LA ZONE -

Conversation téléphonique

Le 03/01/2025
par Mill
[illustration] 1. Intérieur. Jour. Magasin de fruits et légumes.

Le magasin est vide à l'exception de ses marchandises et du propriétaire, qui vaque derrière son comptoir, une vaste planche en bois brut sur laquelle s'étalent quelques cadavres de mouches. La main armée d'une tapette bleu vif, il ne s'ennuie pas. Il n'a pas vocation à s'amuser alors comment pourrait-il s'ennuyer ? La grande vitrine à gauche de l'entrée laisse pénétrer les rayons aveuglants d'un soleil d'été. L'horloge au-dessus de la porte affiche 15h. La sonnerie d'un téléphone fixe hulule sans provoquer le moindre mouvement. C'est un plan fixe et le maraîcher apparaît écrasé à l'arrière-plan de la boutique - et de l'écran.

L'homme répond au bout de trois sonneries.
Le maraîcher (la voix froide) :

Allô ?

Le client au téléphone (enjoué) :

Bonjour, Monsieur, je souhaiterais parler à un avocat.

Cut. Close-up. Les yeux du maraîcher.

La caméra nous dévoile les yeux écarquillés du maraîcher. La caméra entame un lent déplacement vers l'oreille droite, vissée au combiné.

Cut. Plan demi-rapproché. Le maraîcher, de trois-quarts face, derrière son comptoir.

Le maraîcher :

Un avocat, vous dites ? Ca va être compliqué...

Le client :

Ah ? Peut-être sur rendez-vous alors ?

Cut. Plan demi-rapproché. Le maraîcher, de trois-quarts dos.

L'homme change de position de façon à se caler contre le dossier de sa chaise. Le téléphone passe dans la main gauche et il récupère la tapette à mouches, l'oeil attiré par un représentant de l'espèce particulièrement invasif.

Cut. Plan rapproché. Le maraîcher, de face.

Le maraîcher (souriant légèrement) :

Vous êtes chez un marchand de fruits et légumes, Monsieur. C'est pour ça que ça va être compliqué de parler à un avocat.

Le client :

Vous voulez dire que vous n'avez pas d'avocats ?

Cut. Gros plan. Le maraîcher, ravalant un rire.

Le maraîcher :

Ah mais si, mais c'est pas les bons !

Cut. Plan demi-rapproché. Le maraîcher, de trois-quarts face.

La tapette claque sur la planche. Tuée sur le coup, la mouche étale ses viscères microscopiques sous les mailles en plastique.

Le client (déçu) :

Ah zut, ils sont pas bons, vos avocats... Cela dit, permettez-moi de m'interroger sur la pertinence de proposer à l'achat des produits que vous même jugez défectueux.


Cut. Plan rapproché. Le maraîcher, de face.

Le maraîcher :

Mais non, enfin, je ne vends pas de produits « défectueux », comme vous dites. Ils sont très bons, mes avocats. Et mes concombres, mes navets, mes poivrons, tout est très bon, ici.

Le client (à nouveau très enjoué) :

Eh bien s'ils sont bons, j'aimerais leur parler.

Cut. Plongée à la verticale sur le maraîcher, dont la tête est tournée vers le plafond.

Les yeux du maraîcher fouillent le plafond. Le mouvement constant, quasi frénétique de ses pupilles parodie l'expression-cliché de l'homme acculé en quête d'échappatoire.

Le maraîcher (traquant une mouche du regard) :

Je vous assure que si je vous passe l'un de mes avocats, vous risquez d'être déçu.

Cut. Plan rapproché. Le maraîcher, de face.

Le maraîcher marque une courte pause, le temps d'esquisser un sourire d'enfant facétieux, dont le client profite pour réagir.

Le client :

Ca, excusez-moi mais je jugerai sur pièce.

Le maraîcher :

Surtout que je les vends à la pièce.

La tapette à mouche :

Clac !

Le client :

A la pièce ou au kilo, on ne peut pas dire que vous me les vendez de bon cœur ! Et qu'est-ce qu'ils ont, d'abord ? Pour quelle raison devrais-je être déçu par vos avocats ?

Cut. Plan demi-rapproché. Le maraîcher, de trois-quarts face.

Le maraîcher (sur un ton badin) :

Bah, disons que, y en a qui sont trop verts, et y en a qui sont trop mûrs.

Le client :

Ha ha, vous filez la métaphore ! Eh bien, mon brave, je gage que les plus jeunes sauront compenser leur manque d'expérience en déployant l'énergie de leurs vertes années, ainsi que cet appétit de victoire que partagent les fringants diplômés. Pour ce qui est des vieux, on leur reprochera sans doute un surplus de sagesse, si je puis dire, mais de la sagesse, mon ami, en a-t-on jamais assez ?

La tapette à mouche :

Clac !

Cut. Plan rapproché sur la tapette, qui gratte la table incrustée du cadavre le plus récent.

Le maraîcher :

Oh, moi, vous savez...

Cut. Plan rapproché, le maraîcher, de face.

Croyez-moi, vous avez tort de dénigrer les compétences de vos hommes de loi pour une question de temps passé sur terre. Nous sommes tous des êtres pensants et sensibles, et...

Le maraîcher (agacé) :

Des êtres pensants et sensibles... Non mais je rêve ! Ca fait des heures que je vous dis que vous parlez à un marchand de fruits et légumes, et vous persistez à me réclamer une conversation avec un de mes avocats ! Vous tenez tant que ça à parler à des légumes ?

Cut. Plan serré sur les yeux du maraîcher.

Silence au bout du fil. Le maraîcher attend quelques secondes, fronce les sourcils, fixe le vide.

Cut. Plan large du magasin, le comptoir à l'arrière-plan.

Le client (fâché) :

C'est ridicule. C'est tout bonnement ri-di-cule ! On m'a communiqué ce numéro parce que, m'a-t-on dit, vous avez d'excellents avocats et il se trouve que j'ai besoin d'un excellent avocat.

Le maraîcher ne répond pas. Il semble hésiter. Son regard est à nouveau attiré par le vol en tourbillons d'une autre musca domestica.

Le maraîcher :

Ok, je vous le passe. Accordez-moi une minute.

Il pose le téléphone sans couper la liaison et se lève précautionneusement de sa chaise. Il disparaît dans l'arrière-boutique.

Fondu au noir.

2. Intérieur. Jour. Magasin de fruits et légumes. Gros plan.

Le combiné téléphonique est ficelé à un avocat de belle taille, une bonne dizaine de centimètres. Le maraîcher l'a installé sur une tasse à expresso, comme un œuf dans un coquetier. L'avocat semble écouter et sa position « assise » nourrit cette impression. Le temps passe et le plan demeure, ponctué par les « clacs ! » assassins.

La sonnette de l'entrée retentit enfin. La voix d'une femme d'un certain âge lance un joyeux bonjour.

Mme Firmin :

Bonjour !

Le maraîcher :

Bonjour, Mme Firmin. Comment allez-vous ?

Mme Firmin :

Ah ben on peut pas se plaindre...

Le maraîcher :

C'est sûr, c'est sûr... Et qu'est-ce que je vous mets, aujourd'hui, Mme Firmin ?

Mme Firmin :

Aujourd'hui, cher Monsieur, je vais vous prendre des tomates et des pommes de terre. Avec du persil et de la coriandre, vous serez gentil.

Le maraîcher (obséquieux) :

Certainement, Mme Firmin.

On entend les déplacements de la cliente, la pesée, l'échange des banalités d'usage.

Mme Firmin :

Mais dites-moi, mon bon, qu'est-ce que c'est que ce micmac avec votre téléphone fixe ?

Le maraîcher, riant timidement :

Figurez-vous qu'un petit rigolo a demandé audience auprès de l'un de mes avocats...

Mme Firmin, riant de bon coeur :

Ha ha, vous avez un sacré sens de l'humour ! C'est très amusant, combien je vous dois ?

Fondu au noir.

3. Intérieur. Nuit. Magasin de fruits et légumes.

Le maraîcher verrouille la porte d'entrée et se dirige vers le comptoir en fond de salle. Il saisit le combiné téléphonique, détache délicatement la ficelle et repose l'avocat.

Cut. Plan rapproché. Le maraîcher de trois-quarts face.

L'homme approche le téléphone de son oreille et entend la voix du client.

Le client :

Allô, allô ? Je ne vous entends plus. Allô ! On a été coupé !

Le maraîcher écarte le combiné de son oreille et jette un regard circonspect à l'avocat dans sa tasse.

La caméra se fige sur le légume vert. On entend un dernier « clac ! »

FIN

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 2
à mort
    le 03/01/2025 à 17:01:45
C'est rafraîchissant, ça m'a bien plu. C'est pas courant sur la forme de lire des scenarii sur la Zone. C'est un genre de texte qui pète bien et se laisse lire. Sur le fond, ça m'a fait penser à la minute nécessaire de Monsieur Cyclopède de Desproges et ça aussi ça manque beaucoup à notre époque.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 04/01/2025 à 10:54:21
C'est vrai qu'on s'exaspère un brin à la lecture en se demandant si vraiment on va se taper une lecture de texte uniquement basé sur un calembour débile et si on ne devrait pas rétablir la peine de mort pour les auteurs qui étirent des blagues de merde à l'infini. Puis on se demande si le monde n'est pas une blague de merde étirée à l'infini. Puis arrive la chute. Elle est sympa et transforme la trop longue blague en courte anecdote philosophique. Bref, exactement le contraire de "Et si c'était vrai" du regretté Marc Levy.
Mill

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Pute : -7
    le 04/01/2025 à 16:56:52
C'est un chouette résumé qui m'incite tout de même à m'interroger sur le concept.

Et à fuir Marc Lévy, mais ça je le savais déjà
Lapinchien

tw
Pute : 2
à mort
    le 06/01/2025 à 08:16:35
Marc Lévy, ce chancre mou de la littérature jetable, pourquoi l'évoquer ? Une adaptation Hollywoodienne de ce texte avec Reese Witherspoon dans le rôle de Mme Firmin est-elle à l'ordre du jour ?

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