La Cuba Libre

Le 09/03/2025
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par Charogne
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Rubriques / Le V. Club
Charogne est un auteur attendu sur la Zone. Sa série de textes à noms de cocktails sait installer des atmosphères de polar sombre et poisseux. ici, on est servi. Le cuba libre devient prétexte à viol et vengeance. On en apprend davantage sur Caz, on se laisse porter. Un épisode, toutefois, qui semble vouloir connecter des points évoqués ici ou là. Comme une note de bas de page qui viendrait éclairer des parenthèses. On attend évidemment la suite avec impatience.
Catalina était écroulée sur le sol froid, ses yeux troubles cherchant désespérément un point auquel s'accrocher avant de sombrer. Son corps brûlait, des rainures de sueur striaient sa peau brune. Le battement de son cœur résonnait dans son crâne comme une boîte creuse. Le fracas de ses tempes, les vertiges, le goût âcre de la panique sur sa langue sèche. Sa respiration était lourde et saccadée. Les explosions dans son champ de vision se rapprochaient.
Un déclic se fit entendre, comme une clé dans un verrou. Une figure dans l'encadrement d'une porte. Puis, dans un flash, elle se retrouva dans un lieu familier.
Elle cligna des yeux encore quelques fois, afin de s'habituer à l'étrange ambiance qui planait dans le club. La musique, entre soul et rock psychédélique, emplissait l'air de ses notes entraînantes. Le bar était plongé dans une atmosphère bleu et orangé, les lumières kaléidoscopes se diffusant dans toute la pièce. Bien que surprenant, ce style bohème s'accordait naturellement avec l'aspect toujours très chic de l'endroit, les fauteuils de cuir et les tables d'ébène absorbant les couleurs pour mieux se démarquer dans ce tableau. En levant les yeux, Caz croisa le regard étranger et pourtant si chaleureux de V. Ce soir, ses mèches ambrées se mariaient à un bleu électrique, discret mais élégant.
 
Caz calma sa respiration, regardant autour d'elle avant de faire quelques pas hésitants vers le comptoir. V. la fixait, ses yeux souriants posés sur elle jusqu'à ce qu'elle commande, d'une voix qu'elle se voulait assurée, dans la langue de son enfance :
 
« Por Cuba Libre. »
 
Caz était libre.
Une nature sauvage et égoïste, admirable dans sa façon d'exploiter cette notion de la plus simple des manières. Esprit de contradiction, marginalité : elle ne vivait que pour proclamer sa singularité personnelle dans un monde de chaînes. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle avait laissé tomber Catalina pour Caz. Elle s'était réfugiée à New York malgré ses origines. Elle avait aimé Andrei, mais jamais autant qu’elle-même. Elle se disait artiste indépendante. En somme, Caz cherchait en permanence à être là où on la regarderait le plus, là où elle serait le moins à sa place. Là où elle pouvait exister pour elle-même et non pas en travers du regard des autres, loin de toute aliénation physique, morale et sociale.
 
En effet, elle avait rencontré Andrei et avait apprécié son désir de solitude. Elle aimait l'alchimie qu'ils avaient développée malgré leurs caractères respectifs. Elle a cru, pendant un temps, savoir se contenter d'une certaine forme de stabilité en emménageant avec lui. Ça n'avait évidemment pas tenu. Andrei était trop affable, loin d'être vecteur de motion. Quant à Caz, elle s'aimait trop pour donner cet amour à d'autres. Son apathie profonde contrastait avec cette allure extravertie qui la caractérisait tant. Ce n'était pas du mépris, c'était pire : une incapacité totale à considérer autrui.
 
 
 
"... It happened during the Spanish-American War at the turn of the century when Teddy Roosevelt, the Rough Riders, and Americans in large numbers arrived in Cuba. One afternoon, a group of off-duty soldiers from the U.S. Signal Corps were gathered in a bar in Old Havana..."
 
Une radio grésillait faiblement dans le bar derrière V. malgré les enceintes jouant toujours un rock léger. Reposant ses bouteilles, elle fit glisser le cocktail en face de Caz. Cuba Libre, Rum and Coke, Mentirita : autant de noms pour désigner une boisson si simple et pourtant si emblématique. Un long verre où le brun caractéristique du soda contrastait avec la tranche de citron vert gisant sur les glaçons. Le genre de recette que les barmans s'arrachent pour la revisiter sans qu'aucune version ne surpasse l'originale. L'odeur du rhum relevée par l'acidité du citron flottait au-dessus du verre, embuant l'air de son amertume sucrée. Coca, Bacardi, Citron vert : saveurs évaporées sous les lumières chaudes du club.
 
Contrairement à d'autres, ce n'était pas par haine ou par dépit qu'elle se livrait à ses pratiques autodestructrices. C'était à nouveau son amour pour ce que la vie avait à lui offrir à travers le prisme de ses sensations personnelles qu'elle aimait tant s'adonner aux plaisirs du sexe, de la drogue et de l'alcool. Sa main saisit le verre et en essuya la condensation avant de le porter à sa bouche. Le coca rafraîchissait son front brûlant, le citron embrassant ses lèvres en une langoureuse étreinte. Bruit des glaçons s'entrechoquant, du verre reposé sur la table, d'un soupir satisfait. De l'autre côté, V. souriait, le regard perdu dans le vide.
 
C'est après la mise en bouche que frappe le rhum. Léger au départ, mais à chaque fois un peu plus présent. La disparition d'Andrei. Puis, il y a eu Teresa. Cette silhouette que Caz avait rencontrée en errant une nuit dans les rues noires. Elle semblait l'attendre dans l'ombre d'un lampadaire. L'air était glacial et humide, pourtant tout à propos de cette femme respirait une insoutenable ardeur. Elle se tenait droite dans une robe de soirée qui révélait ses épaules. Elle semblait à peine maquillée et pourtant si resplendissante dans les reflets de la ville basse. Ses yeux noirs fixaient Caz et cette dernière ne parvenait pas elle-même à détacher son regard de l'inconnue. Une attirance magnétique liait ce discours muet entre les deux femmes. Et quand elle fut arrivée à portée, Teresa l'avait attrapée par les épaules avant de la plaquer contre le mur derrière, sans un mot. Pendant un instant, leurs visages étaient restés figés à quelques centimètres, la respiration contre leur peau, avant que Teresa ne murmure à Caz au creux de son oreille :
 
« Je ferai de toi la femme la plus heureuse du monde. Puis, tu mourras. »
 
Et elle s'était détachée avec un sourire, avant de disparaître dans la ruelle adjacente.
 
 
 
Caz jaugea son verre à moitié vide. V. n'était plus là. Les lumières du club étaient plus tamisées, la musique plus calme. Puis un nom résonna dans la pénombre. Caz se figea. « Braxton ».
 
Elle avait rencontré ce fils de pute quelques jours après, et au moment où il avait posé les yeux sur elle, Caz avait su qu'il n'y avait plus d'espoir. En rétrospective, si elle avait eu l'occasion de le tuer ou, à défaut, de se suicider, elle l'aurait fait sur le coup. Une larme roula le long de sa joue. Après une nuit au poste, il l'avait emmenée dans son bureau et avait fermé la porte à clé. Cette ordure avait conservé son identité, son adresse, ses contacts. Quand il lui a demandé de se déshabiller, de se laisser faire, quand il l'a violé, quand il lui a demandé de revenir le lendemain, elle n'avait pas le choix. Caz était piégée dans la toile de ce connard. Une autre larme. Parce qu'à ce moment-là, c'était son bien le plus précieux qu'il avait ravi à Caz. Sa liberté.
 
Braxton s'y prenait progressivement. Au départ, il se montrait cordial. Puis au fur et à mesure que Caz se faisait de plus en plus réticente, qu'elle se débattait, qu'elle criait et mordait, Braxton se faisait plus cruel. Il la frappait, l'étranglait, l’assommait. Il l'attachait, la bâillonnait et bientôt il la droguait pour la calmer. Et tous les jours il l'utilisait.
 
Elle attrapa le verre désormais vide et, de rage, l'éclata sur le sol du club. Essuyant ses larmes d'un revers de main, elle se tourna vers les bouteilles exposées derrière le bar pour les renverser sur le sol, hurlant, écrasant du pied les débris de cristal sur le sol et les flaques d'alcool. La musique s'accentua, le rythme s'endiabla. Les flashs s'intensifièrent, éclairant le bar d'éclats vert, bleu et orangé. Les chaises se renversaient, le sol se mit à trembler, les lustres à tanguer au plafond. Seule dans le club, Caz s'était mise à bouger, de douleur et de destruction, de vengeance et de libération. Criant sa haine, frappant les murs, s'arrachant la peau, c'était une danse de sang et de colère.
 
Elle entendit un son sec et métallique, froid comme la nuit, contrastant avec son feu intérieur. Une porte qui s'ouvrit. Une silhouette qu'elle pourrait reconnaître entre mille. Elle s'arrêta.
 
C'est vers cette période que Teresa se montra à nouveau à Caz. Quand cette dernière était étalée sur le sol ou affalée sur une chaise, après que Braxton en ait fini avec elle. Teresa introduisait lentement le double des clés dans la serrure avant de soulever délicatement le loquet. Elle se présentait aux yeux de Caz comme un ange ou un fantôme, ses longs cheveux noirs tombant sur ses épaules, son rouge à lèvres contrastant avec sa peau pâle, sa silhouette élancée marchant vers la jeune femme après avoir refermé la porte derrière elle. Ses doigts fins soutenant le menton de cette dernière pour approcher d'elle son visage, comme la première fois où elles s'étaient rencontrées. Enfin, un baiser tendre et sincère, leurs lèvres se pressant, permettant à Caz d'oublier l'espace d'un instant ce que Braxton venait de lui faire subir. Elle ne se demandait pas ce que Teresa faisait là, qui elle était, ce qu'elle lui voulait. Elle était simplement son remède, sa seule lumière dans ce qu'était devenue sa vie, et cela lui suffisait. Et entre les drogues, la fatigue, les crises, elle était au moins certaine d'une chose : elle était amoureuse de Teresa.
 
Les nuits passèrent. Braxton venait de moins en moins, mais pour Caz, il était déjà trop tard. Les doses que lui administrait le flic étaient si dures qu'elle ne redescendait plus de son petit nuage d'apathie. Le seul visage qui la réconfortait était celui de Teresa, apparaissant dans son esprit tel des visions messianiques. Jusqu'au soir de sa libération.
 
Tout était différent. Le commissariat semblait endormi, aucune lumière n'était allumée, la pluie ricochait au loin contre le double vitrage. Le déclic familier du verrou donnant sur le bureau du chef du département, puis les pas légers de Teresa sur la moquette sombre. Elle était nue, elle était magnifique, sa peau blanche brillait comme la lune au milieu d'une nuit sans étoiles. Et dans ses yeux souriants, Caz se vit elle-même pour la première fois depuis des semaines. Des cheveux gras, un teint maladif, une silhouette anorexique. De profonds sillages sous ses yeux larmoyants, surmontant un sourire béat. Pourtant, cette femme l'aimait peu importe sa condition. Cette fois, Teresa ne referma pas la porte derrière elle. Elle avait un téléphone à la main, qu'elle plaça contre sa poitrine en s'asseyant près de Caz.
 
« Bonjour, chérie. »
 
Sa voix était toujours aussi suave, résonnant dans l'esprit de Caz en une mélodie harmonieuse. Elle lui montra le téléphone.
 
« Tu te souviens d'Andrei, n'est-ce pas ? Il t'aimait vraiment, tu sais. Il veut te le prouver, ce soir. »
 
Caz se contenta d'acquiescer, son regard volant entre le téléphone, Teresa, son corps, la porte ouverte.
 
« Il va remplir une petite course pour moi. C'est un cadeau que je voulais t'offrir. Braxton t'a fait tellement souffrir... je pense qu'il serait injuste de ne pas lui rendre la pareille. »
 
D'un coup, des cris se firent entendre à travers le haut-parleur du téléphone. On aurait dit ceux d'une femme et d'une petite fille. Étrangement, Teresa souriait. Elle plaça sa main contre la joue de Caz et l'embrassa, avant de la pousser contre le sol d'un geste sensuel, posant le téléphone près de leurs têtes. Les cris continuèrent un moment, tandis que Teresa retirait les vêtements de Caz. Leurs corps froids se caressaient dans une étreinte mutuelle, leur respiration s'intensifiant avec les hurlements de la petite fille, qui bientôt se turent. Seuls les souffles et gémissements des deux femmes embaumaient la pièce, les corps mêlés dans une danse charnelle. Les doigts de Teresa s'introduisirent outre les lèvres de Caz pour glisser une petite pastille sur sa langue, rapidement avalée. Un sentiment de chaleur s'éveilla dans son bas-ventre, ses caresses se firent plus fermes, ses ongles griffant la peau de Teresa dans des mouvements sauvages et passionnels. Des papillons dansaient dans son estomac. Puis, Teresa posa un doigt sur la bouche de Caz. Le téléphone venait d'émettre à nouveau.
 
On entendait une porte se fermer, des bruits de pas lents. Des sanglots, peut-être. La tension était à son comble, Caz avait l'impression d'être sur le point d'exploser.
 
Puis, un coup de feu, suivi d'une vitre qui explosait. Caz se cambra d'un coup, se mordant les lèvres jusqu'au sang, un éclat de plaisir lui déchirant les entrailles. Quand elle retomba sur la moquette, le corps détendu, le doigt de Teresa dessinant des cercles sur son ventre, il n'y avait plus de lumières, plus de papillons, plus de V. ni de cocktails.
 
 
Caz était morte. Le club venait de fermer ses portes.