Le PLasticien

Le 16/03/2025
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par Arthus Lapicque
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Thèmes / Obscur / Anticipation
L'auteur prend en otage la science-fiction et le roman policier, en détourne les genres et les codes, pour en prétexter une littérature blanche assumée, plus noire qu’un abîme sans fond en vérité, digressant sur les thèmes de l'art et de la création. Le traitement est court et surréaliste, un shoot onirique dans nos tronches de voyageurs dans le temps junkies qui s'ignorent.
Il méditait, allongé sur le dos, et son corps s’enfonçait tandis que son esprit gambadait, curieux, insouciant, persuadé qu’aucune balle de golf ne pourrait l’atteindre grâce à la densité du feuillage. Mais lorsqu’il ouvrit les paupières et contempla les rameaux qui s’enchevêtraient sur le ciel blanc, il réalisa qu’il n’y avait presque plus de feuilles en cette saison.
Il étudiait les sillons de sa semelle incrustés d’humus, quand il entendit une balle siffler au-dessus de sa tête puis rebondir derrière lui au pied d’un chêne. Il lui en manquait justement une pour parachever sa sculpture. Il chercha à tâtons sous les feuilles mortes, près du tronc, des racines… Ses doigts sentirent enfin la petite sphère qu’il serra dans son poing.
Il sursauta. Celle-ci n’était pas blanche mais plus noire qu’un abîme sans fond et si lourde que son bras tremblait. La chose pénétra sa paume. Une douleur insupportable se déplaçait maintenant de son épaule vers son ventre puis ses parties génitales.
Il reprit connaissance, allongé sur le dos. Une balle de golf, tout à fait ordinaire, gisait entre ses jambes.

De retour à l’entrepôt, la boue collée à ses vêtements attira l’attention des autres préparateurs qui en profitèrent pour dauber sur lui. Ils n’appréciaient pas son maniérisme, ni sa conversation sophistiquée. Il badgea en retard et les ignora le reste de l’après-midi, n’ayant qu’une hâte : rentrer, fumer et peaufiner sa sculpture.
Et alors que son engin électrique les transportait, lui et sa dernière palette, roulant vers le quai pour l’ultime livraison, il prit un virage trop serré, s’en aperçut avant même que la tour de produits qu’il remorquait ne percutât le montant du rayon - il allait renverser et briser toute la marchandise ; des litres de vin répandus sur le sol, le regard émoustillé de ses collègues, la fureur du chef d’équipe…
Il décrispa les paupières, vérifia derrière lui : la cargaison obliquait, interrompue en pleine chute, quelques colis éjectés flottaient en l’air, suspendus, comme tout mouvement alentour. Il descendit du transpalette, insulta un cariste à bout portant : aucune réaction. Il agita sa paume devant les yeux de son chef dont les pupilles se rétractèrent suite au fracas des colis qui venaient d’achever leur trajectoire. Il s’écroula lui aussi.

On lui apporta un verre d’eau qu’il sirotait en écoutant sa supérieure d’une oreille distraite. La D.R.H. se vengeait d’avoir raté l’occasion de le gifler :
— …pas la première fois… consommation de stupéfiants… faute grave… signalement !
Son cœur s’emballa. Il allait hurler à la figure de la bureaucrate mais celle-ci ne bougeait plus. À travers la vitre, en bas, deux statues voutées sur leur balai semblaient admirer les ruines de l’accident. Puis il inspira profondément. Le sermon reprit. Il se leva en silence, franchit la porte du bureau - dédaignant la voix qui l’engueulait plus fort - et, en guise de dédicace, lança son badge au milieu des débris sous l’œil blasé des nettoyeurs.

Son cerveau en ébullition l’isolait. Il ne se souvint pas d’avoir vu la nuit tomber ni d’avoir marché jusque chez lui. Les dealers le fixaient devant l’immeuble ; il fit semblant de ne pas les calculer, mais, dans son dos, un rire sifflant excita sa colère. Le cœur battant, il se retourna, prêt à en découdre, sauf que tout s’était encore figé.
Il avait grand besoin de se défouler. Il choisit le visage le plus agaçant et envoya son poing crispé vers cette mâchoire insolente. Il perdit l’équilibre : son poing avait traversé la tête inerte en imprimant une trainée de fumée dans l’espace, une fumée immobile reflétant toutes les nuances vermeilles d’un crâne ouvert.
Après qu’il eut grimpé les escaliers et récupéré son souffle, des cris horribles au-dehors percèrent ses tympans. De sa fenêtre, à la lueur du lampadaire, le trottoir sur lequel gesticulaient tous ces corps incomplets surclassait de loin sa sculpture minable, mais aussi Picasso et Pollock réunis. Il y jeta la balle de golf qui rebondit dans les ténèbres.

*

L’article décrivait l’état des victimes sans rendre justice à son talent. Notre artiste connaissait chaque détail de ses créations, la moindre teinte jaune et rouge en sa période asiatique, même sa première prostituée - une jeune Africaine qu’il avait éparpillée malgré lui sur cette paillasse miteuse. Enfin, il manqua de prudence en passant à ces épidermes blancs comme du marbre grec. La brigade criminelle, notamment l’inspectrice Charon, avait retrouvé sa trace.
Entre deux expositions signées Le Plasticien, il se cachait dans une crypte qu’il avait creusée sous une église et recouverte de Vantablack. Si la précipitation de son rythme cardiaque enrayait le cours du temps, son sang froid, au contraire, accélérait celui de toute matière existant au-delà de sa peau. Ainsi, quelques minutes de méditation au calme valaient plusieurs mois au reste de la planète, voire, de l’univers.
Or, il était nécessaire que ses contemporains l’oublient définitivement afin qu’il puisse poursuivre son œuvre encore un millénaire ou deux. Se nourrir fut problématique car durant une longue phase d’hypersérénité les aliments auraient moisi entre ses doigts avant d’atteindre sa bouche. Il avala donc un dernier repas et se terra plusieurs jours sans manger ni boire.

*

Lorsqu’il revit la lumière, Charon l’attendait avec son équipe de robfliks©. L’inspectrice n’avait pas vieilli, du moins en apparence : son corps artificiel paraissait plus robuste, ses globes oculaires scintillaient de défi.
Elle récita ses droits à notre homme qui observait avec stupeur ces monstrueux gratte-ciel noyés dans la grisaille, ces véhicules rapides et chuintants, l’odeur synthétique de ce monde nouveau. Son cœur palpitait mais pas assez vite pour stopper le temps et, à vrai dire, il n’en avait pas envie.
Non. Il se concentra, bascula entre rêve et réel. Les mois, les années, les siècles fusèrent autour de lui. Et son esprit s’évanouit dans son corps pétrifié, devenu plus noir qu’un abîme sans fond.