Et d'ailleurs, il l'avait vu, n'est-ce pas ? Lorsqu'il était arrivé à la fin de la diaclase et débouché sur la grande salle, il avait vraiment vu ce... cette forme. Une silhouette de brume noire, longiligne et voilée, flottant de l'autre côté du bassin. Le faisceau de sa lampe avait balayé la salle de gauche à droite et son œil avait eu le temps de percevoir cette anomalie dans le tableau mis en lumière. La gorge sèche, il avait aussitôt songé à cette manie qu'on certaines personnes de chercher des visages dans les murs crépis, dans les plis d'une draperie, les boursouflures d'une peinture écaillée. Certains les cherchaient dans les nuages, dans la nature, dans le tronc d'un arbre, un feuillage bizarrement taillé, dans un amas rocheux. D'autres ne les voyaient que dans cette couche de vernis qui semble parer le réel d'une tessiture artificielle, un tissu, un tapis, une couche de papier peint. Il s'était renseigné sur le phénomène et il avait découvert qu'un petit malin lui avait donné le nom de paréidolie. De toute façon, on pouvait presque tout nommer. Jusqu'à la moindre incartade par rapport à la ligne de vie que chacun devait suivre pour éviter de perdre pied dans ce grand salamalec qu'était l'existence.
La piste de l'illusion visuelle lui paraissait toutefois ici abusive. Voir un visage, une figure familière dans un paysage ou un élément de décor, c'était une chose. Mais il n'y avait rien de familier dans cette espèce de vapeur noire qui semblait faire du surplace. Il avait décidé de l'ignorer. Son œil l'avait à peine effleurée que déjà son cerveau lui dictait l'ordre de passer outre, de la ranger illico dans la catégorie des phosphènes et des chimères. Oui, ça faisait deux catégories bien distinctes, il le savait, mais il savait surtout qu'il fallait protéger Axel. S'il s'affolait sur une chiure de mouche sortie de nulle part pour lui pourrir la vue, comment pourrait-il jamais le rassurer.
Alors il avait occupé l'espace sonore, tout en bougeant la tête, caressant les parois de sa lumière virevoltante, insistant sur ce plafond majestueux pour finir sur l'étendue d'eau dans son lit de porcelaine. La lampe était repassée plusieurs fois sur l'endroit où il avait aperçu le filet d'ombre. Il avait même forcé un peu le trait sans que son fils ne saisisse rien de son manège. La silhouette avait disparu. Si elle avait jamais été là, immobile, comme une entité douée de conscience qui déciderait de marquer un temps d'arrêt - pour observer les nouveaux arrivants, par exemple.
A aucun moment Axel n'avait deviné la sombre agitation qui s'était emparé de son père.
Tu l'as vu, pas vrai, tu l'as vu ? Arrête tes conneries, bordel, c'est juste une pliure de l'espace-temps, une échancrure à la con dans ce qui qu'on appelle le réel, le monde tangible, cette foutue réalité dont t'as jamais eu rien à foutre alors pourquoi t'obstiner à y trouver du sens ? Si tu as vu quelque chose, ça ne veut pas dire pour autant qu'il y a quelque chose. C'est une illusion d'optique, ton cerveau qui disjoncte gentiment et qui t'envoie des images incohérentes dans la ligne de mire. En d'autres termes, mon vieux Jean-Ba, tu hallucines sans trop te répandre et dis-toi que ça pourrait être pire alors pense au petit, fichtre de fichtre !
Tandis qu'il s'extasiait à voix haute devant la beauté des draperies au plafond, des parois contrastées, avec cette étrange alternance d'angles et de rondeurs, du fond émaillé sous l'eau transparente, si ostensiblement dénuée de vie, ses voix intérieures s'empoignaient comme des chiffonnières, avec violence, avec mépris. La part rationnelle de Jean-Ba, celle qui s'était effritée avec la drogue et qu'il n'avait pas fini de reconstruire, se cabrait comme un centaure, fustigeant la bêtise de son autre moi, celui qui croyait aux rêves et aux cauchemars, qui se laissait convaincre par la magie des signes et la folie des pseudosciences ou de ce qu'il appelait pudiquement les « nouvelles spiritualités ». Elle lui répétait qu'il se inventait, que ses yeux n'étaient pas fiables, lui rappelant encore et toujours les mots de Pat' à ce sujet : « Nous sommes des êtres impressionnables, n'est-ce pas ? » Il n'y avait rien. Rien du tout.
« Oui mais, » lui disait l'autre voix.
Oui mais quand même.
Oui mais tu n'aurais pas imaginé une colonne de fumée noire dont la taille évoquerait celle d'un homme un peu plus grand que la moyenne, un peu trop maigre pour sa taille, si immobile et pourtant si évanescent à la fois. Tu n'aurais jamais pu imaginer ça parce que ton imagination n'a jamais été capable de créer ce type d'abstraction. Tu as déjà entendu des choses. Tu as cru voir des personnes, des animaux, voire des insectes. Mais ça, ce n'est pas toi. Ce. N'est. Pas.Toi.
Et Axel lui-même qui venait de proférer cette incongruité sans nom. Sur le ton de l'évidence. Celle qu'on ne remet pas en question parce que, justement, il ne viendrait à personne l'idée de douter de ce que l'on sait déjà, de ce que l'on sait tous, même si on n'ose pas se l'avouer.
Ce fut pourtant la part la plus terre-à-terre de Jean-Ba qui prit alors la parole.
« Qu'est-ce que tu racontes, Axel ? Il n'y a personne ici. Tu vois bien qu'on est seuls. Si c'est encore cette histoire de petit caillou de tout à l'heure, franchement... »
Axel secoua la tête violemment. Il y avait là plus qu'une simple dénégation teintée de lassitude. Jean-Ba ne s'en aperçut pas ou du moins n'en prit pas la mesure exacte.
Axel était terrifié.
« Non, papa. C'est pas le caillou. C'est plus que ça. Je suis sûr que tu le sens aussi. »
De quoi il parle, ce mioche, putain ! Je comprends rien à ce qu'il me raconte. Balance-lui une bonne volée et qu'on en parle plus !
« Je ne comprends pas un mot de ce que tu bavasses, gamin. »
Silence glacial. A l'image de la voix qui venait de parler. Jean-Ba lui-même ne s'était pas reconnu dans les inflexions quasi métalliques dont il avait chargé chacune de ses syllabes.
Les deux individus se regardèrent longtemps, incapables de proférer le moindre son. Leurs yeux blancs et ronds ne cillaient pas malgré l'éclat des deux frontales. Axel regardait son père et au-delà, Jean-Ba se cherchait dans les yeux de son fils.
La sueur froide qui leur coulait dans le creux des reins eut raison de cet soudaine catalepsie.
« Il faut se secouer, Axel, » commença Jean-Ba en clignant plusieurs fois des yeux. « On a encore rien vu et ce serait quand même cool de sortir d'ici avant qu'il fasse nuit dehors. »
Jean-Ba se dirigeait déjà vers le bord du bassin. Manifestement, il était hors de question d'interrompre la visite. Au grand dam du petit, qui n'en croyait pas ses oreilles. La réaction du pater sonnait terriblement faux à ses oreilles. Et les intonations qu'il avait eues juste avant, cette impitoyable froideur, le mot « gamin », qu'il n'employait jamais. Et ce mot, là, il ne le comprenait pas, ne l'avait pas entièrement retenu. « Bav... » C'était de l'argot et ça sonnait agressif, méchant. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer dans la tête de son père ?
Inquiet des ténèbres qui pesaient davantage sur ses épaules, Axel pressa le pas et rejoignit son père. Il y avait autour d'eux beaucoup trop d'ombre, beaucoup trop de placards fermés d'où pouvaient jaillir des monstres, des goules ou des squelettes. Il se souvint du serpent. Cela lui semblait loin maintenant. Pourtant, il se fit la réflexion que le serpent avait peut-être essayé de les prévenir. « N'entrez pas là-dedans. Ici règnent les ténèbres et quelque chose ici attend. »
Il comprit dans un élan de terreur que son père était peut-être en train de perdre la tête, qu'ils vadrouillaient sous une montagne dont sa mère n'avait jamais entendu parler et que personne ne savait où ils se trouvaient. Dans la poche à fermeture éclair de sa combinaison, son petit poing se resserra autour du manche d'un opinel.
On sait jamais. Des fois qu'il y aurait une pomme à peler.
Ou quelque chose d'un peu plus gros.
Ils avaient traversé la salle dans un silence ponctué par les flics-flocs de leurs pas dans les flaques. Au loin résonnait le ronflement de la cascade mais ce n'était qu'un murmure. A peine un bruit blanc. Le père, toujours devant, projetait son ombre mouvante sur les vastes parois au-delà de l'eau cristalline. Sa silhouette, que déformaient le relief des murs et l'éclairage instable, oscillait constamment entre le grotesque et le monstrueux. La lampe du fils n'osait se poser nulle part. Il regardait partout à la fois, tournant et retournant la tête pour réorienter le faisceau de sa frontale. Les ombres chinoises n'en devenaient que plus fugaces et inquiétantes.
Jean-Ba ne disait rien mais ce manège commençait à le perturber. Il aimait les lumières fixes et le calme voluptueux d'une paire de bougies. Cette manie d'éclairer frénétiquement dans tous les coins, ça ne lui semblait pas naturel. Ca le dérangeait à la fois dans sa chair et dans sa façon d'appréhender la spéléologie. Une part de lui se disait que ce n'était ni plus ni moins que du déni. Une forme de lâcheté. Quand on se balade sous terre, on n'a pas peur du noir, nom d'un chien !
« Arrête, s'il te plaît. »
La voix douce. Un peu trop. Fielleuse. La voix de celui qui sait qu'il vaut mieux se tenir parce qu'il lui en faudrait peu pour qu'il bascule dans une colère noire.
Axel avait cessé de marcher. Intrigué, il avait demandé :
« Arrête quoi ? »
Très bref silence. Suffisamment long pour signaler le malaise. Suffisamment court pour l'accentuer.
« Arrête de faire ça, là, avec ta lampe. Ça me gêne.
- Pardon, p'pa. »
Puis Axel avait dégluti et il avait recommencé à marcher. En hâte, comme poussé par les ténèbres derrière lui. Son père était loin devant. Au moins six mètres, peut-être plus. Et il avait eu peur de la grande galerie qui partait sur sa gauche. Celle qui ressemblait à des égouts dans un film d'aventures. Large comme un tunnel de métro, remplie d'une eau qui se perdait au loin et que l'ombre transformait progressivement en une étendue d'encre noire. Une eau sans vaguelettes, sans l'illusion de la vie. Il pouvait surgir n'importe quoi d'un tel passage.
« Papa, il y a quoi là-bas ? »
Jean-Ba n'avait accordé qu'un regard dédaigneux à ces espèces de catacombes.
« Bah, c'est juste la grotte qui continue. Si on avait le temps et des fringues de rechange, ça pourrait être rigolo d'aller par-là. Mais je suis à peu près sûr que ça ne va pas très loin.
- Comment tu le sais, p'pa? »
Nouveau haussement d'épaules du pater qui préférait avancer sans trop se poser de questions.
« J'en sais rien. Je suppose qu'il y aurait du courant si ça communiquait avec autre chose.
- Ah »
Ç’avait été un « ah » de » complaisance, dénué de conviction, poussé d'une petite voix fragile entre deux ahanements. Un cri d'enfant lancé en creux, contre le vent, rendu inaudible par l'absence d'oreilles pour l'entendre et le déplorer. Lui-même n'y songeait guère, occupé à frémir, à renifler dans la pénombre qui lui collait aux talons. Les idées se mélangeaient dans sa tête, traversées d'images empruntées à ses lectures ou aux « films de grands » que lui montraient ses parents, chacun de son côté, selon les règles tacites de la compétition qui s'était imposée entre eux après la séparation.
Dans ce conduit humide dont il n'avait pas réussi à voir la fin alors qu'ils en longeaient l'entrée, qui sait s'il ne grouillait pas des hordes de rats faméliques, prêts à dévorer n'importe quoi. Il imaginait des myriades de petits yeux l'épiant du fond de cette galerie. Des milliers de petites langues léchant des dents pointues, aiguisées comme des lames de rasoir. Attendant le moment de la curée.
Et là, à quelques mètres derrière eux, dans la dense profondeur de l'obscurité la plus noire qu'il eût jamais connu, des tentacules grisâtres, puant la poussière et la viande avariée, rampaient peut-être sur la roche, sur le sol, sur les parois, au-dessus de leur tête. Des créatures dont il ne comprenait pas la morphologie, nées dans un monde sans lumière, sans couleurs.
Il songeait aussi à des hominidés, lointains descendants de tribus troglodytes qui se seraient réfugiées sous terre voici plusieurs millénaires et qui auraient évoluées en monstres aveugles, à l'ouïe et à l'odorat sur-développés. Des espèces de singes cannibales, capables de courir dans le noir et de se glisser dans les interstices qui repoussent les spéléologues confirmés. Se prenant au jeu, il en était à leur attribuer un système de repérage emprunté aux chauves-souris, à base d'ultrasons et de ricochets, lorsqu'il se cogna aux fesses de son père, soudain à l'arrêt.
« Aïe ! »
Tandis qu'il se frottait le nez, sourcils froncés et lèvres pincées en une grimace de mécontentement, Axel observa son père, parfaitement immobile, occupé à balayer de sa frontale la caverne qui les attendait, béante et gigantesque. Le couloir dans lequel ils allaient s'engager s'ouvrait dans la continuité logique de la grande salle et offrait en effet un espace bien supérieur aux tunnels qu'ils avaient empruntés jusque là. D'un diamètre de quatre mètres environ, l'embouchure de la galerie rappelait un tunnel du métro. Sans les rails, sans les quais, sans les distributeurs de bonbons et de sodas.
Mais Jean-Ba restait figé dans une position anormale. Tendu. Il y avait quelque chose de terriblement sec dans la manière qu'il avait de se dévisser le cou pour diriger le rayon de sa lampe en tel ou tel endroit. Rien de particulièrement inquiétant, d'ailleurs, dans ces murs presque aussi lisses que ceux de la salle qu'ils s'apprêtaient à quitter. Dans ces plafonds arrondis, dépourvus d'anfractuosités, de concrétions, ou de protubérances. On aurait pu croire à une excavation humaine, pratiquée à l'aide de machines.
« Papa ? »
Axel posa sa main sur la hanche de son père, tâchant d'atteindre son visage avec sa propre frontale. Il sentit la tension sous ses doigts. Les muscles durs, les membres rigides. Seule sa tête bougeait. Sentant la panique le gagner, Axel comprit que son père cherchait quelque chose. Il avait adopté la position du chasseur à l'affût, du guetteur. En réalité, il ne savait pas trop. Tout ce qu'il voyait l'incitait toutefois à se dire que son père lui-même ne savait absolument pas ce qu'il espérait trouver ainsi dans le noir. Ce qui ne pouvait signifier qu'une chose.
« Papa, tu cherches quoi ? T'as vu quoi ? »
Il entendait sa voix emprunter des inflexions qu'il n'aimait pas. Trop geignarde. Une voix de gamin. Il savait parfaitement qu'il n'était qu'un enfant mais, comme n'importe quel garçon de douze ans, il avait envie de se voir fort, puissant, courageux. Précisément le contraire de comment il se sentait à cet instant précis.
« Papa ?
- C'est... rien. Je crois. Je ne sais pas trop. »
Ouh comme il n'aimait pas ce ton incertain, cette arythmie dans l'élocution, ces silences qui s'éternisaient dans la voix de son père. Et la bulle de salive qui claque entre deux dents parce qu'on attend trop longtemps avant de prononcer la consonne suivante. Et les soupirs rentrés, ceux qui sortent du fond du nez plutôt que de la gorge.
« Papa, je crois que je me sentirais mieux si on sortait. Pas toi ? »
Lorsque Jean-Ba posa les yeux sur lui, Axel eut le réflexe de se protéger du revers de sa main gauche. La lampe frontale de son père l'enrobait de son halo luminescent et il ne distinguait qu'à peine les traits tirés de son père. Celui-ci ne fit pas l'effort d'atténuer l'éclat luminescent. Il regarda son fils longuement. Celui-ci, plissant les yeux, vit que Jean-Ba serrait les dents, contractait sa mâchoire. Il secoua la tête de droite à gauche. Lentement. Puis il entrouvrit les lèvres :
« Non. »
Étrangement, ce « non » résonna plus fort et plus longtemps que tous les mots qui avaient été prononcés auparavant. Jean-Ba avait pourtant parlé d'une voix égale, douce, à peu près aussi tapageuse que le son de la cascade qui bruissait en arrière-fond. Axel se fit même la réflexion qu'il n'avait probablement pas entendu la voix de son père mais bien celle de l'écho. La réverbération du son avait ceci d'étrange qu'elle changeait indiscutablement à la moindre déambulation.
Axel baissa les yeux. Son cerveau carburait à toute vitesse. Il essayait de comprendre ce ton définitif, cette soudaine et violente suavité.
« On est venu visiter cette grotte, Axel. »
Qu'est-ce que tu cherchais, papa ? Qu'est-ce que tu as bien pu voir sur ces murs lisses ?
« Maintenant, je vais te dire ce qui va se passer. »
Jean-Ba marqua une nouvelle pause. Il n'était pas coutumier de ce genre de ponctuations. Il avait plutôt tendance à s'empêtrer dans les explications, ce qui l'amenait à refuser de prendre la parole durant de longs moments. Lorsqu'il ouvrait ensuite la bouche pour apporter une information, ou juste participer à la discussion, les mots se bousculaient dans son palais et ils sortaient n'importe comment. Trop vite, se marchant sur les pieds, mal placés, mal choisis, à côté.
« Nous allons emprunter ce magnifique tunnel et nous allons chercher la chute d'eau. Ca ne devrait pas être difficile. Si tu regardes bien, il y a un ruisseau, là, par terre. »
Il dirigea sa lampe vers le bas du tunnel. Un cours d'eau semblable à celui dans lequel ils avaient pataugé dans le premier couloir coulait paisiblement au centre du couloir. Axel s'étonna de ne l'avoir remarqué plus tôt mais il est vrai, se dit-il, qu'il s'était davantage inquiété du comportement de son père que de la géographie des lieux.
« Lorsque nous serons à la cascade, nous grimperons jusqu'à la résurgence. Puis, nous nous engouffrerons dans l'une des galeries situées au-dessus de la cascade. Tu m'as bien compris ? »
Axel n'osa pas parler. Il hocha la tête. Lentement.
« Je n'entends pas ta réponse. Tu m'as bien compris, Axel ? »
Celui-ci émit un « oui » maladif et haché. Il avait froid. Il avait peur. Son père agissait bizarrement et ça ne lui plaisait pas.
« Alors, on y va. Maintenant. Un pied devant l'autre et en avant ! »
Ils s'enfoncèrent dans le tunnel aux murs lisses, marchant cette fois côté à côte. La largeur du couloir les autorisait à prendre leurs aises et le plafond nervuré se situait suffisamment loin au-dessus de leurs têtes. Un camion aurait pu passer par là. Peut-être même un train.
« Tu vois, aucun problème, aucun risque, zéro difficulté. Je te parie qu'on y sera dans deux minutes. »
Il perdit son pari au bout des deux minutes annoncées, lorsqu'ils parvinrent à un virage en épingle. Le tunnel se réduisait drastiquement, changeait d'allure, le plafond bas et les parois ressemblant dés lors à des empilements anarchiques de rochers autonomes. Jean-Ba lui-même se sentit désorienté par ce brusque remodelage. Ralentissant, il posa la main sur le mur encore lisse situé à la lisière du corridor dans lequel ils allaient s'engager.
« C'est vraiment bizarre... » dit-il.
Ce qui rassura le fiston. Enfin un point sur lequel ils étaient d'accord.
« Je veux dire... Déjà que ce tunnel ressemble à tout sauf à une grotte naturelle, et là, paf, d'un coup... On a droit à une sorte de souterrain grossièrement taillé. Regarde là, derrière. »
Il désigna l'intérieur du passage à Axel, posa un pied derrière la paroi, obstruant une partie de l'embouchure, en éclaira l'intérieur de façon à révéler les murs de pierre. Le résultat de la manœuvre déplut largement à Axel, qui se retrouva seule dans le grand tunnel, sa lampe n'offrant qu'un réconfort relatif face à l'immensité de la pénombre, et lorsqu'il se pencha par-dessus l'épaule de son père pour regarder dans le passage qu'ils étaient censés emprunter, il n'eut que trop conscience de la nuit qui régnait dans son dos. Une nuit intensément noire dans un lieu qui lui semblait invraisemblable. Pour ne pas dire impossible.
« Regarde. On dirait presque que ces murs ont été érigés par des êtres humains. »
Axel n'en était pas certain mais il était conditionné pour se fier aux opinions de son père. Alors s'il lui disait que ces parois avaient peut-être été fabriquées par l'homme, alors il ne pouvait qu'envisager la question avec angoisse et gravité. Lorsqu'il découvrit toutefois les murs en question, il poussa un soupir de soulagement que son père entendit distinctement.
« Quoi ? Pourquoi tu...
- Ben, c'est juste que c'est pas très régulier, si c'est une construction. »
Les rochers en effet se distinguaient les uns des autres suffisamment pour donner l'illusion d'un mur de pierres semblables à ceux que l'on croise dans les campagnes, délimitant un verger, une terrasse, ou constituant un simple muret à la lisière d'un vaste jardin. Mais ils reposaient sans cohérence, sans logique, conséquence probable d'un éboulement plutôt que d'un entassement conscient et réfléchi.
Rire inattendu de Jean-Ba.
« Hé ! J'ai dit presque. »
Le ton soudain chantant dans la voix de son père réconforta Axel. Un peu, du moins. Autant que possible dans cette atmosphère sombre et confinée. Ils se trouvaient tous les deux sur le seuil de ce couloir aux bas-reliefs si différents de ce qu'ils venaient de parcourir. A la frontière de deux mondes, semblait-il. Et ce qui dérangeait viscéralement l'enfant de douze ans, ce n'étaient pas les cailloux s'écrasant les uns les autres mais bien le couloir en lui-même. Bas de plafond, relativement étroit, avec ce filet d'eau continu sous leurs pieds qui continuait de se déverser sans le moindre bruit alors que ce long passage sombre paraissait s'enfouir dans le sol plutôt que monter. Invoquant l'illusion d'optique, Axel ne posa pas de question. Il prit la main de son père qui, surpris, ne le repoussa pas et ce fut le dernier moment de tendresse véritable qu'ils vécurent ensemble ce jour-là.
![[illustration]](/data/img/images/2025-02-05-grotteaveclac.jpg)
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Je n'ai pas relu en profondeur avant de publier et je laisse reposer depuis deux mois. Je vais m'y replonger dans une semaine ou deux, vu que j'avais envie de finir une courte nouvelle qui s'est transformée en novella avec le temps.
Ceci étant posé, j'avais choisi de laisser ce truc de côté parce que j'avais l'impression de tourner en rond et de ne pas arriver à lancer vraiment l'action. Un mal fou à doser ce qui relève de l'atmosphère, ce qui se passe dans la tête des deux protagonistes et les péripéties qui devraient pointer le bout de leur nez d'ici euhhh, je sais pas, vingt pages ? quarante ? Bref, j'ai un rapport étrange à ce récit et il reste à ce jour encore inachevé.
Bon. Donc il faut qu'on se fade ce chapitre dans lequel il ne se passe rien ou bien on peut attendre encore vingt ou quarante pages avant d'ouvrir les yeux ?
Quelqu'un me réveille quand on arrive à Chaussée d'Antin ?
Quand je publie un de mes textes, j'ai tendance à le casser davantage que ce qu'il mérite dans la description. Je ne sais pas si c'est parce que je suis du genre à m'auto-saboter ou parce que j'ai du mal à m'envoyer des fleurs, mais tu peux aussi lire le texte et décider ensuite s'il se passe ou non quelque chose. En l'occurrence, il n'est pas vide d'intérêt.
Je n'ai pas encore lu le texte mais je constate que Mill fait partie des quelques inspirés qui ont trouvé le truc pour produire des alinéas sur la Zone et, ça, c'est fortiche.
Un simple copier-coller d'un texte mis en forme sur open office, Dourak.
Réflexion faite, ironiquement, ça veut peut-être dire que tu mets "mal" en forme les paragraphes sur Open Office, en fait (que tu entres manuellement les tabulations au lieu de les régler par style).
C'est aussi pour ça en fait que je n'ai jamais communiqué sur le sujet. Ce n'est pas non plus la bonne solution pour la Zone.
Ah oui, je suis un manuel en ce qui concerne les tabulations.
J'adore. ça fait 3 épisodes qu'on fait du surplace dans le noir absolu, ou peut-être des cercles sous terre ou des boucles temporelles ou qu'on tournicote sur soi-même en pataugeant dans la gadoue. C'est exactement ça la définition de la vie, tout du moins de la mienne, un long râle d'agonie depuis la naissance, se prolongeant jusqu'à la mort. Mais pour autant il ne se passe pas absolument rien. J'en ai appris beaucoup plus sur ma maladie mentale. De la spéléologie dans mon cul, depuis le début, sans même me retourner, voilà ma quête éternelle. Il y a un texte caché dans le texte, au milieu de toutes ces excellentes descriptions, toutes ces belles phrases que je ne saurais pas rédiger et dont je suis extrêmement jaloux. Quelques coups de gomme par ci, quelques points de colle UHU, un peu dans les narines au passage, quelques ajouts par là. Voici l'histoire de lapinchien en auto-consultation psychiatrique dans les méandres de son cul :
Sa main droite, émergeant du tube digestif, dépassait tout juste des amygdales. Et Hop ! Le lagomorphe attrapa sa langue et la tira d'un coup sec. Elle descendit d'un trait tout le long de son appareil digestif et soudain se retrouva à poindre hors de ses fesses : lapinchien tenait son fil d'Ariane ! Pas question de se perdre et que, des mois plus tard, une expédition de sauvetage ne le trouve en décomposition dans un recoin isolé de ses boyasses putrides. Une fois qu'il avait réussi à faire entrer sa tête, le reste du corps était passé tout seul. Et lapinchien se trouvait à présent dans son cul, éclairé d'une lampe frontale, pour y découvrir le secret caché de sa maladie mentale. Il progressa rapidement au delà de son rectum. Une grosse pierre chuta et il l'esquiva de justesse. C'était son amour propre. Alors il se mit en marche dans le côlon sigmoïde. Et le mutant prenait son temps. Il appréciait la balade et de jouir de l'instant présent en parfait hédoniste amoureux de spéléologie. L'épisode de la chute de pierres - même si elle ne concernait qu'une seule pierre - l'avait pour le moins déconcerté. Les rares fois où survenaient ces incidents, les risques d'éboulements avaient été signalés, voire répertoriés. Ensuite, lapinchien s'amusa un peu à jouer au con avec la réverbération sonore. Mais cette caverne brillait par son silence - hormis l'écho lointain de la cascade qu'il tenait tant à voir. Lorsqu'il était arrivé à la fin de la diaclase et débouché sur la grande salle, il avait vraiment vu ce... cette forme flottant de l'autre côté du bassin. C'était bien sa maladie mentale mais elle prit peur et se carapata le long d'un feuillage bizarrement taillé, dans un amas rocheux de viande. Alors l'heure de bivouaquer était arrivée aussi le lagomorphe s'installa dans un coin et concocta un petit lit douillet avec cette couche de vernis qui semblait parer le réel d'une tessiture artificielle, un tissu, un tapis, du papier peint, sa propre chair en fait. Il regarda fixement la paroi et un paréidolie s'imposa dans son concevoir. Il n'y avait rien de familier dans cette espèce de vapeur noire qui semblait faire du surplace. Puis petit à petit le visage se fit de plus en plus évident et lapinchien se reconnu. C'était juste son propre visage qui se reflétait sur les replis de son gros intestin. Surpris, il gueula : 'Putain, con ! Je me suis fait une de ses frayeurs !' Alors il avait occupé l'espace sonore, tout en bougeant la tête, caressant les parois de sa lumière virevoltante de sa lampe frontale, insistant sur ce plafond majestueux pour finir sur l'étendue d'eau dans son lit de porcelaine. Il était temps de se remettre en route et de pénétrer dans l'iléon. C'était la dernière partie de l'intestin grêle, la plus longue, qui absorbait les éléments nutritifs provenant des aliments digérés. Le mutant sentit alors comme une sorte de succion du sol comme une pompe aspirante au niveau de ses pieds. 'Merde ! Je vais m'auto-digérer si je ne fais pas gaffe !', cria lapinchien. Son corps n'était qu'une pliure de l'espace-temps, une échancrure à la con dans ce qu'on appelle le réel, le monde tangible, cette foutue réalité dont il n'avait jamais eu rien à foutre. Alors, pourquoi s'obstiner à y trouver du sens ? Tandis qu'il s'extasiait à voix haute devant la beauté des draperies au plafond, des parois contrastées, avec cette étrange alternance d'angles et de rondeurs, du fond émaillé sous l'eau transparente, si ostensiblement dénuée de vie, ses voix intérieures s'empoignaient comme des chiffonnières, avec violence, avec mépris. Au dehors de son crâne : silence glacial. La sueur froide qui lui coulait dans le creux des reins eut raison de cet soudaine catalepsie. Le lagomorphe s'était longtemps contorsionné dans ses boyaux, il se retrouvait face à l'entrée de son pancréas. Inquiet des ténèbres qui pesaient davantage sur ses épaules, lapinchien vit qu'il y avait là comme une sorte d'amphisbène chétif qui susurra quelque mots à son oreille avant de détaler. Un ver solitaire libérant des substances psychoactives dans son organisme ? Le serpent avait peut-être essayé de le prévenir. « N'entre pas là-dedans. Ici règnent les ténèbres et quelque chose ici attend. » Aussi , lapinchien contourna le canal pancréatique et pénétra dans son duodénum. Il avait traversé la salle dans un silence ponctué par les flics-flocs de ses pas dans les flaques. Au loin résonnait le ronflement de la cascade mais ce n'était qu'un murmure, à peine un bruit blanc. Les vastes parois au-delà de l'eau cristalline formaient comme une promesse d'un avenir radieux. Sa silhouette, que déformaient le relief des murs et l'éclairage instable, oscillait constamment entre le grotesque et le monstrueux. Les ombres chinoises n'en devenaient que plus fugaces et inquiétantes. Et ça le dérangeait à la fois dans sa chair et dans sa façon d'appréhender la spéléologie. Soudain, l'hybride avait eu peur de la grande galerie qui partait sur sa gauche. Celle qui ressemblait à des égouts dans un film d'aventures. Large comme un tunnel de métro, remplie d'une eau qui se perdait au loin et que l'ombre transformait progressivement en une étendue d'encre noire. Une eau sans vaguelettes, sans l'illusion de la vie. Il pouvait surgir n'importe quoi d'un tel passage. Alors lapinchien lança un regard dédaigneux à ces espèces de catacombes : 'Bah, c'est juste la grotte qui continue. Si j'avais le temps et des fringues de rechange, ça pourrait être rigolo d'aller par-là. Mais je suis à peu près sûr que ça ne va pas très loin.' Comme ça le démangeait, il pensa très fort aux synapses et dendrites dans sa caboche et à leur activité électrique : 'Je suppose qu'il y aurait du courant si ça communiquait avec autre chose.' C'est alors que sa maladie mentale surgit de nulle part. Elle mâchouillait grossièrement des neuroleptiques qui traînaient par dizaines en ces lieux cauchemardesques. Mais comme le lagomorphe essaya de l'entourer de ses bras, comme pour lui faire un gros câlin, la maladie mentale s'échappa de nouveau en pataugeant dans les sucs gastriques. Dans ce conduit humide dont il n'avait pas réussi à voir la fin alors qu'il en longeait l'entrée, qui sait s'il ne grouillait pas des hordes de rats faméliques, prêts à dévorer n'importe quoi. Et là, à quelques mètres derrière lui, dans la dense profondeur de l'obscurité la plus noire qu'il eût jamais connu, des tentacules grisâtres, puant la poussière et la viande avariée, rampaient peut-être sur la roche, sur le sol, sur les parois, au-dessus de sa tête. Cette fois, la maladie mentale ne le distancerait pas. La caverne qui l'attendait, béante et gigantesque était recouverte de parois stomacales. Dans ces plafonds arrondis, dépourvus d'anfractuosités, de concrétions, ou de protubérances. On aurait pu croire à une excavation humaine, pratiquée à l'aide de machines. En réalité, lapinchien souffrait de reflux gastriques et toute la voûte avait-elle été polie par les attaques acides. L'hybride avait adopté la position du chasseur à l'affût, du guetteur. La maladie mentale était à portée de main. Mais une angoisse le terrassa alors : 'Je crois que je me sentirais mieux si je sortais.' Il n'était pas monté jusque là pour revenir sur ses pas, aussi près du but. Un long écho diffus semblait descendre de son œsophage à la verticale. La réverbération du son avait ceci d'étrange qu'elle changeait indiscutablement à la moindre déambulation. Mais lapinchien grimperait jusqu'à la résurgence : 'Un pied devant l'autre et en avant !' La largeur du couloir l'autorisait à prendre ses aises et le plafond nervuré se situait suffisamment loin au-dessus de sa tête. Il s'élança en se promettant à lui -même : 'Tu vois, aucun problème, aucun risque, zéro difficulté. Je te parie que j'y serai dans deux minutes.' La maladie mentale remontait vers la trachée en évitant une pluie de salive. Le mutant, tout excité, parvint à un virage en épingle. Le tunnel se réduisait drastiquement, changeait d'allure, le plafond bas et les parois ressemblant dés lors à des empilements anarchiques de rochers autonomes. Sa main droite, émergeant du tube digestif, dépassait tout juste des amygdales. Et Hop ! Le lagomorphe relâcha sa langue qui lui avait servi de fil d'Ariane. La maladie mentale ne pouvait plus lui échapper. Sa progression était obstruée par deux longues rangées de dents. Dans sa cavité buccale se déroulait une nuit intensément noire et ce lieu lui semblait invraisemblable. Pour ne pas dire impossible. Alors lapinchien en observant ses dents : 'On dirait presque que ces murs ont été érigés par des êtres humains.' Mais ils reposaient sans cohérence, sans logique, conséquence probable d'un éboulement plutôt que d'un entassement conscient et réfléchi. Des années de laisser-aller de sa santé bucco-dentaire en vérité. Sa maladie mentale ne lui échapperait pas. Il la tenait à la frontière de deux mondes, semblait-il. Alors lapinchien la roua de coup, la tabassant copieusement, cette grosse salope. Ce fut le dernier moment de tendresse véritable.
ça te dérange si je poste mon intervention ci-dessus en tant que remix de ton texte ? Je croyais qu'on avait une rubrique palimpseste mais je ne la trouve pas! Aussi j'ai gardé tes phrases (qui claquaient le plus à mon avis) telles quelles pour profiter d'un concentré de style pur jus puis je l'ai salopé abondamment.
Depuis que j'ai lu ton intervention, je me posais la même question. pas forcément en tant que remix, parce que ce n'est pas exactement un remix, mais en tant que texte à part entière. Et oui, la rubrique palimpseste me paraît correspondre. ca m'a bien plu.
Super ! Je le posterai après la publication de mon texte en attente. Ce sera donc une collaboration avec nos deux noms. Aussi n'hésite pas à repasser dessus et à la modifier d'ici là, si ça te dit.
Ah ma foi, je me pencherai dessus, ça peut être marrant.