Un point pour lui. Manifestement, il ressemble à la photo qu'il m'a envoyée. Un autre bon point. Le gars ne se cache pas.
« Salut. »
Il répond en souriant franchement. Bonjour massif et rigolard. M'arracherait presque un sourire plus franc que celui que j'affiche pour pas faire la gueule. Je vais finir par l'apprécier si je fais pas gaffe.
Je m'assois. Il ne se lève pas précipitamment pour m'avancer la chaise, ne tend pas la joue pour la bise convenue, ne me sort aucune banalité comme quoi je serais très en beauté ce soir. Au lieu de ça, il s'excuse poliment d'avoir commandé un soda en m'attendant.
« J'avais soif », explique-t-il , « et comme vous aviez un peu de retard, je me suis dit que vous me rattraperiez. »
Il cause bien et il ne joue pas non plus les carpettes. Ok, peut-être que c'était pas une idée de merde, finalement.
Je lui dis qu'il peut me tutoyer. J'ajoute : « Ça me ferait plaisir. » Je penche la tête de côté pour appuyer mon propos. L'index de ma main droite joue avec une de mes mèches avant de la glisser derrière l'oreille. Il me dévore des yeux. Je crois qu'il essaie de le cacher. Les hommes ont parfois du mal à assumer leur regard. Surtout quand ils nous regardent de face et qu'ils savent qu'on peut les voir et qu'on sait exactement ce qu'ils pensent.
Je m'assois et hèle un serveur.
« Un Martini sec. »
Je ne dis pas s'il vous plaît. Jamais quand je peux l'éviter. Et au restaurant, tout est fait pour que je puisse l'éviter.
Quand le Martini arrive, je jette un regard glacial au pingouin et détourne la tête dans un mouvement altier. Devant moi, mon rendez-vous de ce soir élargit son sourire et boit une gorgée de son soda.
« Je pensais à ton profil sur le site. J'ai pas vraiment compris ce que tu faisais comme taf. »
Je lui explique. J'invente au fur et à mesure. C'est ma partie préférée. L'improvisation. A chaque fois, je me dis que je devrais préparer un texte à l'avance, l'apprendre par cœur et ne pas prendre de risque. Mais c'est tellement plus drôle.
Ce soir, je suis restauratrice d’œuvres d'art détachée au Grand Palais, pour une exposition provisoire, mais ma dernière affectation avant ça, c'était à Londres, au British Museum. Mon anglais est impeccable. Je maîtrise. Je crois que je me délecte de la forme que prennent mes lèvres quand je prononce certains mots particulièrement ardus. Comme Worcestershire ou Lancashire. Ou encore castle, distinguished et highbrow.
Les hommes aiment m'entendre passer d'une langue à l'autre. L'anglais émoustille lorsque l'accent est placé sur la bonne syllabe et que le r guttural se laisse oublier. Celui-ci ne s'en laisse pas conter. Il se limite à un rire communicatif. Je suis à deux doigts de le suivre mais j'avais décidé pour ce soir d'incarner une femme fatale. Puissante, mystérieuse.
Séductrice.
A son tour de parler. Je l'écoute. Attentive, concentrée, souriante. Si j'avais choisi de porter des lunettes de vue, je les aurais ôtées pour en mordiller nonchalamment une branche sur le côté de la bouche. Les dents en avant. Petites, pointues, bien blanches sous mes lèvres rouges. Je le regarde fixement. Dans le blanc des yeux. Je veux lui donner l'illusion de boire ses paroles. Je veux qu'il se surprenne à penser que j'aime sa voix musquée.
Blablabla... mon travail... blablabla... mes collègues... blablabla... ma passion secrète pour les comic books indépendants... blablabla... mes séances hedomadaires de taekwondo... blablabla...
C'est tout un art d'écouter sans relâcher son attention, sans souffler, sans soupirer, sans enchaîner les Martini ou les coupes de vin. Il m'a fallu des années pour parvenir à ce degré de patience et de sophistication. Qu'il me plaise effectivement n'est qu'un accident sans importance.
Étonnant mais futile.
Négligeable.
Le premier plat. Pour moi, une entrée ascétique. Décorative, prévisible. Une salade de trèfles, mâche et roquette. Cerneaux de noix, billes de mozzarella, tomates-cerises en quartiers. Pour lui, des croûtons de chèvre chaud. J'aurais dû parier. Il optera pour la côtelette en plat principal. L'entrecôte s'il a sauté le petit-déjeuner. Avec des frites en accompagnement. Sauce roquefort. Je le vois venir.
Il n'a pas touché à son verre de vin. Pas une seule gorgée depuis sa première bouchée. Oh oui, je le vois venir.
J'ai terminé avant lui. Je le regarde découper sa viande. La tranche du couteau qui s'enfonce dans la chair tendre produit un son que mon ouïe traduit en mélodie acide. Une guitare électrique branchée sur une pédale phaser. Avec ce léger crissement qui m'évoque les pas d'une colonie de fourmis gravissant un tas de sable.
Il parle encore et je m'intéresse. La dernière fois que j'ai ressenti ça, je sortais de l'adolescence et la soirée s'était mal terminée. J'y repense de temps en temps. J'y pense maintenant, la coupe à la main et mes yeux dans les siens. J'aimerais mieux que ces souvenirs ne viennent pas polluer ce que j'essaie d'accomplir m ais je n'ai aucune prise là-dessus. Alors je laisse venir et les images défilent dans ma tête tandis qu'il me raconte la dernière vidéo d'un humoriste qu'il suit sur les ondes et sur You Tube.
Affligeant.
L'humoriste en question n'est pas soutenu par la station de radio pour laquelle il travaille. Encore une histoire de plaisanterie pas drôle selon certains, douteuse selon d'autres, dérisoire pour ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Il doit être le cinquantième en deux ans à dépasser la ligne rouge imposée par le cirque médiatico-politico-culturel. Ridicule. S'ils n'aiment pas l'humour, qu'ils n'emploient pas d'humoristes.
Je m'en fous tellement que je pourrais lui planter une fourchette dans le gras des joues pour qu'il change de sujet.
Ce qui se passe dans le monde, je m'en fous. Les saloperies que nous imposent les puissants, je m'en fous. Le dernier film de machin, le dernier livre de bidule, le dernier débat en date, je m'en fous je m'en fous je m'en fous.
Cette soirée, il y a douze ans, je l'avais terminée dans la voiture louée d'un jeune gars au sourire de star hollywoodienne. Il présentait bien. Blanc, bien coiffé, puant le fric et l'assurance de ceux qui ont l'habitude de se faire obéir. Par sa mère, sa sœur, les femmes de la maison, par les domestiques, par les employés de son patriarche de père, par le corps enseignant des écoles privées qui l'avaient accueilli toute son enfance.
J'aurais dû m'en douter. Je me le dis souvent, je me le répète parfois à voix haute pendant plusieurs heures jusqu'à ce que ma gorge s'assèche et que je n'arrive plus à articuler. J'aurais dû me dire, juste avant de monter dans cette voiture rutilante, que ce beau mec et ses sept copains allaient me droguer, me violer, me torturer pendant trois jours. Je ne comprends même pas comment cette éventualité n'a pas fait « pop ! » dans ma tête de jeune fille inconséquente.
J'avais seize ans. Je me raccroche à cette explication. J'avais seize ans mais ça n'explique pas tout et je m'en veux encore.
Ah, je crois que ce qu'il vient de dire requiert une intervention de ma part. Je ris en croisant les jambes. Ma tête penche maintenant de l'autre côté et je garde la bouche entrouverte pour aiguillonner son désir. Il me demande si je veux fumer. Je compte jusqu'à trois avant d'élargir mon sourire et de hocher la tête. Je n'ai pas envie de fumer. J'ai arrêté il y a douze ans. Mais le rituel de la clope allumée en extérieur, en protégeant la flamme du vent, les ronds de fumée, les toussotements, toute une panoplie de gestuelles faciles à chorégraphier. Je n'aime pas cette chaleur urticante qui m'envahit la gorge, le nez, les poumons. Mais je sais rendre le moindre de mes mouvements éminemment sexy. Si nous partageons une cigarette, il me mangera dans la main.
J'avais seize ans et je m'habillais comme un sac. Je me coiffais avec les doigts et je vendais du shit pour me payer ma conso, mes bouquins, quelques fringues glanées dans les fripes. Ma popularité, je la devais à mes activités illicites. Je n'avais pas d'amis mais des clients. Je fournissais les trois quarts du lycée. J'avais eu un plan grâce à un voisin plus âgé que je connaissais depuis la primaire. De la résine, de l'herbe, plus rarement des champis ou des acides. Un commerce florissant qui me rendait, disons, intéressante. Histoire de compenser mon acné, mes rondeurs, mon style vieux jean's et chemises de mec fauchées au daron.
Il se lève le premier, je le suis. Tandis que nous traversons la salle du restaurant en direction de la terrasse chauffée au gaz et éclairée aux guirlandes, je repense à l'ambiance qui régnait dans les couloirs du lycée, dans les recoins de la cour, dans les toilettes où ça vendait, où ça fumait, où parfois même ça baisait. J'en étais jamais. Personne aurait jamais voulu de moi. J'en aurais pas voulu non plus. J'étais encore une enfant dans ma tête et ces choses-là m'émoustillaient, me travaillaient, me faisaient fantasmer. Mais j'en avais la trouille surtout.
De toute façon, c'était pas si fréquent, c'est juste que quand tu vends ta came aux toilettes, tu y passes plus de temps que les autres alors tu vois défiler les gusses. Je connaissais les couples qui avaient franchi le pas, les filles un peu délurées, les connards qui proposaient de la thune contre une turlute.
Il y a eu ce premier contact avec les beaux gosses du bahut, ceux que j'avais jamais vu décoiffés et qui changeaient entièrement de tenue tous les jours là où je devais faire durer mes pantalons deux ou trois semaines. Des bourges. Nés avec une cuillère en argent dans la bouche et une autre de rechange au cas où ils perdraient la première.
Salauds de riches de merde.
Celui qui m'a approchée m'a parlé de son accent pointu. Je l'avoue maintenant. Je me suis sentie charmée, et même veinarde qu'un type aussi beau et élégant s'intéresse à moi. Je savais parfaitement qu'il voulait juste m'acheter une grosse quantité de shit. C'était du commerce, rien de plus. Je n'étais pas naïve au point de m'imaginer autre chose. Il n'empêche que. Sa façon de battre des cils, son sourire en coin au-dessus de sa mâchoire carrée, ses boucles nonchalantes qui sentaient la pâte d'amande, son torse large de sportif. J'aurais pu tomber amoureuse pour moins que ça. Je me sentais privilégiée de lui parler devant toute la cour. Même si je savais que tout le monde savait pourquoi il m'adressait la parole. Sans se cacher. Avec le sentiment d'impunité que fournissent ton compte en banque et ton ascendance sociale.
La première transaction m'avait permis d'empocher plus de mille balles. Énorme. Je marchais sur des nuages. Je me suis même laissée tenter par des fringues de marque. Des pantalons neufs, mieux coupés, des hauts sexy mais pas trop. Pudique jusqu'au bout des ongles. Juste le plaisir de modifier mon apparence et de ressembler à tout sauf à un vieil épouvantail.
Très vite, le beau gosse est devenu l'intermédiaire de son gang de bourges. Il négociait pour les autres. Quelques grosses commandes, des petites quantités le plus souvent. Mais même les petites quantités étaient supérieures à la moyenne de ce que je vendais par ailleurs. J'avais était obligée d'en parler à mon fournisseur, lequel s'était montré enthousiaste. Plus de thune pour moi, mais aussi pour lui. Bientôt, ce furent des kilos de shit, des sacs entiers d'herbe, et même, une fois ou deux, des enveloppes de cocaïne.
Au départ, j'avais refusé de fournir la coke. Je n'aimais pas le concept. Les drogues dures, le côté purement chimique. J'avais la sensation de passer de la petite délinquance au grand-gangstérisme. J'ai accepté parce que le beau gosse se la jouait séducteur, qu'il m'avait présenté ses amis, et que tout dans leur attitude tendait à me convaincre qu'ils souhaitaient m'inclure dans leur cercle. J'étais flattée. Et heureuse. Et tout ce que l'on ressent quand on a été le vilain petit canard que fuient la majorité des gens et que le processus semble enfin s'inverser.
On est dehors, assis l'un et l'autre sur des fauteuils en osier probablement achetés dans une brocante ou un marché aux puces pour trois fifrelins. Dépareillés, légèrement boiteux, moches. On fume dans la semi-pénombre mouvante de l'éclairage à la Barry Lyndon. Il dégoise sur les quelques passants que l'on aperçoit au-delà de la baie vitrée. J'éclate de rire quand il faut et dose mes réactions avec la précision d'un acteur de théâtre.
L'éclat de ses dents me rappelle le sourire du beau gosse lorsqu'il m'a tendu la bouteille de Despé, il y a douze ans. La première bouteille de Despé de ma vie. Décapsulée par ses doigts fins et agiles. Je ne l'ai pas vu glisser la drogue dans le goulot transparent. Je ne l'ai pas vu adresser un clin d’œil à ses copains mais je suis sûre qu'il l'a fait. Ils le font tous. Aujourd'hui, ils appellent ça le « bro code ». A l'époque, il n'y avait pas d'appellation déposée. Tous les hommes se comportaient d'office comme appartenant à la même amicale de crétins solidaires.
J'aimerais affirmer que ce n'est plus le cas mais ce serait ajouter de la bêtise à la naïveté.
J'ai bu la bouteille cul sec sous les encouragements virils de la bande des bourges à dents blanches et fringues de marque. L'un d'entre eux avait mis une cravate et un blaser, comme un personnage de film américain. Le gars devait se prendre pour un aristocrate de série B.
Celui que j'ai en face, je ne sais pas encore dans quoi il se projette. Il n'a pas encore révélé son jeu. Pour un peu, je pourrais lui témoigner un minimum d'affection. Sa gentillesse se répand dans chacune de ses remarques à mon égard, dans son refus patent de me dévisager comme un morceau de viande. Je n'ai pas surpris le moindre regard libidineux sur mes hanches, mon décolleté, la fente latérale de ma jupe qui révèle mes jambes gainées de collants semi-transparents. Il n'a d'yeux que pour mon visage et ça, c'est un bon point qui compte triple.
Dommage pour lui.
Quelle idée de draguer sur un site en ligne. Il devrait le savoir, non, qu'on ne sait jamais sur qui on peut tomber.
Encore que moi, j'aurais dû le savoir, et c'était bien avant Internet.
J'ai posé ma bouteille de Despé sur le guéridon à côté du canapé du salon. C'était chez l'une de leurs gonzesses. Une gamine ultra-friquée adepte des panoplies. Un jour, elle était grunge de la tête aux pieds. Le lendemain, elle était goth. Et le lendemain, c'était une poupée Barbie. Jusqu'aux talons roses à chouchou. Et le lendemain encore, elle s'habillait en pom-pom girl. Une panoplie différente chaque jour, le tout avec de la marque et du pèze. En montrant un max de chair pour allumer les garçons. Même délire pour ses amies. Même tendance, juste des coloris différents. Probable qu'elles s'appelaient toutes la veille pour décider du style du lendemain. Peu importe la tribu, pourvu qu'on soit assorties.
Je faisais tâche d'huile au milieu de ces pimbêches mais j'avais envie de les aimer. Je n'attendais pas leur validation. Je me disais juste que je n'avais pas d'amies et que, peut-être, elles m'accepteraient. En tout cas, me donner rendez-vous chez l'une d'elles plutôt que chez un gars de la bande visait à me rassurer, j'en ai maintenant conscience. Une manipulation de plus. A ceci près que, cette fois, tout le monde jouait le jeu. Le piège dans lequel j'avais foncé tête baissée, on me l'avait tendu à plusieurs. Et les filles ne s'étaient pas fait prier pour jouer les complices.
Alors quand j'ai posé la bouteille vide et que je l'ai lâchée une seconde trop tôt, j'ai pouffé d'un rire idiot qui m'est monté à la tête. Comme un afflux de sang. Les autres ont ri avec moi. Des rires de soprano chez l'armada de gonzesses, toutes sapées comme des greluches dans un clip de rap, et des rires classieux chez les mecs, parce qu'à ce stade, ils n'avaient pas encore viré leur masque de convenance. Et un gars de la haute, ça rit classieux, sans montrer les dents, sans sombrer dans le graveleux.
La bouteille vide a rebondi sur le tapis du salon puis a roulé sous une table basse. Je me souviens de m'être dit que la pièce ne tenait pas en place. Comme si j'étais montée sur un manège qui venait de démarrer. Il tournait lentement mais je commençais à ressentir une accélération. C'est là que Beau Gosse en chef m'a saisie par la main et m'a invitée à le suivre. Une voiture nous attendait. Louée pour l'occasion. Le genre belle voiture comme j'en avais jamais vue. On allait fêter notre relation commerciale en beauté et on allait tous être amis et ce serait la plus belle soirée de toute ma vie.
Il a fini sa cigarette et moi j'ai écrasé la mienne après trois bouffées. Je déteste le goût de la fumée dans ma bouche. Je déteste la toux du lendemain. Je déteste la sensation de la gorge qui se resserre progressivement après un certain nombre de clopes. Je décide de prendre l'initiative et propose de retrouver notre table à l'intérieur.
Il me surprend en dodelinant de la tête comme si j'avais émis une idée singulière et qu'il avait besoin d'y réfléchir longuement. Nous y voilà enfin. Tactique d'approche, sourire engageant, innocent mais espiègle. On est encore loin du coquin-taquin-sexy mais il y viendra, j'en prends le pari toute seule avec moi-même.
Il montre les étoiles d'un coup de menton. Le temps est propice aux terrasses découvertes alors il n'y a rien au-dessus de nos têtes sinon les chauffages externes. Il évoque la « fraîcheur douce » et adopte un ton de connivence, à bas volume. Bientôt, il me chuchotera dans le creux de l'oreille qu'il y a encore trop de monde autour et qu'il convient de nous dénicher un lieu paisible et peu fréquenté. Comme sa chambre ou la mienne. Ou, à défaut, sa voiture.
Je retiens un soupir d'ennui. Je ne le croyais pas différent des autres. Bien sûr que non. Un court moment, pourtant, j'ai caressé l'espoir qu'il ne tenterait rien jusqu'à la fin de la soirée, qu'il ne me proposerait pas de me raccompagner, qu'il n'essaierait pas de m'embrasser au moment de nous séparer, qu'il ne m'enverrait pas un texto insistant une heure après, qu'il attendrait bien sagement dans son coin que je daigne le recontacter pour un café ou une discussion à bâtons rompus sur le dernier Costa-Gavras.
Quand je lui réponds que j'ai envie de retourner à notre table, de commander un digestif et peut-être un café, il s'oublie un instant et laisse échapper un rictus contrarié. Éphémère, fugace, évanescent. Mais terrible et violent parce que, malgré tout, je ne l'attendais plus. Ces dents révélées entre deux babines crispées par la rage ; ces yeux soudain glacés où brûle néanmoins le feu de la haine ; l'arête du nez raidie par l'interruption intempestive de la circulation de l'air. Oh, il ne dure pas mais je le sens passer. Je l'encaisse comme un coup dans l'estomac. Pour un peu, je me décompose sous ses yeux de renard. J'y perdrais tout mon avantage. Alors je bluffe. Je cache mon visage en lui tournant le dos. J'annonce haut et fort que j'ai soif, tellement soif, oh la la qu'est-ce que j'ai soif, je pourrais boire tout un pédiluve tellement j'ai soif.
Il rit. D'un rire forcé. Celui qui jouit de son propre écho.
Ce rire faux-jeton m'en évoque un autre et, en retournant m'asseoir à notre table, je m'efforce de fuir le soudain reflux d'images et de souvenirs. Fuir et non contrer. Autrement dit, je fais ce que je peux. La faute à ce rire de hyène déguisée en lion.
La drogue que l'on m'avait inoculée au travers de la bouteille de Despé avait d'abord agi comme un désinhibiteur. J'étais une adolescente prude, agacée par les minauderies de mes congénères. Je ne comprenais pas les couples d'élèves au lycée. Ceux qui se bécotaient pour un oui ou pour un non, se tenaient par la main, s'appelaient « mon chéri », « mon amour », « ma caille » ou « mon trésor ». Je me disais qu'ils singeaient une version idéalisée de leurs parents, ou pire, les histoires de coucheries de leurs stars préférées, celles qu'ils suivaient dans Closer ou Gala. Je me disais qu'ils regardaient trop de séries avec des histoires de coucheries ou de romans à l'eau de rose, qu'ils lisaient les mauvais mangas et qu'ils ne comprenaient pas ce que le monde leur montrait. Je n'y comprenais moi-même pas grand-chose mais je savais que j'avais pas envie de coucher, et encore moins sur un coup de tête, au détour d'une soirée avec des types qui puaient le fric et la bonne société.
La bouteille de Despé m'a transformée en salope.
Non, ça c'est leur mot. Leur discours. Je ne me suis pas comportée comme une salope. Quand j'ai avalé cette merde, je suis devenue tactile. J'ai eu chaud. Aux joues, au ventre, entre les cuisses. Je me sentais confuse parce que le décor valsait autour de moi comme une couronne de luminaires en pleine tempête. Et j'ai suivi Beau Gosse jusqu'à la voiture. Un modèle immense et luxueux, loué pour l'occasion. Il riait de son rire chaud et froid, et je marchais dans ses pas de géant, et je riais à mon tour parce que mes jambes étaient toutes petites par rapport aux siennes et je manquais basculer et me casser la gueule. Je riais aux larmes, ils riaient tous. Je n'ai pas entendu les filles rire. Je crois qu'elles n'étaient déjà plus là. Mais c'est le moment où ma mémoire s'effiloche alors je ne sais pas si ce sont des souvenirs reconstruits, si c'est les séances d'hypnose pendant ma psychothérapie ou le fait d'avoir visionné les vidéos prises ce soir-là.
Ce rire, pourtant, ce rire m'a marquée au fer rouge. Le seul souvenir clair et vivace de cette soirée maudite.
Lorsqu'il me rejoint, je suis en train de boire un calva. J'ai commandé pour deux mais je sais qu'il aurait préféré un whisky. Ils professent tous une appétence pour le whisky. Probablement à cause de James Bond et de je ne sais quel autre mâle amateur de houblon. C'est comme ça. Dans leur pauvre imaginaire de petits garçons mal dégrossis, le whisky, ça fait cow-boy, ça fait mec, ça fait genre « on me la fait pas à moi, je suis un bonhomme » et tant pis si c'est dégueulasse et si ça coûte un bras.
Ce soir-là, dans la voiture louée, ils buvaient du whisky et fumaient des cigarillos en crapotant comme des chameaux. Moi je dansais.
Je dis que je dansais et je sais que si je racontais cette histoire à un homme, il comprendrait que je dansais de manière lascive. Il penserait automatiquement à une scène de film, lorsque le personnage incarnant la sensualité entreprend de séduire le protagoniste masculin. La femme à l'écran se transforme alors en une avalanche de clichés ondulatoires à base de regards calcinés, d'épiderme dévoilé, de gestuelles aguicheuses. La femme devient une sorcière capable d'envoûter et de provoquer le désir chez le plus innocent des hommes. Parce qu'elle danse et serpente comme une créature constituée à cent pour cent de luxure.
La vérité, c'est que je dansais maladroitement. Comme une adolescente qui n'a jamais assisté à la moindre boum, qui ne s'est jamais retrouvée dans une fête de village, un concert en guinguette ou un cour de salsa. Je bougeais en pastiche raté, en parodie mal fichue de ce que j'avais vu dans les clips ou sur les plateaux télé, avec la place que me conférait l'habitacle de la voiture. A califourchon sur les cuisses de Beau Gosse ou accroupie sur la banquette à ses côtés, ou encore sur le revêtement au sol de la bagnole, qui, pour spacieuse qu'elle fût, se situait à des années-lumière d'une piste de danse.
D'après les images filmées sur les divers téléphones portables de ces messieurs, je dansais mal. J'avais l'air d'une fille éméchée à l'équilibre instable. Je transpirais abondamment et il y a eu deux moments particulièrement chauds, à en croire ces messieurs, où j'ai ôté mon sweat-shirt, puis déboutonné les trois premiers boutons de ma chemise neuve. Je portais, dessous, un débardeur ajusté au décolleté plongeant et c'est là le seul élément qui pourrait porter à croire que je m'étais soudain métamorphosée en une sorte de catin dévergondée. Sauf que, dans les limbes éthyliques où je me situais à cette instant, j'ai tout de même eu ce réflexe propre aux filles comme moi, celles qui n'aiment pas leur corps, qui en ont honte et se jugent hideuses : j'ai placé mes mains sur ma poitrine. Je rougissais et riais connement, et je me justifiais en clamant d'une voix aigre, déformée par la vidéo, que j'avais trop chaud, que j'étais désolée, « la chaleur est insoutenable, vous n'avez pas chaud ? Je sais pas comment vous faites, moi j'ai terriblement chaud ».
L'une des vidéos est filmée près de mon corps, de mon visage, de mes lèvres. Malgré une mise au point hasardeuse et des mouvements de caméra pour le moins avant-gardistes, on distingue parfaitement la fine pellicule de sueur sur ma peau, les cernes déjà marquées sous mes yeux dont le rimmel a commencé à couler, la rougeur de mes joues, la pâleur de mon front. Les mèches éparses de mes cheveux humides me confèrent l'aspect tragique d'une enfant oubliée sous l'averse. Mais quand je les découvre des années plus tard, ces images me renvoient à un moment que je ne ressens pas dans ma chair, un moment vide dans ma mémoire, un creux horripilant dans le flux des souvenirs. Je regarde cette fille sur le point de se faire frapper au menton par Beau Gosse numéro 2, le bon copain du premier, avant de terminer à poil, une verge dans chacun de ses orifices. Et je sais que j'ai été cette fille, je sais qu'elle a été la gamine de mes années lycée, la vendeuse de shit à la tronche à l'envers et l'hygiène aléatoire. Juste une foutue gamine.
Et l'autre, là, face à moi, avec le calva qu'il a du mal à avaler, je n'en suis pas encore à lui montrer les vidéos. Oh non, il y a d'autres étapes avant. En général, ils ont du mal à se reconnaître. Ils ont déjà du mal à me reconnaître moi. La femme qu'ils ont dragué sur Tinder n'a plus rien en commun avec la pauvre fille qu'ils ont agressée il y a douze ans.
Agressée, violée, torturée, puis violée encore. Et encore. Entre deux baffes, deux cigarettes écrasées, deux ongles arrachés, deux doigts écrasés, deux pommettes défoncées au poing américain.
Bien sûr, les vidéos sont incomplètes. La première partie de la soirée - du moins à partir du moment où je les ai suivis dans la voiture - est parfaitement documentée. Après avoir récupéré les rushes, j'ai longtemps joué avec l'idée d'embaucher un vidéaste amateur afin de réaliser le meilleur montage possible. Je voulais voir la scène - les scènes - selon le meilleur angle possible. Je voulais réduire la réalité à un documentaire, je suppose, parce que le meilleur documentaire sera toujours un mensonge. Un mensonge sincère, une vignette choisie au hasard parmi des milliards d'autres, une infime parcelle de réalité facile à ranger dans un tiroir.
Je voulais ranger cette pauvre fille dans un tiroir.
Je ne l'ai pas fait. J'ai tué mes agresseurs. Les uns après les autres. Celui-ci est le dernier. Celui qui suivait le mouvement, celui que les autres ont encouragé à tremper le biscuit alors qu'il se se sentait malade et qu'il avait déclaré à plusieurs reprises que « ça allait trop loin », que « ça dégénérait ».
J'ai les bandes. Le son est imparfait, mal défini, mais l'on entend parfaitement mon élocution pâteuse, à la limite du bégaiement. On perçoit également sans ambiguïté aucune les claquements sur mes fesses rougies, pour mimer la fessée des films porno. On ne peut pas non plus se tromper sur les coups de poing, avec ce son mat qui ne ressemble en rien à ce que l'on nous vend dans les films d'action.
Surtout, on entend leurs discussions, leurs cris de guerre, leurs chants de footeux éméchés, leurs chansons paillardes de voisins de chambrée. On se délecte de leurs cultures musicales parce qu'il leur faut « un son » pour chacun de actes qu'ils me font subir. Evidemment qu'ils m'ont fait danser sur « Sex Bomb ». Je ne peux plus entendre cette chanson sans ressentir une furieuse envie de vomir. Je suppose que lorsque Beau Gosse a balancé « Despacito », il leur donnait le signal. Une sorte d'oxymore pour leur dire « ok, c'est bon, on y va ».
Un premier coup de poing dans la bouche. On entend « pfoum ! » et on me voit tomber de la banquette. Leurs rires sentent le gras et l'alcool. Beau Gosse numéro 3 me relève en me prenant par les épaules. On voit bien sur les films que je ne suis plus là. Je pleure mais ce n'est pas moi qui pleure. Je ne dis rien, mes larmes coulent sans bruit. On m'enlève le débardeur, on dégrafe mon soutien-gorge. C'est Beau Gosse en chef, numéro 2 et numéro 3 qui s'en chargent. Celui qui tient le téléphone à ce moment-là commente d'une voix qui résonne forcément plus fort que celles des autres et il rigole comme s'il hennissait entre deux rots bien gazeux. Un son répugnant qui m'évoque des bandes originales de gastro-entérites derrière la porte des toilettes.
Dans ce restaurant cosy à la décoration piochée dans les résidus d'une époque trépassée, je regarde mon Jules d'un soir avec les yeux de la salope qu'il a cru baiser douze ans plus tôt sous l'injonction de sa bande de potes. Les bandes, c'est jamais bon. Elles ont un code d'honneur emprunté à des films de série B et des règles de vie forgées par les bitures et les blagues misogynes.
Je le regarde et je constate que l'alcool a entamé l'image du gentil garçon qui m'a accueillie tout à l'heure avec son soda d'enfant sage. Ses yeux me collent à la peau et glissent sur ma robe, sur mes jambes, sur les renflements de mes seins. Son sourire a changé. Tendu. Pas encore crispé. Juste le sourire fatigué de celui qui se contraint parce qu'il espère encore tirer sa crampe. Il me jette des regards froids et calculateurs quand il croit que je ne le regarde pas. Si, dans la foulée, nos yeux se croisent, ses muscles faciaux se contractent au ralenti pour afficher une gaieté bienveillante. Il enfile le même masque factice dès que je le regarde. L'homme franc et sincère de tantôt s'en est allé. Je crois bien qu'il n'est pas venu ce soir. A sa place, un leurre, une feinte, une esbroufe.
Dans la vidéo, il est celui qui a ramassé mes vêtements dans la voiture avant de les plier soigneusement. On entend sa voix encore mal affirmée derrière les rires dégueulasses de ses copains. Il dit quelque chose du genre « attendez, quand même, un peu de respect pour ses affaires » ou encore « ce serait bien d'arrêter maintenant. » La musique est passée de « Sexual Healing » à « Oops !... I Dit It Again », puis à « Cream » et « Blurred Lines ». La jeune fille sur l'écran est passée de numéro 1 à numéro 2 et 3, puis à numéro 4 et 1, s'esquintant les genoux et les coudes. A enchaîner les visionnages, j'en ai déduit que c'est vers la fin du morceau de Prince que je me suis démis la mâchoire. Ces gentlemen aiment s'enfoncer jusqu'à la garde, quitte à pousser dans ma bouche et dans ma gorge. On voit dans les images de l'autre téléphone portable - celui qu'a allumé mon date de ce soir pendant le deuxième refrain de « Cream » - que je me frotte les maxillaires, que j'ouvre grand les mandibules comme pour me déboucher les tympans dans un avion. La pauvre petite a le regard éteint pendant que la palpent sans douceur ceux qui ne participent pas encore directement aux réjouissances. L'image glace le sang : cette fille si jeune, pas encore totalement formée, les jambes maigres et le visage enfantin, la tête enfouie entre les cuisses d'un type musclé comme un adulte dans la fleur de l'âge, le bassin d'un autre vissé à son derrière dans ce mouvement de piston que j'ai appris à haïr en regardant ces vidéos. Et des mains qui entrent dans le champ pour me saisir un sein, pour me pincer la cuisse, la fesse, pour m'agripper une côte, un morceau de chaitr quelconque.
C'est sur « Cookie » de R. Kelly que Beau Gosse en chef me sodomise avec le manche de son couteau de survie LMF2 Infantry Gerber. Je l'ai identifié après coup, bien entendu. J'ai eu le temps de me renseigner.
L'homme qui voudrait me sauter ce soir après le resto a cédé à son instinct de mâle et a enfin commandé son whisky. Après le rouge ingurgité pendant le repas et le calva en guise de digestif, il l'a, son excuse. « Je n'ai pas fait attention, j'étais bourré, je ne voulais pas mais j'ai trop bu, il faut me comprendre, on a quand même le droit de se détendre un petit peu, j'avais juste picolé, c'est rien, je ne suis pas ce genre de type, j'avais un coup dans le nez, je ne voulais pas t'importuner mais ça va, un bisou, c'est pas moi c'est l'alcool ».
Je jette un regard appuyé par-dessus son épaule. Le sourcil relevé, le nez retroussé. La mimique que j'emploie depuis toujours pour signifier à mon équipe qu'on y est, préparez-vous. Le couple de trentenaires, assis trois tables derrière lui, dans la portion de salle qui jouxte le passage des serveurs qui sortent de la cuisine. Ils sont avec moi. Je les paye bien et ils ont le sentiment de contribuer à rendre le monde meilleur. C'est ainsi qu'ils me l'ont formulé le lendemain de la nuit où ils se sont occupés de numéro 3. Je ne vais pas tarder à quitter mon siège, prétextant un aller-retour toilettes. Je passerai par la caisse où je réglerai la note, assortie d'un beau pourboire.
Après les viols et les coups répétés dans la voiture, les six plus grandes gueules de la bande ont convaincu numéro 7 de donner un peu de sa personne. J'ai connu des personnes plus tenaces dans leurs refus. Il lui a suffi d'une bouteille de tequila et de trois pétards fumés jusqu'au filtre pendant que ses copains me faisaient saigner. Le temps qu'il achève le dernier joint, numéro 1, 4 et 6 ont ressenti une certaine frustration en constatant que leurs sexes, naturellement ramollis après leurs premières décharges, ne se dresseraient pas de sitôt. C'est là qu'ils ont éteint leurs mégots sur mes ecchymoses. On entend encore leurs rires. Ils disent que c'est des « emplacements prévus à cet effet ». Beau Gosse en chef ajoute que tout mon corps est « un emplacement prévu à cette effet. » Il tombe à genoux sur le sol de la voiture et essaie de me prendre mais rien à faire, son machin ne veut pas durcir. Alors il me frappe sur la tête, il me frappe sur le nez, il me frappe sur le ventre, le vagin.
Mes seuls souvenirs de cette scène sont ceux d'une spectatrice qui se voit doublement dissociée. La personne à l'écran lui semble une enveloppe vide mais elle se souvient de son réveil, trois jours plus tard, dans sa chambre où les autres l'avaient ramenée en douce, à l'insu de sa mère qui bossait trop et ne se rendait compte de rien. Elle se rappelle la douleur, le sang entre ses jambes, le nez cassé, les doigts pétés, elle se rappelle ne pas comprendre ce qui s'est passé, elle se rappelle ses tout derniers souvenirs de la soirée, alors que tout semblait se dérouler sous les meilleurs auspices, avant que la drogue n'agisse et que tout parte en vrille.
Le salaud qui mourra ce soir - le dernier, putain, il lui aura fallu douze ans - s'est montré moins brutal que les autres mais il a recommencé plus tard, lorsqu'ils l'ont amené dans la cabane de chasse située sur le terrain appartenant à la famille de Beau Gosse en chef. Là, ils l'ont fait boire de l'eau, puis de l'alcool, encore de l'alcool, et encore plus d'alcool. Elle ne s'en souvient pas mais sait qu'elle a vomi longtemps. C'est ce que lui ont raconté les autres. C'est fou ce que c'est bavard, un homme qui sait qu'il va mourir. Pour eux, non, c'est faux, c'est les femmes les pies, les commères, les concierges, les pipelettes. Rien que des noms féminins, comme par hasard.
C'est dans ce pavillon de chasse blindé d'animaux empaillés et de tableaux du XVIIIe que j'ai eu droit à ma deuxième dose de GHB. Les vidéos prises pendant ce temps me montrent encore endormie, attachée à la rambarde de l'escalier de la cave. Nue. Numéro 2 me jette un seau d'eau et je me réveille. Je hurle. Le froid sans doute, et peut-être déjà la douleur. Ma peau est violacée un peu partout sur mon corps. Numéro 1 m'empale comme un soudard et mon cri fait grésiller la vidéo du portable. Le son sature de plus en plus.
Numéro 1 est mort après avoir visionné tous les rushes. J'ai regardé avec lui sur l'inspiration du moment. Je crois que je voulais qu'il comprenne avant d'y passer. Puis on lui a brisé les os, sectionné des tendons, arraché les ongles, découpé les doigts, crevé les yeux, tout en le maintenant en vie le plus longtemps possible. Je me suis fait la réflexion que je n'y prenais aucun plaisir mais que je n'avais pas le droit de reculer. Je le devais à la petite fille des vidéos. Je me suis dit que ce mode opératoire en valait bien un autre et, si je mets de côté quelques rares improvisations décidées dans le feu de l'action, nous nous y sommes conformés sans jamais nous poser de questions. Le comment importait peu. En revanche, je savais qu'ils méritaient de souffrir.
Le numéro 7, toutefois, me questionne. Les vidéos sont formelles : ce lâche a agi avant tout pour garder sa place dans le groupe. Comme s'il se pliait à une sorte de rite d'intégration. Comme si le viol était un passage obligé pour les bizuths.
Oh, on l'entend à de maintes reprises faire la leçon à ses copains. C'est pas bien, arrêtez, c'est mal, c'est un crime, comment pouvez-vous seulement, et pourquoi vous ressentez le besoin de, et laissez-moi en-dehors de, je vous en prie, arrêtez.
Pleutre. Cloporte. Rampant.
On le voit d'abord mal à l'aise, ne sachant où mettre ses mains. Dans les poches, le long du corps, ou bien les bras croisés. Puis il accepte l'idée de l'acte. Grâces en soient rendues à l'alcool, au cannabis, aux chants guerriers des autres cons. Puis il le commet timidement, l'air de s'excuser. L'indécence de cette hypocrisie frappadingue crève l'écran. Je pourrais lui arracher la peau du visage et me torcher avec.
Puis il a recommencé. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, sans doute davantage. Comme je disais, il me manque des images pour la suite des événements. Dans le pavillon de chasse, ils m'ont détachée, ils m'ont allongée un peu partout dans la baraque, ils m'ont brûlé le dos avec un tisonnier chauffé à blanc. Ils m'ont introduit tout ce qu'ils trouvaient dans l'anus, le vagin, la bouche. Ils m'ont jetée par terre un nombre incalculable de fois.
Et lui, toujours dans cette posture qui signifiait attention quand même, on n'est pas obligés de lui faire mal, on peut juste se contenter de...
Je me lève, je paye le resto et je sors. Il essaie de me suivre mais, à peine a-t-il mis un pied dehors que le couple à mon service l'attrape par le cou et le pousse dans une camionnette. Lorsque je le retrouve, une heure plus tard, il est entièrement dévêtu, menotté, bâillonné. Il regarde les images que je connais maintenant par cœur et je vois dans ses yeux qu'il intègre cette vérité pour lui totalement inédite : tu es un monstre et tu vas mourir.
Il pleure. Non. C'est encore mieux. Il chiale comme un bébé qui fait ses dents. Il renifle sous la bande adhésive qui lui bande la bouche. Je décide que nous ne lui briserons aucun os, que nous ne lui déchirerons rien. Je calme les ardeurs de mes amis, à qui j'explique mon idée. Je passe un coup de fil.
Presque deux heures après cet appel, on m'envoie un texto. Signe de tête à la femme. Elle quitte la cave, monte ouvrir. Bruits de serrure déverrouillée, battant qui grince, des pas, de nombreux pas. Claquement de porte, clef verrouillant la serrure. Les pas se rapprochent, descendent l'escalier.
Je vois à la tête de numéro 7 qu'il panique. Ses yeux vont lui sortir de la tête à force de grossir. Il hurle sous son bâillon, s'agite dans ses menottes. Je lui souris machinalement.
Le bruit de pas est devenu un vacarme assourdissant. Des voix d'hommes monstrueux, des horreurs, des types dont je m'occuperai peut-être un jour si ma croisade personnelle devient service d'utilité public. Les pires pointeurs du milieu, des salauds libidineux, capables de tuer avec leur bite aussi sûrement qu'avec un Glock ou un M-16.
« Amusez-vous, » je dis en leur montrant numéro 7.
Celui-ci vient de comprendre pourquoi nous l'avons déshabillé.
C'est un massacre. Lorsque le dernier des violeurs s'essuie le gland sur la peau à moitié arrachée de son dos, numéro 7 a cessé de respirer depuis près de trente minutes. Son rectum n'est plus qu'un souvenir. On dirait qu'on l'a empoigné par les jambes et qu'on a tiré des deux côtés. Ses fesses s'ouvrent démesurément, disloquées, déchirées, désaxées. Sa mâchoire a été arrachée par un géant aux yeux qui sentaient la mort. Quand il a saisit la dentition, qu'il a tiré dessus comme un malade et qu'on a tous entendu le craquement, le géant a juste dit que c'était plus pratique comme ça.
Il y a des trous supplémentaires pratiqués à l'arme blanche. Dans les joues, notamment. Ça leur a permis d'être trois ou quatre dans sa tête au même moment. Je ne saurai être plus précise, j'ai dû détourner les yeux à plusieurs reprises.
L'érotisme des uns n'est rien de plus que la pornographie des autres. Et j'ai beaucoup de mal avec la pornographie.
C'est fini, maintenant. J'ai eu le dernier. Mes amis et moi ne parlons pas de l'avenir. Nous avons achevé une vengeance et, dans une certaine mesure, nous avons rendu justice. Mais ça ne s'arrête pas là.
Oh non, ça ne peut pas s'arrêter là.