Le skateboard file sur l’asphalte, il emporte un homme jeune et dégingandé. Les roues de polyuréthane fusent dans un raclement rapide. Le 90A des gommes des roues les indiquent plutôt molles et adaptées au terrain granuleux. Elles sont aussi molles que l’homme. Il déambule ainsi sur le quai, short en jean coupé, chemise à fleurs large ouverte sur un torse glabre, Converse usées dans ses pieds nus. La planche roule en divaguant d’un bord à l’autre du quai. L’homme porte une petite moustache, les cheveux longs sous un bob de plage et une bouteille de boisson alcoolisée à la main. Le soleil est couchant ravissant sur le lac comme sur l’étiquette de la bouteille. Le ciel est rouge et jaune et vert et encore un peu bleu, déjà outremer dans les coins. Le lac est assez grand, sombre et bordé de montagnes. L’homme s’appelle Jean-Michel Bochaton.
Il vient de revenir dans la région et s’émerveille de la beauté des lieux. Il y est né comme toute sa famille et les a quittées l’une et l’autre à dix-huit ans. Personne ne s’est souvenu de lui à son retour, tout au plus un vieux copain d’école resté ici à végéter sa morgue et ses parents. Jean-Michel a eu 30 ans et une envie de rentrer au pays comme de pisser après avoir trop picolé.
Il ne se gêne pas. Il arrête sa planche et se débraguette pour uriner dans le lac depuis les pierres du bord. Il chancelle, termine et se secoue avant de repartir. Il a l’air décidé dans la torpeur qui l’agite et l’empêche de rouler droit. Un peu plus loin, il a rendez-vous et s’arrête. Il a rendez-vous chez Christelle. Sa collègue. La seule personne du service à ne pas l’avoir rejeté quand il est arrivé. Il racontait à qui voulait l’entendre qu’il revenait de Los Angeles, Californie. Il a assuré avoir travaillé comme nageur sauveteur pour le comté de L.A. Il dit « Eleille ». Il se la pète ou il ne se rend pas compte ?
Il a été engagé par la commune au début de l’été pour surveiller le centre nautique municipal. Il roule dans une R5 pourrie. Il n’a pas une gueule de sauveteur californien. Il travaille avec Christelle et toute une équipe de jeunes gars musclés, bronzés et les cheveux longs jaloux de lui. Il se fait appeler Jean-Mitch.
Ses collègues disent Bochaton à l’américaine : ça donne « Bocatone ». Au début il en a ri avec eux, par naïveté, avant de vite comprendre qu’ils se moquaient. Ces types se tapent les plus belles filles et pas lui. Il est quand même mignon, quelque part. Il a du charme. Mais il n’a pas d’estime de soi. C’est pour ça qu’il a plongé dans cette nouvelle boisson alcoolisée comme du grand plongeoir à la plage de la piscine : aucune assurance sur l’avenir mais il y est allé. Christelle l’apprécie mais Christelle est la plus belle des filles du service et Christelle est entourée par cette cour galante de jeunes types. Ils se sont connus il y a quelques années quand ils ont fait leur première saison.
Jean-Michel sait que toute la bande sera chez Christelle, ou au moins une partie. Damien sera là, c’est presque certain. Damien, le plus vieux de l’équipe, le plus beau gosse. Damien le chef. Il a travaillé sur les plages de l’Atlantique avant de revenir ici. Ça fait six ans. Il s’est déjà tapé Christelle plusieurs fois, a appris Jean-Michel. Mais depuis le début de l’été, elle fait mariner Damien. Au début de l’été, Jean-Mitch le Californien est arrivé et Christelle n’a eu plus d’yeux que pour lui. Il y croit. Mais Christelle se tape d’autres mecs et Damien continue d’en vouloir à Jean-Mitch Bocatone.
Jean-Michel sonne à l’interphone en bas. On lui ouvre, il monte les 3 étages à pieds, la porte d’entrée est entrouverte. Christelle se jette dans ses bras.
« Oh merci d’être venu Jean-Mitch ! »
C’est l’anniversaire de Christelle et elle est déjà beurrée. Dans le petit appartement, se trouve une quinzaine de jeunes adultes, la fumée remplit les pièces. Sur toutes les tables, dans tous les coins, entre les canettes de bière, on retrouve cette même bouteille à l’étiquette blanche au soleil couchant. Jean-Michel agite la bouteille qu’il a emportée et crie « Alerte au malibu ! » Damien lui fait une accolade. L’accolade frappe le nouveau venu sur ses coups de soleil aux omoplates. C’est fin juillet. Le soleil tape dur même dans cette région somme toute septentrionale.
« Mon coup de soleil, il fait en se frottant.
- Tu parles d’un sauveteur californien, dit Damien. Bourré du matin au soir et il craint le soleil. » il dit assez fort pour que tout le monde l’entende. Les rires éclatent. Jean-Michel aussi. Christelle le regarde avec tendresse. Elle fait
« Vous êtes que des cons ! » et prend Damien par la taille. Ce soir elle a décidé de se laisser aller. C’est sa fête, elle peut se lâcher. C’est une fille de vingt-six ans, bronzée elle aussi, élancée et sportive. Son ventre un peu rond accuse le coup des bières qu’elle aime boire, le Malibu coco et les cernes sous ses yeux des fêtes tardives, de la vie de bohème dans ce lieu idyllique. Quelqu’un a pris la planche de skate de Jean-Michel. Il fait tourner une roue et lui fait : « C’est quoi leur dureté ?
- 90A, dit Jean-Michel, qui regarde Damien enlacer Christelle et Christelle se laisser faire.
- Ah ouais ? Comme Chris, alors ! Jean-Michel fait l’étonné.
- C’est vrai ? il regarde le décolleté vaporeux de l’hôtesse, le soutien-gorge fuchsia qui apparaît sous les bretelles du débardeur sexy.
- Tu savais pas ? Tu m’étonnes, Jean-Mitch ! Tu l’as pas baisée ? »
Jean-Michel est déçu et vexé. Il attrape une bouteille de Malibu, bien décidé à lui faire sa fête. Damien, dans les bras de Christelle, se félicite. Ce Jean-Mitch est un cave. Damien profite de son succès. Et devient tendre avec lui.
« Laisse-le, Marco, tu vois bien qu’il est trop timide ! Allez, Mitch, tu nous joues un morceau ? »
La guitare sèche est déjà dans les mains de Jean-Michel. « Je joue quoi ?
- Ce que tu veux, lui dit Christelle. Fais-nous rêver ! » Elle lui fait des yeux doux et fous et Jean-Michel la regarde serrer plus encore Damien. Damien est aux anges. Jean-Michel plaque quelques accords folk et commence à chanter : « It was the third of June, another sleepy, dusty Delta day... » Ode to Billy Joe de Bobby Gentry. Il emballe tout le monde avec cette chanson et ce qu’il y dit. Mais personne ne semble comprendre le fond des paroles. Tout le monde l’acclame à la fin et il arrive même l’impensable : Damien se prend d’affection pour Jean-Mitch. On le traite de charlatan mais on l’adore. Il fait un peu mascotte, il joue diablement bien la guitare et chante comme un dieu. Mais qu’est-ce que peut bien vouloir dire cette chanson ? Damien n’en a plus rien à faire quand il réussit à coucher avec Christelle un peu plus tard. Jean-Michel finit bien éméché. Il a terminé toutes les bouteilles qu’il a trouvées. Tout est bien qui finit bien, pense-t-il au moment de sombrer.
Au matin la gueule de bois ne l’empêche en rien de remonter son skate pour traverser la ville dans l'autre sens. Il a repris le chemin de la piscine. On l’affecte à l’ouverture sur l’arrivée du toboggan. Les lunettes de soleil vissées sur ses yeux hébétés, il troque sa chemise hawaïenne pour le t-shirt bleu ciel des sauveteurs de la commune et le bermuda en jean pour le short de bains jaune. Les doigts de pied en éventail dans ses tongs, le bob bas sur les yeux, il rêvasse a des lendemains qui chantent et a un verre rempli de glace et de malibu coco pour contrer le mal de crâne. Christelle est en retard. Elle n’est pas bien fringante elle non plus mais Jean-Michel l’a trouvée aussi sexy et craquante qu’une bouteille de malibu qui sort du congelo, couverte de buée.
En guise de buée c’est la sueur de Chris et à la place de l’odeur sirupeuse, celle de ses relents d’alcool repassé qui font autant envie à Jean-Michel de lui lécher le cou que d’avaler de grandes lampées de sa boisson préférée. Ils sont tous deux affectés ensuite à la surveillance de la plage sur le lac, les plongeoirs et le reste. Ils montent sur la chaise haute. Les baigneurs sont de plus en plus nombreux. Ils essaiment, étendent leurs serviettes et leurs nattes, jouent à la raquette dans l’herbe, bronzent tranquillement. Quand il ne reluque pas les jolis culs ou les seins des filles topless, Jean-Michel compte les bouteilles de malibu sorties des glacières et plus ou moins cachées dans des housses isotherme ou du simple papier marron. Les gendarmes passent à deux entre les baigneurs. Ils ont le képi haut sur le crâne suant. Ils dressent contravention aux buveurs de malibu.
« Fait chier cette interdiction », dit Christelle.
Elle pense à la même chose que lui. C’est tombé sur eux dès le début de l’été. Arrêté préfectoral pour l’interdiction de l’alcool dans les lieux publics en-dehors des établissements assermentés.
« On l’interdit partout, fait Jean-Mitch
- Même les plages !
- C’est dégueulasse ! »
Les lycéens cachent les bouteilles dans leurs casiers, les femmes au foyer se libèrent grâce au malibu, leurs époux se l’aliènent sur leurs lieux de travail.
« Il paraît qu’une aide-soignante en a fait entrer à la maison de retraite...
- Oui, ça fait de bonnes raisons au vieux d’oublier qu’ils ont tout à oublier. »
On oublie la soirée de la veille. Ce qu’on a soi-même à oublier, à gagner à rester. Les gendarmes qui passent trois à quatre fois par jour verbaliser les contrevenants. Bientôt l'alcool sera surtaxé. Jean-Michel sourit derrière ses lunettes noires. L’intérêt de la population prend une tournure épidémique et épique. À quand les flics qui se torcheront au malibu comme ils le font encore à l’Amstel et au Ricard ? L’armée retournera contre elle ses canons.
Il n’est pas loquace avec Christelle aujourd’hui. Il lui en veut pour hier soir. Il aimerait pardonner mais il a juste hâte de terminer son service pour tremper enfin ses lèvres dans le nectar sucré. Il ressasse les paroles de la chanson. Billie Joe's jumped off the Tallahatchie Bridge. Il a des idées floues. Le manque.
Trois heures de l’après-midi. Il a échangé sa tenue de sauveteur pour sa tenue de tous les jours et remisé le t-shirt et le short dans son sac à dos. Il est au Casino et dévalise le frigo sponsorisé de sa dernière bouteille de malibu coco. Il fait une chaleur à crever. Il ne va pas rentrer tout de suite dans sa tanière d’ours surchauffée. Il enroule sa bouteille dans du papier marron et redescend vers le lac. Il la débouche sur un banc, lape plusieurs gorgées. Il repense à Christelle. Son odeur musquée qui cachait celle du malibu d’hier soir. Il voit sa nuque dégagée, elle secoue ses longs cheveux châtains quand elle sort de l’eau. Ses seins rebondissent quand elle court sur le quai. Jean-Michel secoue la tête pour effacer ses pensées. Il skate sur les quais, prend juste assez de vitesse, louvoie entre les piétons, insulte un caniche qui se traîne sous ses roues. Il ne verra jamais le 90A de Christelle. Il laisse la douceur de la brise l’imprégner dans son dos, il la laisse s’infiltrer dans ses manches, sous sa chemise. Il voit le lac briller sous le soleil qui descend à l’ouest. Sa surface se ride de minuscules vaguelettes. Debout sur les rochers, il a vidé sa bouteille. Elle glisse de ses mains, rebondit, se brise et disparaît dans les flots.
Jean-Michel monte chez Shopi, rafle une bouteille de Malibu, la cache dans sa ceinture, rabat la chemise par-dessus. Chez le loueur de pédalos du quai, il emprunte une embarcation.
« Attention à la houle ! » lui fait son copain d’enfance qui y passe ses étés depuis bientôt quinze ans. Sourire aux lèvres, Jean-Michel s’éloigne rapidement du bord en poussant ferme sur les pédales. Quand il est assez loin, il débouche sa bouteille et peut enfin savourer le moment. Il a enlevé sa chemise, s’est mouillé la nuque et laisse maintenant ses pieds tremper dans l’eau tiède. Son walkman dispense son surf rock cool. Il cherche la chanson de Bobbie Gentry sur l’autre face, trouve Nina Simone. Il se laisse bercer au gré des vaguelettes. Il somnole, tète sa boisson par intermittence.
C’est sans compter sur le bateau La Riviera Vaudoise exploité par la Compagnie Générale de Navigation sur le lac. C’est un bateau à roue à aube Belle Époque qui participe au rêve de Jean-Michel. Il se voit, Tom Swayer sur son radeau au milieu du Mississippi. Les chansons du delta du Mississippi le font errer sur ses flots grisâtres. Il entend enfin l'Ode to Billy Joe et imagine le pont de la Tallahatchie d’où s’est jeté l’amant de la narratrice.
Sur La Riviera Vaudoise, Gérard Ouchy son capitaine, est légèrement en train de se laisser aller. Sa femme est partie avec leurs trois enfants. Il ne lui reste que son boulot et ce bateau magnifique. Il boit, à petites gorgées, sur la passerelle de La Riviera Vaudoise dressée fièrement quatre mètres cinquante au dessus de la surface. Heureusement qu’il lui reste le Malibu coco pour supporter la vie. Le capitaine Ouchy a été atteint par le virus. La tentation sirupeuse du Malibu coco a fait de lui l’homme le plus malheureux et le plus heureux de cet été sur le lac. Il a atteint un point de non-retour, à la vérité. Il a atteint un tel niveau d’addiction et à vrai dire, d’empoisonnement, qu’il va non seulement se tuer à moyen terme mais aussi tuer, à très court terme.
La suite, on la devine.
Il fait lourd cette après-midi sur le lac Léman. Le vent forcit légèrement. Trop légèrement pour ne pas alerter le capitaine Ouchy. Torse nu sur son pédalo, Jean-Michel Bochaton a lui bien senti cette nouvelle brise de fraîcheur. Son embarcation subit légèrement le ballottement latéral dû au forcissement de la houle. Rien d’alarmant. Il a terminé sa bouteille et ne va pas tarder à rentrer au port.
Il se passe la main sur le torse. « Et merde », il fait en voyant la trace blanche laissée par ses doigts sur sa peau rouge. Il va encore se taper une vacherie de coup de soleil ce soir. Il n’a pas le temps de s’épancher plus longtemps sur sa santé. Sa vie va se trouver bouleversée d’un instant à l’autre et, à vrai dire, cesser. Aussi brusquement et maladroitement que casse sur les rochers de la grève une bouteille mal tenue en main.
La Riviera Vaudoise est en direction de l’embarcadère. A un demi-mille nautique, six-cent, sept-cent mètres. Le capitaine Ouchy, s’il n’a pas vu le changement du vent, sait ce qu’il doit faire pour accoster. Des gestes mille fois répétés. Il sait ce qu’il a à faire. Et s’il l’oubliait, son corps agirait à sa place. Et s’il n’en était pas capable lui non plus, ses hommes d’équipage sauraient, eux. Il envoie un coup de corne de brume pour prévenir les retardataires et faire rêver les promeneurs.
C’est sans compter sur la présence dans les parages de La Savoie. La barque à voile latine traditionnelle est une fidèle réplique de celles qui naviguaient jusqu’au début du vingtième siècle sur le lac. Si elle remplace souvent ses voiles par les moteurs diesel cachés sous son pont arrière, son tonnage n’en est pas moins équivalent à quatre vingt mille bouteilles de Malibu coco, pense Jean-Mitch qui a eu droit à sa croisière touristique. Sa construction a terminé moins d'un an plus tôt sur un chantier non loin d’ici et va rencontrer d’un peu trop près et un peu trop fort le bateau à roue à aube La Riviera Vaudoise. Sur sa passerelle, les yeux à moitié ouverts, le capitaine Gérard Ouchy s’endort des rêves quant à lui de paquebot transatlantique.
Jean-Michel Bochaton voit les deux bateaux en approche et ne doute pas un seul instant que le capitaine de la CGN n’a pas vu La Savoie. Pour une fois la barque navigue à voiles. Jean-Michel ne doute pas des ravages du Malibu coco sur la population mais pas un instant il n’a pensé que le capitaine de La Riviera Vaudoise aurait succombé. Lui-même ne se considère pas comme problématique, et c’est bien le problème avec l’alcool. On se croit surhumain. Il ne sait pas qu’il peut agir bêtement et mourir pour des bêtises, parce qu’il n’a pas fait assez attention. Il assiste en direct, hébété, au choc des deux bateaux l’un contre l’autre. La Savoie ouvre une grande brèche sur le flanc de La Riviera Vaudoise. Jean-Michel agit sans réfléchir. Il appuie sur ses pédales en direction de l’accident. Il profite de la courte course pour enfiler son t-shirt bleu ciel de sauveteur. Il est bien décidé à aider ceux qui pourraient l’être. Il est rapidement à son tribord et, sans peur aucune, il agrippe un cordage et saute sur le pont. Il prête main forte aux deux mariniers pour descendre les canots de sauvetage.
La panique a gagné les passagers. Il y a là en majorité des touristes et des curistes. Les travailleurs frontaliers pendulaires sont blasés. Ils soufflent fort. Les touristes et les curistes sont vieux et impotents. Ils connaissent le président de la confédération helvétique et l’âge du capitaine. Ils croient pouvoir résoudre l’équation à une inconnue et savent qu’ils ne couleront pas. Ils ne savent pas que le capitaine n’a rien saisi de l’urgence. Le Titanic est insubmersible. Une crise de démence lui fait voir, non pas un éléphant rose mais le pont du célèbre paquebot enlevé par un iceberg, un grand et gros iceberg avec ses grandes voiles blanches agressives et son éperon aiguisé qui emporte la coque de son fier bateau à roue à aube. Il a enfin obtenu son paquebot transatlantique. Le capitaine Ouchy se croit prêt à mourir à la barre.
La Savoie, maintenant à vingt mètres de La Riviera Vaudoise, s’en sort mieux. Elle est tirée d’affaire, convient-il de dire, et ses passagers et ses membres d’équipage. Ce n’est pas le cas de La Riviera Vaudoise qui s’enfonce dans l’eau. Les secours arrivent. Un canot hors-bord est en approche. Damien et Christelle à son bord, en renfort. Ils arrivent à temps pour voir.
C’est l’accident.
Une mauvaise manipulation, c’est le choc. Jean-Mitch a chuté dans l’eau. Il les a vus arriver, de loin mais au lieu de leur faire signe, ils ne comprennent pas ce qu’il s’est passé. Il est tombé à l’eau. Comme dans sa chanson, le con. Damien a plongé immédiatement en jurant. Mais le corps chargé de Malibu est lourd et s’enfonce rapidement vers le fond du lac, profond à cet endroit de trente-quatre mètres. Christelle rejoint Damien sous l’eau. Sans succès. La vedette des sapeurs-pompiers arrive rapidement. Ils ont l’équipement de plongée. Ils ne retrouvent pas Jean-Michel. Ils reprennent l’aide aux passagers de La Riviera Vaudoise. Tous sont bientôt saufs sur les canots. Le magnifique bateau à roues à aube termine de sombrer, vestige d'une époque révolue où l'on savait jouir. Il emporte avec lui une personne, le valeureux sauveteur plein comme une huître Jean-Michel Bochaton. Le capitaine Ouchy est sauvé lui aussi, in extremis, par un pompier venu à sa recherche. Il a été retrouvé, effondré au sol derrière la barre de gouvernail. Dans un sommeil profond. Il ne verra pas sombrer son fidèle vaisseau, témoin de ses errements.
Une semaine plus tard, le corps de Jean-Michel n’a pas été retrouvé. Une cérémonie est organisée en son honneur, à l’issue de laquelle il est prévu de déposer des gerbes sur les lieux du drame. Il y a de nombreuses embarcations, dont le canot du service des sauveteurs de la piscine, les vedettes de la SNSM, des pompiers et de la gendarmerie. Plusieurs bateaux de la CGN, aussi et moins anciens que La Riviera Vaudoise ont croisé dans le coin en souvenir du sauveteur qui tenta de sauver ses passagers au péril de sa vie. Il y a aussi des pédalos loués à prix d’or sur le port et la plage pour l’occasion. Sur l’un d’entre eux, Damien et Christelle assistent solennellement à l’évènement. Ils ont écouté en boucle la chanson de Bobbie Gentry dans le baladeur retrouvé de Jean-Michel. Ils n’ont pourtant à la bouche que la présence incongrue d’une couronne mortuaire arrivée des États-Unis par FedEx au centre nautique de la piscine. Personne ne l’a vue de près et ils sont consternés devant la grande couronne que déposent le directeur du centre nautique, le maire et les officiels à la surface de l’eau. Ils croient rêver et Damien ajuste ses jumelles pour s’en assurer. Mais c’est bien ça.
« Ce bâtard, lâche Damien. Il a bien caché son jeu !
- Il n’a rien caché du tout, dit Christelle. Il l’a toujours répété. Il n’était pas capable de mentir… »
Elle prend les jumelles des mains de Damien pour s’en assurer une dernière fois. C’est bien ça. Sur la banderole qui entoure la gigantesque couronne, il est inscrit en anglais : « To our best colleague and friend. We ´ll miss you. RIP. » et signé : « Los Angeles County Lifeguards, Mitch, CJ, and co » Jean-Mitch ne racontait pas de connerie : il avait bien travaillé sur les plages de Malibu. Ils en sont comme deux ronds de bouteille et trinquent au souvenir de leur ami avec une bouteille de Malibu sortie de la glacière. L’eau qui se reflète sur la bouteille blanche fait miroiter le orange du soleil couchant pendant un court instant. Ils entendent un choc contre la coque à tribord et se retournent d’un seul mouvement.
Jean-Mitch est là qui reprend son souffle.
« Je pouvais plus retenir ma respiration ! il désigne la bouteille : Mon royaume pour une gorgée, faites-moi boire ! »
Il ne se gêne pas. Il arrête sa planche et se débraguette pour uriner dans le lac depuis les pierres du bord. Il chancelle, termine et se secoue avant de repartir. Il a l’air décidé dans la torpeur qui l’agite et l’empêche de rouler droit. Un peu plus loin, il a rendez-vous et s’arrête. Il a rendez-vous chez Christelle. Sa collègue. La seule personne du service à ne pas l’avoir rejeté quand il est arrivé. Il racontait à qui voulait l’entendre qu’il revenait de Los Angeles, Californie. Il a assuré avoir travaillé comme nageur sauveteur pour le comté de L.A. Il dit « Eleille ». Il se la pète ou il ne se rend pas compte ?
Il a été engagé par la commune au début de l’été pour surveiller le centre nautique municipal. Il roule dans une R5 pourrie. Il n’a pas une gueule de sauveteur californien. Il travaille avec Christelle et toute une équipe de jeunes gars musclés, bronzés et les cheveux longs jaloux de lui. Il se fait appeler Jean-Mitch.
Ses collègues disent Bochaton à l’américaine : ça donne « Bocatone ». Au début il en a ri avec eux, par naïveté, avant de vite comprendre qu’ils se moquaient. Ces types se tapent les plus belles filles et pas lui. Il est quand même mignon, quelque part. Il a du charme. Mais il n’a pas d’estime de soi. C’est pour ça qu’il a plongé dans cette nouvelle boisson alcoolisée comme du grand plongeoir à la plage de la piscine : aucune assurance sur l’avenir mais il y est allé. Christelle l’apprécie mais Christelle est la plus belle des filles du service et Christelle est entourée par cette cour galante de jeunes types. Ils se sont connus il y a quelques années quand ils ont fait leur première saison.
Jean-Michel sait que toute la bande sera chez Christelle, ou au moins une partie. Damien sera là, c’est presque certain. Damien, le plus vieux de l’équipe, le plus beau gosse. Damien le chef. Il a travaillé sur les plages de l’Atlantique avant de revenir ici. Ça fait six ans. Il s’est déjà tapé Christelle plusieurs fois, a appris Jean-Michel. Mais depuis le début de l’été, elle fait mariner Damien. Au début de l’été, Jean-Mitch le Californien est arrivé et Christelle n’a eu plus d’yeux que pour lui. Il y croit. Mais Christelle se tape d’autres mecs et Damien continue d’en vouloir à Jean-Mitch Bocatone.
Jean-Michel sonne à l’interphone en bas. On lui ouvre, il monte les 3 étages à pieds, la porte d’entrée est entrouverte. Christelle se jette dans ses bras.
« Oh merci d’être venu Jean-Mitch ! »
C’est l’anniversaire de Christelle et elle est déjà beurrée. Dans le petit appartement, se trouve une quinzaine de jeunes adultes, la fumée remplit les pièces. Sur toutes les tables, dans tous les coins, entre les canettes de bière, on retrouve cette même bouteille à l’étiquette blanche au soleil couchant. Jean-Michel agite la bouteille qu’il a emportée et crie « Alerte au malibu ! » Damien lui fait une accolade. L’accolade frappe le nouveau venu sur ses coups de soleil aux omoplates. C’est fin juillet. Le soleil tape dur même dans cette région somme toute septentrionale.
« Mon coup de soleil, il fait en se frottant.
- Tu parles d’un sauveteur californien, dit Damien. Bourré du matin au soir et il craint le soleil. » il dit assez fort pour que tout le monde l’entende. Les rires éclatent. Jean-Michel aussi. Christelle le regarde avec tendresse. Elle fait
« Vous êtes que des cons ! » et prend Damien par la taille. Ce soir elle a décidé de se laisser aller. C’est sa fête, elle peut se lâcher. C’est une fille de vingt-six ans, bronzée elle aussi, élancée et sportive. Son ventre un peu rond accuse le coup des bières qu’elle aime boire, le Malibu coco et les cernes sous ses yeux des fêtes tardives, de la vie de bohème dans ce lieu idyllique. Quelqu’un a pris la planche de skate de Jean-Michel. Il fait tourner une roue et lui fait : « C’est quoi leur dureté ?
- 90A, dit Jean-Michel, qui regarde Damien enlacer Christelle et Christelle se laisser faire.
- Ah ouais ? Comme Chris, alors ! Jean-Michel fait l’étonné.
- C’est vrai ? il regarde le décolleté vaporeux de l’hôtesse, le soutien-gorge fuchsia qui apparaît sous les bretelles du débardeur sexy.
- Tu savais pas ? Tu m’étonnes, Jean-Mitch ! Tu l’as pas baisée ? »
Jean-Michel est déçu et vexé. Il attrape une bouteille de Malibu, bien décidé à lui faire sa fête. Damien, dans les bras de Christelle, se félicite. Ce Jean-Mitch est un cave. Damien profite de son succès. Et devient tendre avec lui.
« Laisse-le, Marco, tu vois bien qu’il est trop timide ! Allez, Mitch, tu nous joues un morceau ? »
La guitare sèche est déjà dans les mains de Jean-Michel. « Je joue quoi ?
- Ce que tu veux, lui dit Christelle. Fais-nous rêver ! » Elle lui fait des yeux doux et fous et Jean-Michel la regarde serrer plus encore Damien. Damien est aux anges. Jean-Michel plaque quelques accords folk et commence à chanter : « It was the third of June, another sleepy, dusty Delta day... » Ode to Billy Joe de Bobby Gentry. Il emballe tout le monde avec cette chanson et ce qu’il y dit. Mais personne ne semble comprendre le fond des paroles. Tout le monde l’acclame à la fin et il arrive même l’impensable : Damien se prend d’affection pour Jean-Mitch. On le traite de charlatan mais on l’adore. Il fait un peu mascotte, il joue diablement bien la guitare et chante comme un dieu. Mais qu’est-ce que peut bien vouloir dire cette chanson ? Damien n’en a plus rien à faire quand il réussit à coucher avec Christelle un peu plus tard. Jean-Michel finit bien éméché. Il a terminé toutes les bouteilles qu’il a trouvées. Tout est bien qui finit bien, pense-t-il au moment de sombrer.
Au matin la gueule de bois ne l’empêche en rien de remonter son skate pour traverser la ville dans l'autre sens. Il a repris le chemin de la piscine. On l’affecte à l’ouverture sur l’arrivée du toboggan. Les lunettes de soleil vissées sur ses yeux hébétés, il troque sa chemise hawaïenne pour le t-shirt bleu ciel des sauveteurs de la commune et le bermuda en jean pour le short de bains jaune. Les doigts de pied en éventail dans ses tongs, le bob bas sur les yeux, il rêvasse a des lendemains qui chantent et a un verre rempli de glace et de malibu coco pour contrer le mal de crâne. Christelle est en retard. Elle n’est pas bien fringante elle non plus mais Jean-Michel l’a trouvée aussi sexy et craquante qu’une bouteille de malibu qui sort du congelo, couverte de buée.
En guise de buée c’est la sueur de Chris et à la place de l’odeur sirupeuse, celle de ses relents d’alcool repassé qui font autant envie à Jean-Michel de lui lécher le cou que d’avaler de grandes lampées de sa boisson préférée. Ils sont tous deux affectés ensuite à la surveillance de la plage sur le lac, les plongeoirs et le reste. Ils montent sur la chaise haute. Les baigneurs sont de plus en plus nombreux. Ils essaiment, étendent leurs serviettes et leurs nattes, jouent à la raquette dans l’herbe, bronzent tranquillement. Quand il ne reluque pas les jolis culs ou les seins des filles topless, Jean-Michel compte les bouteilles de malibu sorties des glacières et plus ou moins cachées dans des housses isotherme ou du simple papier marron. Les gendarmes passent à deux entre les baigneurs. Ils ont le képi haut sur le crâne suant. Ils dressent contravention aux buveurs de malibu.
« Fait chier cette interdiction », dit Christelle.
Elle pense à la même chose que lui. C’est tombé sur eux dès le début de l’été. Arrêté préfectoral pour l’interdiction de l’alcool dans les lieux publics en-dehors des établissements assermentés.
« On l’interdit partout, fait Jean-Mitch
- Même les plages !
- C’est dégueulasse ! »
Les lycéens cachent les bouteilles dans leurs casiers, les femmes au foyer se libèrent grâce au malibu, leurs époux se l’aliènent sur leurs lieux de travail.
« Il paraît qu’une aide-soignante en a fait entrer à la maison de retraite...
- Oui, ça fait de bonnes raisons au vieux d’oublier qu’ils ont tout à oublier. »
On oublie la soirée de la veille. Ce qu’on a soi-même à oublier, à gagner à rester. Les gendarmes qui passent trois à quatre fois par jour verbaliser les contrevenants. Bientôt l'alcool sera surtaxé. Jean-Michel sourit derrière ses lunettes noires. L’intérêt de la population prend une tournure épidémique et épique. À quand les flics qui se torcheront au malibu comme ils le font encore à l’Amstel et au Ricard ? L’armée retournera contre elle ses canons.
Il n’est pas loquace avec Christelle aujourd’hui. Il lui en veut pour hier soir. Il aimerait pardonner mais il a juste hâte de terminer son service pour tremper enfin ses lèvres dans le nectar sucré. Il ressasse les paroles de la chanson. Billie Joe's jumped off the Tallahatchie Bridge. Il a des idées floues. Le manque.
Trois heures de l’après-midi. Il a échangé sa tenue de sauveteur pour sa tenue de tous les jours et remisé le t-shirt et le short dans son sac à dos. Il est au Casino et dévalise le frigo sponsorisé de sa dernière bouteille de malibu coco. Il fait une chaleur à crever. Il ne va pas rentrer tout de suite dans sa tanière d’ours surchauffée. Il enroule sa bouteille dans du papier marron et redescend vers le lac. Il la débouche sur un banc, lape plusieurs gorgées. Il repense à Christelle. Son odeur musquée qui cachait celle du malibu d’hier soir. Il voit sa nuque dégagée, elle secoue ses longs cheveux châtains quand elle sort de l’eau. Ses seins rebondissent quand elle court sur le quai. Jean-Michel secoue la tête pour effacer ses pensées. Il skate sur les quais, prend juste assez de vitesse, louvoie entre les piétons, insulte un caniche qui se traîne sous ses roues. Il ne verra jamais le 90A de Christelle. Il laisse la douceur de la brise l’imprégner dans son dos, il la laisse s’infiltrer dans ses manches, sous sa chemise. Il voit le lac briller sous le soleil qui descend à l’ouest. Sa surface se ride de minuscules vaguelettes. Debout sur les rochers, il a vidé sa bouteille. Elle glisse de ses mains, rebondit, se brise et disparaît dans les flots.
Jean-Michel monte chez Shopi, rafle une bouteille de Malibu, la cache dans sa ceinture, rabat la chemise par-dessus. Chez le loueur de pédalos du quai, il emprunte une embarcation.
« Attention à la houle ! » lui fait son copain d’enfance qui y passe ses étés depuis bientôt quinze ans. Sourire aux lèvres, Jean-Michel s’éloigne rapidement du bord en poussant ferme sur les pédales. Quand il est assez loin, il débouche sa bouteille et peut enfin savourer le moment. Il a enlevé sa chemise, s’est mouillé la nuque et laisse maintenant ses pieds tremper dans l’eau tiède. Son walkman dispense son surf rock cool. Il cherche la chanson de Bobbie Gentry sur l’autre face, trouve Nina Simone. Il se laisse bercer au gré des vaguelettes. Il somnole, tète sa boisson par intermittence.
C’est sans compter sur le bateau La Riviera Vaudoise exploité par la Compagnie Générale de Navigation sur le lac. C’est un bateau à roue à aube Belle Époque qui participe au rêve de Jean-Michel. Il se voit, Tom Swayer sur son radeau au milieu du Mississippi. Les chansons du delta du Mississippi le font errer sur ses flots grisâtres. Il entend enfin l'Ode to Billy Joe et imagine le pont de la Tallahatchie d’où s’est jeté l’amant de la narratrice.
Sur La Riviera Vaudoise, Gérard Ouchy son capitaine, est légèrement en train de se laisser aller. Sa femme est partie avec leurs trois enfants. Il ne lui reste que son boulot et ce bateau magnifique. Il boit, à petites gorgées, sur la passerelle de La Riviera Vaudoise dressée fièrement quatre mètres cinquante au dessus de la surface. Heureusement qu’il lui reste le Malibu coco pour supporter la vie. Le capitaine Ouchy a été atteint par le virus. La tentation sirupeuse du Malibu coco a fait de lui l’homme le plus malheureux et le plus heureux de cet été sur le lac. Il a atteint un point de non-retour, à la vérité. Il a atteint un tel niveau d’addiction et à vrai dire, d’empoisonnement, qu’il va non seulement se tuer à moyen terme mais aussi tuer, à très court terme.
La suite, on la devine.
Il fait lourd cette après-midi sur le lac Léman. Le vent forcit légèrement. Trop légèrement pour ne pas alerter le capitaine Ouchy. Torse nu sur son pédalo, Jean-Michel Bochaton a lui bien senti cette nouvelle brise de fraîcheur. Son embarcation subit légèrement le ballottement latéral dû au forcissement de la houle. Rien d’alarmant. Il a terminé sa bouteille et ne va pas tarder à rentrer au port.
Il se passe la main sur le torse. « Et merde », il fait en voyant la trace blanche laissée par ses doigts sur sa peau rouge. Il va encore se taper une vacherie de coup de soleil ce soir. Il n’a pas le temps de s’épancher plus longtemps sur sa santé. Sa vie va se trouver bouleversée d’un instant à l’autre et, à vrai dire, cesser. Aussi brusquement et maladroitement que casse sur les rochers de la grève une bouteille mal tenue en main.
La Riviera Vaudoise est en direction de l’embarcadère. A un demi-mille nautique, six-cent, sept-cent mètres. Le capitaine Ouchy, s’il n’a pas vu le changement du vent, sait ce qu’il doit faire pour accoster. Des gestes mille fois répétés. Il sait ce qu’il a à faire. Et s’il l’oubliait, son corps agirait à sa place. Et s’il n’en était pas capable lui non plus, ses hommes d’équipage sauraient, eux. Il envoie un coup de corne de brume pour prévenir les retardataires et faire rêver les promeneurs.
C’est sans compter sur la présence dans les parages de La Savoie. La barque à voile latine traditionnelle est une fidèle réplique de celles qui naviguaient jusqu’au début du vingtième siècle sur le lac. Si elle remplace souvent ses voiles par les moteurs diesel cachés sous son pont arrière, son tonnage n’en est pas moins équivalent à quatre vingt mille bouteilles de Malibu coco, pense Jean-Mitch qui a eu droit à sa croisière touristique. Sa construction a terminé moins d'un an plus tôt sur un chantier non loin d’ici et va rencontrer d’un peu trop près et un peu trop fort le bateau à roue à aube La Riviera Vaudoise. Sur sa passerelle, les yeux à moitié ouverts, le capitaine Gérard Ouchy s’endort des rêves quant à lui de paquebot transatlantique.
Jean-Michel Bochaton voit les deux bateaux en approche et ne doute pas un seul instant que le capitaine de la CGN n’a pas vu La Savoie. Pour une fois la barque navigue à voiles. Jean-Michel ne doute pas des ravages du Malibu coco sur la population mais pas un instant il n’a pensé que le capitaine de La Riviera Vaudoise aurait succombé. Lui-même ne se considère pas comme problématique, et c’est bien le problème avec l’alcool. On se croit surhumain. Il ne sait pas qu’il peut agir bêtement et mourir pour des bêtises, parce qu’il n’a pas fait assez attention. Il assiste en direct, hébété, au choc des deux bateaux l’un contre l’autre. La Savoie ouvre une grande brèche sur le flanc de La Riviera Vaudoise. Jean-Michel agit sans réfléchir. Il appuie sur ses pédales en direction de l’accident. Il profite de la courte course pour enfiler son t-shirt bleu ciel de sauveteur. Il est bien décidé à aider ceux qui pourraient l’être. Il est rapidement à son tribord et, sans peur aucune, il agrippe un cordage et saute sur le pont. Il prête main forte aux deux mariniers pour descendre les canots de sauvetage.
La panique a gagné les passagers. Il y a là en majorité des touristes et des curistes. Les travailleurs frontaliers pendulaires sont blasés. Ils soufflent fort. Les touristes et les curistes sont vieux et impotents. Ils connaissent le président de la confédération helvétique et l’âge du capitaine. Ils croient pouvoir résoudre l’équation à une inconnue et savent qu’ils ne couleront pas. Ils ne savent pas que le capitaine n’a rien saisi de l’urgence. Le Titanic est insubmersible. Une crise de démence lui fait voir, non pas un éléphant rose mais le pont du célèbre paquebot enlevé par un iceberg, un grand et gros iceberg avec ses grandes voiles blanches agressives et son éperon aiguisé qui emporte la coque de son fier bateau à roue à aube. Il a enfin obtenu son paquebot transatlantique. Le capitaine Ouchy se croit prêt à mourir à la barre.
La Savoie, maintenant à vingt mètres de La Riviera Vaudoise, s’en sort mieux. Elle est tirée d’affaire, convient-il de dire, et ses passagers et ses membres d’équipage. Ce n’est pas le cas de La Riviera Vaudoise qui s’enfonce dans l’eau. Les secours arrivent. Un canot hors-bord est en approche. Damien et Christelle à son bord, en renfort. Ils arrivent à temps pour voir.
C’est l’accident.
Une mauvaise manipulation, c’est le choc. Jean-Mitch a chuté dans l’eau. Il les a vus arriver, de loin mais au lieu de leur faire signe, ils ne comprennent pas ce qu’il s’est passé. Il est tombé à l’eau. Comme dans sa chanson, le con. Damien a plongé immédiatement en jurant. Mais le corps chargé de Malibu est lourd et s’enfonce rapidement vers le fond du lac, profond à cet endroit de trente-quatre mètres. Christelle rejoint Damien sous l’eau. Sans succès. La vedette des sapeurs-pompiers arrive rapidement. Ils ont l’équipement de plongée. Ils ne retrouvent pas Jean-Michel. Ils reprennent l’aide aux passagers de La Riviera Vaudoise. Tous sont bientôt saufs sur les canots. Le magnifique bateau à roues à aube termine de sombrer, vestige d'une époque révolue où l'on savait jouir. Il emporte avec lui une personne, le valeureux sauveteur plein comme une huître Jean-Michel Bochaton. Le capitaine Ouchy est sauvé lui aussi, in extremis, par un pompier venu à sa recherche. Il a été retrouvé, effondré au sol derrière la barre de gouvernail. Dans un sommeil profond. Il ne verra pas sombrer son fidèle vaisseau, témoin de ses errements.
Une semaine plus tard, le corps de Jean-Michel n’a pas été retrouvé. Une cérémonie est organisée en son honneur, à l’issue de laquelle il est prévu de déposer des gerbes sur les lieux du drame. Il y a de nombreuses embarcations, dont le canot du service des sauveteurs de la piscine, les vedettes de la SNSM, des pompiers et de la gendarmerie. Plusieurs bateaux de la CGN, aussi et moins anciens que La Riviera Vaudoise ont croisé dans le coin en souvenir du sauveteur qui tenta de sauver ses passagers au péril de sa vie. Il y a aussi des pédalos loués à prix d’or sur le port et la plage pour l’occasion. Sur l’un d’entre eux, Damien et Christelle assistent solennellement à l’évènement. Ils ont écouté en boucle la chanson de Bobbie Gentry dans le baladeur retrouvé de Jean-Michel. Ils n’ont pourtant à la bouche que la présence incongrue d’une couronne mortuaire arrivée des États-Unis par FedEx au centre nautique de la piscine. Personne ne l’a vue de près et ils sont consternés devant la grande couronne que déposent le directeur du centre nautique, le maire et les officiels à la surface de l’eau. Ils croient rêver et Damien ajuste ses jumelles pour s’en assurer. Mais c’est bien ça.
« Ce bâtard, lâche Damien. Il a bien caché son jeu !
- Il n’a rien caché du tout, dit Christelle. Il l’a toujours répété. Il n’était pas capable de mentir… »
Elle prend les jumelles des mains de Damien pour s’en assurer une dernière fois. C’est bien ça. Sur la banderole qui entoure la gigantesque couronne, il est inscrit en anglais : « To our best colleague and friend. We ´ll miss you. RIP. » et signé : « Los Angeles County Lifeguards, Mitch, CJ, and co » Jean-Mitch ne racontait pas de connerie : il avait bien travaillé sur les plages de Malibu. Ils en sont comme deux ronds de bouteille et trinquent au souvenir de leur ami avec une bouteille de Malibu sortie de la glacière. L’eau qui se reflète sur la bouteille blanche fait miroiter le orange du soleil couchant pendant un court instant. Ils entendent un choc contre la coque à tribord et se retournent d’un seul mouvement.
Jean-Mitch est là qui reprend son souffle.
« Je pouvais plus retenir ma respiration ! il désigne la bouteille : Mon royaume pour une gorgée, faites-moi boire ! »