C’est la nuit du 31. L’appartement des frères Galatée, qui se tient aujourd’hui au dernier étage du marché au beurre, est plein comme un œuf. Dehors, il pleut de ces petits crachins tièdes qui mouillent à peine l’enduit responsif de l’édifice en forme de pyramide tronquée, noire et luisante. D’une pièce à l'autre, les atmosphères se télescopent en-dessous des réflecteurs à cauchemars, au-dessus du parquet point de Hongrie. Mille pièces mille ambiances mille chances d’en finir avec son anévrisme.
Personne ne s’entend parler d’ailleurs personne n’a vraiment rien d’intéressant à dire en dehors des transactions qui fusent comme des feux d’artifice lancés n’importe comment. Il faut dire que le terrain jouit de l’homologation de la police coutumière et des têtes de série du gouvernement de Capitale. Ici, on s’enfile une mesure d’émois en sachet contre quelques jetons dans un salon aux parures exotiques, panthères d’albâtre, palmes en laiton, lampes de verre ananas. Là, on négocie devant un bête urinoir en grès le transfert par navette rapide de cinq-cents coffrets de NEIGE à destination des ingénieurs lunaires qui décidément n’ont pas la frite en ce moment. Alliée historique des frères Galatée, BioGenèse veille à la bonne marche de l'approvisionnement en neuropsychotropes techniques (NEIGE, sub à usage industriel, starters militaires) main dans la main avec la coutumière qui s’assure de bien graisser les rouages, de superviser la circulation des neurofeeds d’agrément et d’entretenir consciencieusement les fermes à protégés qui rejettent comme déchets les abonnés absents.
Il n’y a pas de contrôle à l’entrée ici, n’importe qui peut entrer chez les frères Galatée. Le pognon est de tous temps le meilleur des agents de sécurité. De fait, n’importe qui entre chez les frères Galatée.
Debout face au canapé vert en peau d’animal véritable, le lieutenant Stella oscille un peu mais seulement de l’intérieur. De l’extérieur, c’est un bloc de brutalité inerte. Un genre d’obus non explosé. D’ailleurs, si les témoins présents enregistrent pour l’éternité dans leur cerveau congelé par la peur le morceau de mento qui dégouline paresseusement sur le papier peint à fleurs, personne ne voit qu’il danse. Le gosse assis sur le canapé sue à grosses gouttes et sa copine à côté de lui n’en mène pas large. Quel âge leur donner : seize ans pour lui, dix-huit pour elle, à tout casser. Stella note les cheveux filasses et le teint périmé caractéristique des abonnés absents chez elle. Le gosse a pour lui les cicatrices en forme de U sur le crâne typiques des gamins éjectés des centres de récup pour mineurs. Du tout venant, pour Stella. Mais il est dans sa période ne rien laisser passer.
Alors il ne laisse rien passer. Surtout pas les écarts de langage. Et surtout pas de la part d’une erreur de recyclage comme ce gosse. En plus, il sait que Jeff Cairns est là, quelque part. Il aimerait bien lui laisser un mot.
Stella sent bien qu’il est le centre d’attention de la vingtaine de personnes qui se retrouvent coincées dans cette pièce sans avoir rien demandé d’autre que quelques tubes de starter fournis avec les compliments de l’unité neuropsychotropes de la police coutumière. Il sent bien que ces vingt personnes ont l’impression qu'on leur a vendu sous la menace un tour de manège sur un grand huit foireux et prêt à crasher au moindre coup de vent. Ça ne le dérange pas, bien sûr. Stella aime être le centre de l’attention, surtout quand il opère une mise au point. Les vingt convives présents veilleront à polir son image de marque. C’est leur raison d’être, après tout. Ça et aussi porter son petit message à Jeff Cairns.
Stella remue un peu, assure ses appuis, et l’air se raréfie encore dans la pièce qui commence de plus en plus à sentir la sueur et la panique générale. D’ailleurs, plus personne ne respire ici depuis un petit moment. Il change de main, privilège des ambidextres et le gosse ferme les yeux. Le regard de Cheveux filasses est ailleurs, comme happé par une expérience extra-corporelle, ses yeux pâles recouverts du film de mercure de la sub qui commence à se fissurer. Stella demande au gosse aussi doucement que possible, pour ne pas heurter un public à deux doigts du rendez-vous syncopal :
- Alors on est d’accord ?
Le gosse ne réagit pas. Il va peut-être s'étouffer, se dit Stella. Ou vomir sur ses chaussures, ce qui serait pire. En homme d’expérience, il recule de quelques millimètres et répète sa question :
- On est d’accord ? C’est lieutenant, et pas monsieur, petit. Tu as compris ?
Le gamin hoche la tête en prenant d’infinies précautions pour ne pas gâter l’émail tout neuf de ses dents de petite frappe à peine sortie de l’oeuf. Les larmes tracent des sillons de paillettes animées sur ses joues.
- Bien. Maintenant tu peux t’en aller, laisse tomber Stella en désarmant le chien de son antique pétoire et essuyant son canon dans le blouson du gamin.
Tout le monde dans la pièce prend l’injonction personnellement. En cinq secondes, c’est le désert. Ils ne sont pas près d’oublier cette nuit du nouvel an. Stella non plus, mais pour des raisons purement physiologiques.
Stella laisse encore le son du mento l’entraîner dans sa danse intérieure quand une voix jeune et éraillée détruit la magie :
- Et alors cette NEIGE, elle est à combien, lieutenant ?
Cheveux filasses le regarde fixement depuis le canapé. Elle a l’air parfaitement lucide.
Stella s’assied à côté d’elle sur le canapé.
- C’est ton copain ? Ton frangin ?
- Nan. Mon binôme. On brise des trucs ensemble.
- Des trucs. Quel genre de truc ?
Cheveux filasses perd de sa superbe. Elle paraît d’un coup très très lasse. Stella remarque qu’elle fait plus que son âge.
- Des cases à sub. Les quais de chargement où il y a des caisses de starters date limite, tout ça. J’espère que ça te dérange pas, hein, lieutenant.
- Oh non, t’inquiète pas. Les protégés comme toi, ils servent toujours à quelque chose. Il faut bien quelqu’un pour trier les ordures. Mais je me demande un truc, cette NEIGE, à quoi elle pourrait bien te servir ? Mmmh ?
- Oh ben ça c’est une idée de mon binôme, là. Il a toujours plein d’idées. Je me rappelle pas bien. J’ai la mémoire qui flanche, c’est fou.
- A ton âge ça ne devrait pas arriver.
- Mmmh c’est sûr.
Lentement les gens refluent vers le salon où ils sont assis, remplissent les sièges, comme au spectacle. Stella apprécie avoir un public.
- Moi je me rappelle de tout.
- De tout.
- Oui. De tout. Absolument de tout. Tout le temps.
- Ah. Ça doit être un peu encombré là-dedans alors.
Elle pointe gentiment l’index vers sa tête à lui en souriant. Il lui rend son sourire.
- Un peu oui. J'ai une M.A.H.S.
- Une masse ? Où ça ? Tu vas mourir ?
Personne ne s’entend parler d’ailleurs personne n’a vraiment rien d’intéressant à dire en dehors des transactions qui fusent comme des feux d’artifice lancés n’importe comment. Il faut dire que le terrain jouit de l’homologation de la police coutumière et des têtes de série du gouvernement de Capitale. Ici, on s’enfile une mesure d’émois en sachet contre quelques jetons dans un salon aux parures exotiques, panthères d’albâtre, palmes en laiton, lampes de verre ananas. Là, on négocie devant un bête urinoir en grès le transfert par navette rapide de cinq-cents coffrets de NEIGE à destination des ingénieurs lunaires qui décidément n’ont pas la frite en ce moment. Alliée historique des frères Galatée, BioGenèse veille à la bonne marche de l'approvisionnement en neuropsychotropes techniques (NEIGE, sub à usage industriel, starters militaires) main dans la main avec la coutumière qui s’assure de bien graisser les rouages, de superviser la circulation des neurofeeds d’agrément et d’entretenir consciencieusement les fermes à protégés qui rejettent comme déchets les abonnés absents.
Il n’y a pas de contrôle à l’entrée ici, n’importe qui peut entrer chez les frères Galatée. Le pognon est de tous temps le meilleur des agents de sécurité. De fait, n’importe qui entre chez les frères Galatée.
Debout face au canapé vert en peau d’animal véritable, le lieutenant Stella oscille un peu mais seulement de l’intérieur. De l’extérieur, c’est un bloc de brutalité inerte. Un genre d’obus non explosé. D’ailleurs, si les témoins présents enregistrent pour l’éternité dans leur cerveau congelé par la peur le morceau de mento qui dégouline paresseusement sur le papier peint à fleurs, personne ne voit qu’il danse. Le gosse assis sur le canapé sue à grosses gouttes et sa copine à côté de lui n’en mène pas large. Quel âge leur donner : seize ans pour lui, dix-huit pour elle, à tout casser. Stella note les cheveux filasses et le teint périmé caractéristique des abonnés absents chez elle. Le gosse a pour lui les cicatrices en forme de U sur le crâne typiques des gamins éjectés des centres de récup pour mineurs. Du tout venant, pour Stella. Mais il est dans sa période ne rien laisser passer.
Alors il ne laisse rien passer. Surtout pas les écarts de langage. Et surtout pas de la part d’une erreur de recyclage comme ce gosse. En plus, il sait que Jeff Cairns est là, quelque part. Il aimerait bien lui laisser un mot.
Stella sent bien qu’il est le centre d’attention de la vingtaine de personnes qui se retrouvent coincées dans cette pièce sans avoir rien demandé d’autre que quelques tubes de starter fournis avec les compliments de l’unité neuropsychotropes de la police coutumière. Il sent bien que ces vingt personnes ont l’impression qu'on leur a vendu sous la menace un tour de manège sur un grand huit foireux et prêt à crasher au moindre coup de vent. Ça ne le dérange pas, bien sûr. Stella aime être le centre de l’attention, surtout quand il opère une mise au point. Les vingt convives présents veilleront à polir son image de marque. C’est leur raison d’être, après tout. Ça et aussi porter son petit message à Jeff Cairns.
Stella remue un peu, assure ses appuis, et l’air se raréfie encore dans la pièce qui commence de plus en plus à sentir la sueur et la panique générale. D’ailleurs, plus personne ne respire ici depuis un petit moment. Il change de main, privilège des ambidextres et le gosse ferme les yeux. Le regard de Cheveux filasses est ailleurs, comme happé par une expérience extra-corporelle, ses yeux pâles recouverts du film de mercure de la sub qui commence à se fissurer. Stella demande au gosse aussi doucement que possible, pour ne pas heurter un public à deux doigts du rendez-vous syncopal :
- Alors on est d’accord ?
Le gosse ne réagit pas. Il va peut-être s'étouffer, se dit Stella. Ou vomir sur ses chaussures, ce qui serait pire. En homme d’expérience, il recule de quelques millimètres et répète sa question :
- On est d’accord ? C’est lieutenant, et pas monsieur, petit. Tu as compris ?
Le gamin hoche la tête en prenant d’infinies précautions pour ne pas gâter l’émail tout neuf de ses dents de petite frappe à peine sortie de l’oeuf. Les larmes tracent des sillons de paillettes animées sur ses joues.
- Bien. Maintenant tu peux t’en aller, laisse tomber Stella en désarmant le chien de son antique pétoire et essuyant son canon dans le blouson du gamin.
Tout le monde dans la pièce prend l’injonction personnellement. En cinq secondes, c’est le désert. Ils ne sont pas près d’oublier cette nuit du nouvel an. Stella non plus, mais pour des raisons purement physiologiques.
Stella laisse encore le son du mento l’entraîner dans sa danse intérieure quand une voix jeune et éraillée détruit la magie :
- Et alors cette NEIGE, elle est à combien, lieutenant ?
Cheveux filasses le regarde fixement depuis le canapé. Elle a l’air parfaitement lucide.
Stella s’assied à côté d’elle sur le canapé.
- C’est ton copain ? Ton frangin ?
- Nan. Mon binôme. On brise des trucs ensemble.
- Des trucs. Quel genre de truc ?
Cheveux filasses perd de sa superbe. Elle paraît d’un coup très très lasse. Stella remarque qu’elle fait plus que son âge.
- Des cases à sub. Les quais de chargement où il y a des caisses de starters date limite, tout ça. J’espère que ça te dérange pas, hein, lieutenant.
- Oh non, t’inquiète pas. Les protégés comme toi, ils servent toujours à quelque chose. Il faut bien quelqu’un pour trier les ordures. Mais je me demande un truc, cette NEIGE, à quoi elle pourrait bien te servir ? Mmmh ?
- Oh ben ça c’est une idée de mon binôme, là. Il a toujours plein d’idées. Je me rappelle pas bien. J’ai la mémoire qui flanche, c’est fou.
- A ton âge ça ne devrait pas arriver.
- Mmmh c’est sûr.
Lentement les gens refluent vers le salon où ils sont assis, remplissent les sièges, comme au spectacle. Stella apprécie avoir un public.
- Moi je me rappelle de tout.
- De tout.
- Oui. De tout. Absolument de tout. Tout le temps.
- Ah. Ça doit être un peu encombré là-dedans alors.
Elle pointe gentiment l’index vers sa tête à lui en souriant. Il lui rend son sourire.
- Un peu oui. J'ai une M.A.H.S.
- Une masse ? Où ça ? Tu vas mourir ?