LA ZONE -

Rupture anticipée

Le 24/12/2024
par Gimini Khrouchtchev
[illustration]     Pour lui, minuit durait toute la nuit et peut-être davantage. Il ne connaissait de la lumière du jour que les images que les elfes lui avaient gravées pour décorer l'entrée de sa cabane. Il se réveillait une fois par an, quelques minutes avant l'heure du départ, trente minutes avant minuit, chaussait ses grandes bottes de cuir - il se souvenait encore de l'odeur de la bête morte le jour où il l'avait chassée - le cul posé sur sa paillasse, se disait à chaque fois qu'il devait changer la paille, ôter les toiles d'araignée qui débordaient depuis peu sur le traversin jauni, descendait du grenier où quelqu'un d'autre avait installé sa chambre des siècles plus tôt, revêtait sa tenue hideuse, d'un rouge sang maladif, le bonnet à fourrure blanche au capuchon assorti, la lourde ceinture découpée dans une peau de cerf. Il ne possédait plus de miroir depuis qu'il l'avait retrouvé brisé, en se levant pour sa tournée, trois ans plus tôt, mais il s'en moquait. Il se souvenait de sa peau granuleuse, blanche comme la neige, de ses yeux d'un bleu acier à l'éclat quasi surnaturel, de son nez en patate aux veines apparentes, de sa barbe épaisse et cotonneuse, ses cernes enflées par le poids du sommeil qu'il ne trouvait jamais malgré les longues nuits que lui imposait sa condition. Il se souvenait qu'il méritait ce visage charnu, brisé, marqué par des souvenirs qui avaient préféré sculpter sa chair et nourrir ses cauchemars plutôt que son esprit mais il ne se rappelait ni son âge ni son nom.
    Enveloppé dans une cape d'hermine, il ouvrait grand la porte noire. C'est ainsi qu'il l'appelait. Il n'y avait pas de fenêtres et la lumière ne pénétrait jamais dans la cabane. Peut-être pendant que son corps inanimé attendait que sa conscience lui revienne et qu'il reprenne la route des étoiles au bord de sa machine.
    Une fois la porte noire ouverte, le froid lui mordait les joues, lui croquait le nez, le vent lui ébouriffait les quelques mèches blanches qui dépassaient de sa capuche. Devant lui, les ténèbres et les bruits de la nuit. Des sons de mâchoires qui claquaient au loin, des rires de hyènes et des hurlements de loups. Des oiseaux immenses mouvaient leurs ailes dans l'obscurité et il savait qu'il ne fallait pas les brusquer, qu'il vaudrait mieux même éviter de croiser leur regard.
    Il marchait quelques mètres, effrayé malgré l'assurance que lui conférait l'éternelle répétition de ce rituel, montait dans la machine. Il la caressait d'une main tranquille et la machine grognait en retour, une sorte de ronronnement exagéré, violent et sauvage comme la traversée d'un fleuve en pleine tempête. Il s'asseyait à sa place, devant les paquets emballés, des centaines de paquets dont les dimensions variaient à mesure que la nuit avançait. La nuit durait pour lui plusieurs jours, des semaines, des mois peut-être. Et la machine décollait, suivant une route qui changeait à chaque fois et à laquelle il avait depuis longtemps cessé de s'intéresser. Il n'avait pas de prise là-dessus. Il ne savait pas quand et où la machine s'arrêtait mais il savait qu'il devait descendre, saisir un paquet dans le tas derrière lui, le livrer à une famille, un foyer. Il prenait le premier paquet au hasard mais il tombait toujours sur le bon cadeau, celui qui correspondait à l'enfant, aux enfants. Il y avait parfois plusieurs paquets pour une seule maisonnée. Parfois, il n'y en avait qu'un, petit, dérisoire, minable. Il avait cessé de s'indigner devant cette injustice.
    Il avait toutefois décidé que cette tournée serait la dernière. Il ne rentrerait pas au bercail. Il avait suffisamment servi l'ordre des choses, il avait alimenté les fantasmes de générations d'enfants, dispersé la joie aux quatre vents, il était temps d'en finir. Alors il commença à jeter les paquets l'un après l'autre par la fenêtre de la machine.
    Hop. Encore un cadeau que les gamins n'auront pas. Hop. Fini, les enfants gâtés, les mensonges de Noël et le chantage aux enfants sages. Hop hop hop ! Il sentit quelque chose d'étrange se dérouler dans la région de son visage située entre son nez et son menton. Sa bouche lui faisait mal, ses lèvres se tordaient. Quelque chose dans sa gorge le grattait puissamment de l'intérieur, demandant à sortir. Et soudain, ce fut comme une évidence folle, un fantastique pied de nez à la grande hiérarchie du cosmos et des idées reçues. Et tandis que les cadeaux pleuvaient par centaines de milliers sur des territoires vierges et des zones oubliées de la planète en une sorte de guirlande multicolore, il retentissait enfin, profond, graveleux, sonore, aussi brutal qu'un train fonçant dans un mur, son rire de gredin, de démon enfin libéré : Ho ho ho.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 24/12/2024 à 15:45:16
C'est bien écrit. J'aimerais tant que me mettre dans un état second me suffise à acquérir une telle fluidité. Cependant il y a trop d'indices dès le départ, j'ai tout de suite pigé que tu parlais de Theodore Kaczynski.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 24/12/2024 à 18:08:04
Sympa, entre la première bière et les premiers chips.
Mill

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Pute : 2
    le 30/12/2024 à 16:29:36
C'est vrai qu'une fois qu'on a achevé la lecture de ce texte, on peut penser à celui où Borges nous fait le portrait du Minotaure dans "Fictions". A la différence que Borges nous surprend réellement et que l'on ne devine somme toute qu'à la fin l'identité du narrateur.

Ici, toutefois, j'ai l'impression que la finalité du texte n'est pas de révéler l'identité du Père Noël dans un final twist mais bien de créer pour ce dernier une sorte de prison tenant à la fois de la malédiction et d'une vision légèrement déformée du monde du travail. Interrogé à ce propos, Gimini K m'a dit ceci : "De toute façon, quand j'écris, je sais pas ce que je fais. Sans doute qu'il faudrait considérer ça comme un brouillon et changer quelques trucs."
Moi, ce que j'en dis c'est que, comme défense, c'est nul.

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