Journal d'un explorateur

Le 26/01/2025
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par Cuddle
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Sonnez fanfares, buvez champagne, oubliez Trump et son nazi de service, voici le grand retour de Cuddle. Au départ, on se dit allons bon vlà autre chose, puis on se dit oh merde c'est de l'heroïc fantasy, puis après quelques envolées lyriques joliment maîtrisées, on comprend que c'est Lovecraft et Clark Ashton Smith qui sont ici convoqués. Et peut-être aussi un peu Arthur Machen, Algernon Blackwood et Robert E. Howard. PUTAIN J'ADORE LE NAMEDROPPING ! Bref, Cuddle nous livre ici un récit d'horreur superbement écrit, non exempt de lenteur, mais sans effets de manches ni scories. A chacun son rythme, dirons-nous, avant de relire, la bave au lèvres et la sueur froide glissant tendrement le long de l'épine dorsale. Très beau texte.
Journal d’un explorateur, jour 2

« Nous partîmes de l’archipel d’Érakiah un samedi pour un long voyage en direction de Ganymède. Cette contrée désertique du sud abritait quantité de tribus païennes à étudier, mais mon expédition avait un but tout autre.
Notre voyage avait été financé par le roi Omaël Ier dont l’intérêt principal résidait dans la découverte de terres à coloniser. Officieusement, (et je le mentionne ici avec la plus grande prudence), je devais enquêter sur d’étranges rumeurs. Les récits rapportés par les Traducteurs étaient si incroyables qu’ils tenaient davantage du mythe que du témoignage : au cœur du désert d’Amphore, des hommes des sables avaient vu la divinité Mère ! L’Kanak, la déesse des passages. Comme nous le savons tous, les dieux anciens ne sont plus (et ce, depuis l’Origine). Si ces rumeurs sont vraies, cette découverte extraordinaire bouleverserait l’ordre du monde, remettrait en question le monothéisme imposé par l’Unique. Aurions-nous accès à l’immortalité comme les protégés du Divin ? Accèderions-nous enfin à un pouvoir quelconque qui nous permettrait de nous élever ? Ces questions demeurent en suspens et me hantent chaque soir. C’est pourquoi, en tant qu’anthropologue de renom, je me devais de vérifier ces dires.»
Journal d’un explorateur, jour 7

« La Dame des flots vogue sur l’Océan Mytilien depuis 5 jours. Le mauvais temps s’est levé, emportant avec lui des vents violents qui ont fragilisés le bâtiment. Nous n’avons pas dormi de toute la nuit, apeurés par le bruit des mâts qui craquait sous les assauts de la tempête. Nous avons beaucoup prié, appelant Enki à la Miséricorde.
La danse tumultueuse des eaux Mytiliennes a fini par s’arrêter.
Nous avons continué notre route en longeant la côte, cherchant un port sûr, où nous pourrions réparer le navire. Après une autre nuit agitée, nous avons fait escale à Seheirah.

La ville est grandiose ! Ma curiosité m’a poussé dans les ruelles où j’ai pu admirer comme un enfant les merveilles qu’offrait la cité orientale. Denrées inconnues, gâteaux sucrés à la fleur d’oranger, épices entêtantes croulaient sous les étals des marchands qui haranguaient la foule pour vendre leurs marchandises. Les odeurs les plus enivrantes étaient décuplées par la chaleur de la ville, laissant sur son passage des effluves de citron, d’olive et de chèvrefeuille. J’ai déambulé sans but, entre les maisons blanches et les jardins exotiques, jusqu’au quartier animé des Teinturiers. J’ai été émerveillé par la profusion des couleurs… de ces tentures flottantes qui laissaient une impression éphémère d’aquarelle en lévitation. Je n’avais, de ma vie entière, vu pareil décor !

L’équipage qui m’accompagne et certes moins poète. Les hommes ont débarqué sur le quai avec empressement, cherchant la première taverne où écumer leur soif. Le retour au navire fut une source de désagrément pour beaucoup, et c’est maussade, que nous avons continué notre traversée. »


Journal d’un explorateur, jour 11

« Nous avons fini par atteindre le port de Guaman. Là-bas, des autochtones sont venus à nous. Je dois dire que je n’avais jamais vu d’indigènes de la sorte. Très grands, à la peau cuivrée couturée de cicatrices noires. Ils arboraient la panoplie complète des tribus païennes avec leur pagne en cordes tressées et leurs bijoux dorés. Mais leur particularité était ailleurs, car leur physique (peu commun) m’avait frappé avec stupeur. Je parle ici de leur cou : étrangement longs. Certains membres de l’équipage ont eu peur et ont préféré regagner le navire. Mon équipe ne s’est pas démontée. Le Traducteur est parti au village chercher quelqu’un qui pourrait nous renseigner. Nous avons attendu sur le quai (longuement).

Notes personnelles : Les Guamao sont étranges. Outre leur cou démesuré long, ils ont la fâcheuse tendance à renifler tout ce qui bouge. À l’image des chiens de chasse, ils passent près de vous, se penchent près de votre visage et vous renifle. Un sourire de satisfaction défigure leurs traits immondes, car les hommes sont très laids et les femmes, au visage rabougrie et ridé, sont toutes très âgées. Nous n’avons vu aucun enfant courir dans les ruelles. La tribu semble sur le déclin. »

Journal d’un explorateur, jour 15

La vallée de Xilbalba. Les mots me manquent pour décrire cet endroit effroyable. Bon nombre de mes confrères m’avait prévenu : « Il n’y a rien pour toi là-bas, si ce n’est que poussière et cauchemar ». J’avais ri.
Je ne ris plus maintenant.
Le paysage est une cicatrice purulente. Des rivières de lave verdâtres serpentent entre les roches volcaniques et les arbres abîmés aux formes impossibles. La végétation hostile semble défier les lois de la nature. Des fleurs démesurées aux couleurs inquiétantes rejettent des panaches toxiques dans l’atmosphère. Les nuages empoisonnés flottent quelques secondes dans l’air, puis la poudre cotonneuse retombe doucement à terre. Un voile asphyxiant s’élève du sol, nous force à nous couvrir la bouche tant l’odeur est insupportable. Ce mélange de pourriture et de poison brûle les poumons et provoque une toux incontrôlable.
« Il n’y a rien pour toi là-bas, si ce n’est que poussière et cauchemar ».
Gildéon, mon confrère, avait raison.

Journal d’un explorateur, jour 18

Nous avons continué notre marche dans ce désert lugubre durant 3 jours. Le moral de l’équipage a été mis à rude épreuve, mais nous avons enfin trouvé le village que nous cherchions.
Aux pieds d’une montagne écorchée, les cavernes des hommes des sables nous sont apparues au petit matin. Les habitations troglodytes, fichées dans la roche, se mêlent si bien dans le paysage que nous avons failli passer à côté ! Nous sommes allés à la rencontre de la tribu Arukot. J’avais déjà fait des recherches approfondies sur ce peuple au teint grisâtre. Les hommes des sables vivent sous terre. Nous avons parcouru des galeries sombres dans le plus grand silence jusqu’au cœur d’une immense cavité. Là, nous avons rencontré le chef de la tribu qui nous a accueillis à bras ouverts.

Notes personnelles : Les hommes des sables ont des bras étrangement longs qui touchent presque le sol. Cette difformité s’explique par leur coutume. Ce peuple fuit la lumière du jour et prient les deux lunes chaque nuit. Les bras au ciel, leurs membres s’allongent jour après jour. Même si j’avais déjà connaissance de cette particularité physique, je dois bien l’avouer : ce spectacle est glaçant. Les membres monstrueux traînent constamment sur le sol dans un chuintement désagréable.

Après un repas frugal, nous nous sommes installés autour du feu. Autour de nous, des Arukot chantaient d’une voix gutturale, d’autres fumaient la pipe dans une ambiance bonne enfant. Lorsque le Traducteur a questionné le chef de tribu sur notre affaire, un silence pesant s’est abattu sur le groupe. J’ai observé ces hommes : la peur se lisait au fond de leurs yeux globuleux. Le chef de la tribu nous a alors raconté une bien étrange histoire.

Selon ses dires, une caverne ancienne avait été découverte dans les profondeurs des Montagnes Bleues. Ce monde souterrain abritait un lieu de culte dédié à L’Kanak. Des membres de son clan nous ont apporté les curieuses offrandes déposées sur l’autel. Je ne saurais les décrire tant leur forme et leur structure dépasse l’entendement !

Note personnelle : J’ai examiné quelque unes de ces trouvailles avec intérêt. Ces artefacts, dont la composition défie toute logique, ne semblent pas appartenir à notre monde. L’Orfèvre qui nous accompagne partage mon avis.

Le chef du village a alors évoqué l’existence d’une statuette surnaturelle. Selon lui, la relique hantait l’esprit de ceux qui voulaient s’en emparer. Cette histoire a éveillé en moi un désir irrationnel de la récupérer. Le chef n’a pas voulu contraindre ses hommes à y retourner, mais contre toute raison, un membre de la tribu s’est proposé de nous accompagner.
Jéhovah est devenu notre guide.

Journal d’un explorateur, jour 23

« Cela fait des jours que nous sommes emprisonnés dans le désert d’Amphore. Une tempête de sable incessante a entravé notre progression, nous forçant à établir un campement à la hâte, aux abords des Montagnes bleues.
Mes calculs concernant la localisation de la relique se sont révélés fallacieux, plongeant notre groupe dans un abîme de désespoir. Les esprits ont commencé à s’échauffer, alimentés par le manque d’eau, de nourriture et par une fatigue incisive. J’ai demandé des explications à Jéhovah. Il m’a assuré que nous étions sur la bonne route.
L’homme me dérange.
Son attitude placide est bizarre... Lorsque son regard froid glisse sur moi, une main imaginaire se ferme sur mon cœur. Je suffoque, cherche de l’air. Jéhovah détourne le regard. Ce coup d’œil n’a duré qu’une fraction de seconde, mais une éternité de douleur a défilé devant moi.
Je préfère l’éviter désormais.
Attendons de voir si le ciel daigne accorder une trêve à notre calvaire ».

Journal d’un explorateur, jour 26

« Nous avons atteint le désert d’Amphore sous un soleil de plomb, mais le paysage est à couper le souffle. Après l’effroyable passage à Xilbalba, j’ai l’impression de renaître dans ces contrées où l’horizon est infini.
Ce désert possède une particularité unique : il se déplace au gré du vent, conférant au lieu une atmosphère irréelle. Ce monstre vivant aux dunes de sable ambrées vient s’échouer aux pieds d’immenses montagnes de schiste aux dégradés colorés. Des cascades de sable déchirent la montagne et les rivières glissent le long de la roche dans un long filet qui n’est pas sans rappeler le temps qui passe.
Nous avons établi notre campement aux pieds de dunes colossales. Deux lunes rose pâle flottent dans un ciel d’encre.

Je suis rentré me reposer. Une tempête de sable s’est déclenchée, tard dans la nuit. Dehors, le vent hurle sa peine. Les voilages de ma tente s’agitent avec fureur, écrasés sous la puissance des éléments. La flamme de ma bougie vacille encore, fatiguée de lutter pour sa survie. Les hommes ont faim. La soif me dévore de l’intérieur et je peine à écrire ces quelques mots. J’attends parfois des voix au cœur de la nuit, et je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou. Je me sens vide de toute énergie. »

Journal d’un explorateur, jour 28

« Le temps s’est accalmi et nous avons pu sortir au grand air. Les membres de l’expédition sont à cran. La tension est palpable.
Alors que le Bâtisseur et moi constations les dégâts causés par la tempête, un incident a éclaté entre l’Érudit et le Médecin, dégénérant en bagarre. Jéhovah et le Traducteur ont dû séparer les deux hommes. Le Médecin est parti, fulminant et marmonnant dans sa barbe, avant de se cloîtrer dans sa tente. L’Érudit, quant à lui, a quitté le campement, visiblement agité. Depuis quelques jours, il semblait déjà plus nerveux que d’ordinaire, griffonnant frénétiquement des notes incompréhensibles dans son carnet.
Après l’incident, le Bâtisseur m’a fait son rapport : la situation est critique. La tempête a fait de gros dégâts, la plupart des tentes ne sont plus étanches. Le désert a englouti une partie du matériel qui n’était pas solidement arrimé, mais ce n’est pas le plus grave. Nos réserves de vivres sont presque épuisées et, malgré le rationnement, l’eau ne sera pas suffisante pour les six membres de la compagnie.
Nous sommes dans une impasse.
Nous devons faire demi-tour.
Mais je ne peux pas.
Je suis continuellement obsédé par la relique. La nuit, le même cauchemar vient troubler mon sommeil.

Je suis perdu dans un dédale de galeries oppressantes. Les murs se referment derrière moi. La roche crisse sur le sol. Le bruit est insupportable. Je finis par atteindre le sanctuaire. Mes yeux s’écarquillent d’émerveillement à la vue de la statuette. Je n’arrive pas à en discerner les contours, car ma vision se trouble, tout devient flou.
La voix de la déesse résonne dans mon esprit : elle a faim.
La peur me saisit. Des ombres inquiétantes dansent sur les parois, se détachent de la roche. Les choses informes avancent vers moi, veulent me dévorer. Leurs bras de fumée se déploient dans ma direction. Paniqué, je m’enfuis. Je cours à perdre haleine, dévale en trombe un chemin escarpé. Les ombres s’agrippent à ma cheville. Dans ma lutte désespérée pour m’en libérer, je ne vois pas le virage qui s’approche. Je glisse. Je tombe dans le vide. Mon cri se perd dans les ténèbres et je me réveille en sursaut.


La nuit a abîmé mon corps. Je suis las, l’envie de me lever m’a quitté. Je me traîne jusqu’à ma chaise, le corps courbaturé, et m’assois devant mon bureau. Le dos voûté, les épaules remontées, la tête en avant. La gargouille reste figée. Seuls mes yeux bougent, roulent de droite à gauche, glissent sur mes notes, l’esprit embrumé par des nuits agitées. Des inscriptions étranges parcourent les pages de mon carnet et, après de longues heures de contemplation, je me demande si ce n’est pas une plaisanterie du Traducteur.
Nous devons nous remettre en rout…

On rentre dans ma tente, paniqué, les yeux ronds.
L’Érudit n’est pas rentré. »

Journal d’un explorateur, jour 29

« Nous avons cherché l’Érudit toute la journée, sans succès.
Le désert a fait son œuvre : les traces de pas ont été effacées par le vent et le corps d’un homme disparaîtra bientôt, avalé par les dunes voraces à l’appétit insatiable.
Pourtant, l’Érudit m’avait prévenu avant de partir : Amphore est la porte du néant. Tous ceux qui s’y aventurent n’en reviennent pas sans séquelles. Je me souviens encore de ses mots prophétiques : « Ce désert est vivant. Personne n’échappe à sa fureur ». Ses yeux flamboyaient dans leurs orbites, comme s’il avait déjà entrevu le sort qui l’attendait.

Ce soir, l’ambiance est morose. Nous n’avons quasiment rien mangé et les ventres crient famines. J’encourage tout le monde à poursuivre notre chemin ; nous sommes à quelques lieues à peine des montagnes. Nous ne pouvons reculer. Alors que tout le monde dort, je ne peux m’empêcher de penser aux histoires racontées par le chef de la tribu.
« L’Kanak incarne la vie, mais aussi la mort. Son sanctuaire est interdit aux mortels. »
Ces pensées hantent mon esprit. »

Journal d’un explorateur, jour 30

« La tempête nous a surpris à l’aube, plus violente encore que les jours précédents. Sur les conseils de Jéhovah, nous nous sommes confinés dans nos tentes.
L’Orfèvre et le Traducteur se sont affairés toute la journée sur le camp, remballant le matériel avec hâte, pressés de quitter ce désert maudit.
Le vent s’est déchaîné avec une violence inattendue. Des appels à l’aide m’ont arraché à mes carnets. Je suis sorti précipitamment, enveloppé d’un large manteau et d’un voile autour de la tête pour me protéger des rafales. Les corps de deux hommes gisaient à terre. Nous avons dû lutter contre les éléments pour les mettre à l’abri.
En fin de journée, je suis allé voir le Médecin, contrarié par cet incident qui allait nous retarder. Les nouvelles étaient mauvaises. Le Médecin a examiné les deux hommes, et son rapport m’a sidéré. Les grains de sable ont une structure étrange : anguleuse et dangereusement acérée. Avec la force du vent, les lames insidieuses ont perforé l’épiderme comme du beurre, les plaies se sont infectées et la fièvre s’est emparée de leur corps. Personne ne comprend ce qui se passe.
Je me demande si ce désert maudit n’est pas l’œuvre d’une entité supérieure. »

Journal d’un explorateur, jour 31

« Les deux hommes sont morts dans la nuit. Nous avons passé la journée à creuser un trou dans les dunes. Les corps ont été ensevelis selon les rites Hakkaloniens et le Médecin a récité une prière aux dieux anciens. La tempête a été rassasiée, laissant place à un calme surnaturel.
Nous sommes partis dès que possible, reprenant la route en direction des montagnes.
Le trajet fut long et pénible.
La journée, les deux lunes sont froides dans le ciel. Leurs rayons projettent une aura brûlante qui accable les corps. Leur lumière d’abord glaciale mord la chair, puis une brûlure intense rougit la peau pâle, peu habituée à ces températures extrêmes. Mon corps hurle sa souffrance, ma tête me brûle et mes poumons cherchent de l’air frais.
Nous devons continuer, nous n’avons pas le choix, je n’ai pas le choix. »

Journal d’un explorateur, jour 32

« Nous avons atteint les Montagnes Bleues. Jéhovah nous a conseillé d’établir un campement à proximité. Nous ne sommes plus que 3 et le Médecin a été catégorique : il ne m’accompagnera pas dans la grotte. L’homme prépare notre unique repas de la journée : une miche de pain rassie et de quelques rations de bœuf séché. Mon ventre crie famine, mais mon esprit est focalisé sur la relique.

J’ai passé la journée à observer l’entrée de la grotte. L’ouverture n’est pas naturelle, la pierre polie semble avoir été découpée par la main de l’homme, sans aucune irrégularité. Ce soleil noir, aux formes parfaitement arrondies, s’ouvrent comme une bouche macabre. L’énergie électrique qui s’en dégage provoque en moi une inquiétude irrationnelle. Mon cœur s’accélère. Je fois faire demi-tour, mais je suis attiré à l’intérieur. Ce besoin impérieux est vital.
La voix m’ordonne d’entrer.
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Faites-la sortir de ma tête
Faites-la sortir de ma tête
Faites-la sortir de ma tête
FAITES-LA SORTIR DE MA TÊTE »


Journal d’un explor
« Huracan est mort hier.
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J’ai suivi Jéhovah dans l’antre de la grotte. L’araignée grisâtre a levé sa torche en l’air pour illuminer le chemin sinueux qui se déroulait sous nos pieds. De grande taille, l’homme avançait le dos courbé, le bras en l’air. Sa face anguleuse se tournait parfois vers moi et ses yeux sans fonds sondaient chacune de mes réactions. Pensait-il que j’allais fuir comme un lâche ? Je ne le pouvais pas. La voix m’appelait.
Nous avons marché durant de longues heures. Les tunnels se déployaient à l’infini, s’étirant comme d’immondes tentacules vers les profondeurs de la montagne. Sur le chemin, un élément insolite a retenu mon attention : un liquide visqueux suintait des murs. J’ai touché prudemment la substance fluorescente à l’odeur de métal. Le bout de mes doigts s’est alors illuminé d’une lueur éthérée. J’ai voulu en faire part à Jéhovah, mais l’homme avait disparu, emportant avec lui la lumière vacillante de sa torche.
Les ténèbres m’ont avalé. Mon cœur a fracassé ma poitrine avec fureur et la peur a envahi mes sens. Tremblant de tous mes membres, j’ai poursuivi mon chemin à tâtons, poussé par une force inexpliquée. Alors que j’avançais avec prudence, la roche s’est mise à crisser. Ce bruit m’a paralysé, me rappelant mes frayeurs nocturnes. Les parois se mouvaient dans mon dos.

« L’Kanak. L’Kanak. L’Kanak. »

Un murmure dans le vide. Un souffle qui me guide. J’avance.
« L’Kanak. L’KANAK. »

À chaque pas, la voix devenait plus forte. Mon corps ne répondait qu’à son appel et avançait mécaniquement dans ce dédale rocheux. Je longeais des chemins escarpés. Le vide me tendait les bras, impatient, sûrement, de me voir faire le saut de l’ange. Des heures interminables se sont écoulées avant que je n’atteigne le cœur de la montagne.

La voix devenait plus précise :
« Il faut mourir pour renaître. Il faut mourir. Il faut mourir »

Une cavité assez large s’est offert à ma vue, révélant le sanctuaire dédié à L’Kanak. Des torchères bleues projetaient des flammes fantomatiques sur la roche. Tout était d’un noir profond, d’une perfection dérangeante : le plafond, le sol, les parois… Des runes géométriques habillaient les murs polis et brillait d’une lueur éthérée. Au centre de cette sinistre structure se dressait un autel en pierre, baignant dans une mare bouillonnante. Des fluides incandescents et électriques s’élevaient dans les airs, créaient des arcs de lumière mouvants.

La statuette d’L’Kanak trônait sur l’autel, les quatre bras ouverts en direction du ciel. Il s’agissait d’une représentation hybride de la divinité, à la fois bienveillante et terrifiante. Son visage partagé en deux révélait toute l’horreur de sa puissance : d’un côté, une beauté aux traits délicats et aux cheveux flottants ; de l’autre, un visage démoniaque aux cornes de bouc et aux yeux rougeoyant. Le tout, sculpté dans une matière osseuse qui n’appartenait pas à ce monde...

Des ombres ondulaient au sol comme des serpents venimeux. Ma respiration fut coupée, étouffée par une peur viscérale. Les choses dans le noir prenaient vie. Je sentais leur appétit insatiable pour la chair. Elles voulaient me dévorer.

La voix continuait de marteler dans mon esprit :
« Il faut mourir pour renaître. Il faut mourir. Il faut mourir »

La déesse attendait un sacrifice.
Les bras de fumée se sont détachés du sol et ont voulu m’emporter dans les eaux macabres. Submergé par une terreur indicible, mon cri s’est perdu dans ma gorge et, je ne sais comment, j’ai trouvé la force de fuir. Mes jambes cotonneuses tremblotaient sous mon poids. Toute lucidité avait quitté mon esprit. Mon cœur hurlait sa détresse, voulait sortir de ce monde infernal. Terrorisé, je courus à en perdre haleine.
Au détour d’un virage, une main froide et visqueuse s’est enroulée autour de ma cheville. La chose m’a tiré violemment en arrière.
J’ai basculé.
Mon corps est tombé en avant, s’est écrasé lourdement sur le sol dans un rouler-bouler interminable. Ma tête a frappé un rocher avec violence. L’impact m’a sonné quelques secondes. Je gesticule comme un pantin désarticulé, les mains dans le vide, dans l’espoir de me rattraper à quelque chose de solide. Mais je n’attrape rien.

« L’KANAK. L’KANAK »
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Je tombe.
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Je suis aspiré par le vide.
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La chute semble durer une éternité. Durant une fraction de seconde, j’ai l’illusion de flotter en apesanteur, balloté par le souffle du vent. Ma vie défile à une vitesse vertigineuse. Une lumière éblouissante me force à fermer les yeux.

4
3
2
1…

L’impact est d’une violence inouïe.
Mon corps se fracasse contre la roche, et je me sens imploser.
Mes os se brisent, se réduisent en poussière. Ma peau flasque se ratatine sur elle-même.
Triste tableau de mon corps ainsi désarticulé, étendu dans une posture grotesque et pathétique.
Des fragments de cervelle tapissent le sol, sortes de nuages cotonneux, contrastant avec les traînées rouges, en forme d’étoile de mer, qui éclaboussent la pierre noire.
Un flot de sang monte en moi, me noie dans mon propre corps.
Ma vie s’échappe par tous les orifices.
Une dernière pensée avant la mort, une prière désespérée à une divinité oubliée…

La pierre sous moi devient chaude, s’imbibe de mon sang, des restes de mon corps. Je la sens prendre vie, vibrer d’une intense satisfaction.
Des glyphes luminescents se gravent par enchantement dans la pierre, reflétant leur lueur pâle sur mon visage monstrueux.
L’air est saturé d’électricité. L’éther est dense, suffoquant.
Les traits lumineux brûlent le tas de chairs informes que je suis devenu.
Je brûle.
La torche bleue prend de l’ampleur, se mue en brasier coloré.

La voix de la déesse continue de marteler dans mon esprit :
« Il faut mourir pour renaître. Il faut mourir. Il faut mourir »

Je suis consumé par l’éther, absorbé par la pierre.
Mon corps se décompose, devient immatériel.
Je ne suis plus.
Je suis passé de l’autre côté.
Je suis devenu Huracan, le premier mage de Luveïs. »