Il y avait d'abord eu cette entrée, comme taillée dans le roc par un coup de hache aléatoire. Le coup avait été porté de biais par un être puissant et gigantesque et la force du choc avait détaché un bloc triangulaire du reste de la montagne. Les deux visiteurs avaient dû se faxer derrière cette roche arrachée de la paroi, manœuvre simple sur le papier mais dont la mise en pratique avait causé diverses circonvolutions au plus grand des deux. Il fallait se hisser, enjamber le bas de la faille, plaquer son dos contre la pierre et se laisser glisser sur une quarantaine de centimètres, puis avancer dans la montagne, de profil, avec cette impression déconcertante de reculer vers l'avant. Jean-Ba avait dû chercher la meilleure position pour passer. Axel l'avait imité sans se poser de questions. Plus petit, plus mince, plus malléable. Il aurait presque pu entrer en gardant son sac sur le dos.
A l'intérieur, le gamin avait frissonné en silence. La position simiesque de son père lui conférait des allures de bête sauvage et les ombres portées par les mouvements de sa frontale s'écrasant contre les encoignures lui donnaient l'impression de regarder un kaléidoscope générant des fractales à partir des ténèbres. Il se redressa, s'assit sur le siège naturel que lui offrait la pente derrière lui et constata que le casque de son père frottait le plafond du haut de son arête.
« Allume ta lampe, Axel et regarde un peu par là. »
Le rayon de la lampe lui montrait une galerie relativement étroite qui partait sur sa gauche, à moins de deux mètres de l'endroit où il avait posé ses fesses. C'était un corridor irrégulier, comme taillé en biseau, assez haut pour qu'un adulte puisse y progresser sans se baisser et dont sol ressemblait à un caniveau, lisse et blanc. De l'eau s'y écoulait langoureusement.
« C'est le ruisseau de tout à l'heure. La source se trouve derrière la montagne mais dans la grotte, il y a une résurgence. On ira pas jusque-là, vu que ça se situe un peu loin, qu'il faut passer par des chatières et tout le bataclan, mais tu verras quand même la cascade et la zone inondée. D'après ce qu'on m'a raconté, ça devrait être sympa.
- Papa, c'est quoi ce truc ? »
Axel lui montra un petit objet cylindrique, rouge, aux extrémités inégales.
« Fais voir, où t'as trouvé ça ? »
Haussant les épaules, l'air de dire « ben juste là », Axel lui donna ce qui ressemblait à...
« … une bougie ! Ha ! Je pense que quelqu'un est entré ici de nuit et qu'il est tombé en panne de batterie ou quelque chose dans le genre. »
Il sourit.
« C'est pour ça que la plupart des spéléologues se baladent avec des bougies, des briquets, des allumettes et des briquets en plus de leurs soixante-douze lampes de poche.
- Soixante-douze ?
- Façon de parler, fils. Moi j'en ai pris cinq. Ne t'inquiète pas pour la lumière, on en manquera pas ! »
Jean-Ba descendit de son perchoir et se dirigea vers la galerie. Il prit appui sur les murs, marcha directement dans l'eau, emmenant une partie de l'éclairage avec lui. Axel put se rendre compte de la force de l'ombre dans laquelle ils allaient s'engager. Son père était pile devant lui, à moins d'un mètre, probablement, et il sentait l'obscurité peser de toutes se forces derrière lui. Il tâcha de se raisonner. Derrière lui, il y avait l'entrée, donc un filet de la clarté du jour, et ces murs idiots qu'on aurait pu appeler des plafonds tellement ils se tordaient dans tous les sens, mais il sentait bien que le faisceau de sa lampe n'éclairait que dans un sens, que la nuit commençait à la lisière de ses épaules, à la visière de son casque.
« Alors, c'est pas une sacrée aventure ? »
Axel n'osa pas répondre de peur que son père ne perçoive son angoisse. Ils avançaient dans un couloir aux bords mal taillés, sous la terre, sous des tonnes de cailloux de toutes sortes...
« Tu verras, dans quelques mètres, le paysage va changer et ce sera encore plus délirant. »
Ces « quelques mètres » évoqués par son père, Axel ne mit pas longtemps à les convertir en minutes. La distance n'était rien face au temps qui lui semblait s'écouler au goutte à goutte. Il en sentait le poids à chaque pas, à chaque souffle, à chaque fois que sa main passait de l'ombre à la lumière, de la lumière à l'ombre. Ils étaient sous terre, nom d'une taupe ! Sous terre !
Il ne cessait de se le répéter. Comme une sombre litanie, une entêtante comptine qu'il aurait entendue dans un film d'horreur - le cliché cinématographique de l'enfant possédé qui entonne les vers oubliés d'une chanson anodine rendue sinistre par sa voix atone de créature démoniaque. Pire, il commençait à en vouloir à Jean-Ba. Ils marchaient dans un corridor dépourvu d'éclairage, de système d'aération, de téléphone, de n'importe quoi d'à peu près rassurant et normal ! Et si nos frontales s'arrêtent de fonctionner, on fait comment ? C'est quoi, le protocole ? Si on mouille nos allumettes, que nos briquets déconnent, que les autres loupiotes, pour une raison ou une autre, refusent d'éclairer ?
Les interventions impromptues de son papa le détournaient partiellement de sa panique naissante mais il échouait à s'en dépêtrer. L'angoisse s'était confectionnée un nid douillet dans sa boîte à idées noires et il l'entendait psalmodier d'une voix misérable qu'ils ne sortiraient jamais de ce trou, que sa vie approchait de la fin, qu'il ne fêterait probablement pas son treizième anniversaire.
Il ne savait pas ce qui l'agaçait le plus : le ton guilleret de Jean-Ba, qui se voulait entraînant, enthousiaste, porteur de cette jovialité d'animateur de centre aéré qui l'avait tant crispé à chaque fois qu'il avait dû accepter, la mort dans l'âme, de passer une semaine sous la houlette d'inconnus chargés d'occuper des mômes à coups de jeux collectifs. Ou tout simplement la désinvolture avec laquelle son père, persuadé du bien fondé de sa démarche, lui avait imposé cette expérience d'immersion profonde dans un monde parallèle dont il se rendait justement compte qu'il le terrifiait. Peut-être que, pour une première fois, il aurait dû se contenter d'une visite touristique dans une grotte balisée, pourvue d'éclairage électrique et de sorties de secours. Mais non, évidemment que non ! Trop facile, trop quelconque. Son père avait toujours réfléchi en termes de grandiose et d'extraordinaire. Il fallait s'accomplir en dehors des cases que nous imposait la société, il fallait sortir des sentiers battus et creuser sa propre voie en marge de la marge. Résultat, il flippait sa race maudite au fond d'un endroit sans lumière qui lui rappelait un escalier en colimaçon construit par des hommes d'un autre âge au milieu du désert, et dont les milliers de marches circulaires menait en des lieux où règnent les monstres et les mauvais esprits.
« Tiens, regarde, c'est maintenant que ça change.
Le conduit, en effet gagnait en hauteur ce qu'il perdait en largeur. Au-dessus de leur tête, il apercevait des zones d'ombre derrière la roche escarpée. Autrement dit, il n'y avait plus de plafond et on ne savait absolument pas si un animal n'allait pas surgir de nulle part, en haut, à gauche, à droite, devant, derrière. Les faisceaux de leurs lampes se perdaient dans les reliefs contrariés des parois, cette fois irrégulières, parfois extrêmement morcelées, nimbées de concrétions blanches et lisses en certains endroits, ou au contraire, caillouteuses et torturées en d'autres. Axel se dit qu'il pourrait très bien prendre appui sur ces avancées rocheuses pour monter de plusieurs mètres et suivre exactement le même chemin à un étage supérieur. Cette pensée l'amusa un instant. Lui qui appréciait depuis peu les accrobranches et les cages à poule, peut-être commençait-il enfin à se prendre au jeu de l'escalade et de la découverte.
« On appelle ça une diaclase.
- Qu'est-ce qu'on appelle une diaclase ?
- Ce type de galeries un peu étroites qui montent très haut. Si on avait plus de temps, ça vaudrait le coup d'aller explorer là-haut. Si ça se trouve, il y a des passages qui mènent dans d'autres salles, voire d'autres grottes. »
La perspective de grimper chercher d'autres complications n'enchantait pas Axel, qui s'imaginait déjà coincé dans un trou trop petit pour lui, suspendu au-dessus d'un vide de dix mètres, évidemment avec une lampe-torche aux piles défaillantes et avec un papa peu compréhensif susceptible de lui démontrer par A plus B qu'ils ne craignaient absolument rien dans cette foutue caverne. Il ne dit rien, toutefois. Jean-Ba l'avait peut-être traîné jusqu'ici en se rengorgeant de la certitude que son fils avait toujours rêvé de devenir Indiana Jones mais il ne lui imposerait certainement pas des recherches hasardeuses dans une cavité qu'il ne connaissait pas.
Du moins, c'est ce qu'il voulait croire.
« Je reviendrai sûrement un de ces quatre. Je suis sûr qu'il y a de quoi se marrer bien comme il faut.
- Oui, p'pa. »
Le gamin ne cacha pas son soulagement. Sa voix sonna plus assurée dans l'acoustique complaisante de ce nouveau relief. Jean-Ba se retourna, l’œil rieur et le sourire en coin.
« Ca va, Axel ? Tu n'as pas peur, au moins. »
Axel baissa d'abord les yeux dans une frénésie de clignements - la frontale de son père, il se la prenait en pleine poire.
« Ouh là, excuse-moi, Axel ! »
La main sur la frontale, Jean-Ba réitéra sa question.
« Alors, t'as les chocottes ? »
Sourire blanchâtre du gamin. Jean-Ba se dit qu'il ressemblait à de la calcite et se demanda si c'était la lumière blanche de son ampoule qui lui donnait cet aspect fantomatique ou si ce masque opalescent traduisait une peur profonde.
« Dis donc, t'es tout blanc ? T'as froid ?
- N-non, enfin... un peu, oui.
- Franchement, t'as la trouille ? Réponds-moi sincèrement, je te promets de ne pas me moquer de toi. »
Sous les yeux inquiets de son père, le garçon réfléchissait à toute allure. Il ne voulait pas que son père s'en veuille. Il l'avait surpris un soir, dans sa cuisine-chambre à coucher, se répétant dans un mélange de larmes silencieuses et de jointures serrées à blanc qu'il était nul, stupide, bon à rien, un mauvais père, un homme insignifiant, une ombre parmi les ombres et rien de ce qu'il décidait jamais n'y changerait rien. Axel avait refermé la porte tout doucement. La scène l'avait marqué pour longtemps. Il avait toujours su, sans trop comprendre comment ni pourquoi, que son père n'était pas un adulte comme sa mère ou d'autres membres de sa famille. Il portait en lui une fragilité, une douceur triste qu'il avait toujours pris pour de la bienveillance ou de l'empathie - sans aller jusqu'à se le formuler en ces termes précis. Mais de voir son père pleurer ainsi, de honte, de désespoir, de chagrin, l'entendre se sous-estimer et se réduire à néant l'avait dévasté. Il se sentait responsable du bien-être de son père, de sa bonne humeur, de son envie de continuer de vivre ou à l'inverse de son irrépressible attrait pour le vide. Et pas besoin d'avoir épuisé des traités de psychologie pour piger que ce n'était pas là son rôle dans cette relation bancale qu'ils essayaient tous deux de reconstruire.
Par ailleurs, le gamin en proie à ses hormones répugnait à avouer sa frousse alors que ça ne faisait pas vingt minutes qu'ils cheminaient dans la grotte. On lui avait déjà tenu le discours habituel sur le « vrai » courage, celui qui consiste à admettre sa peur, à l'affronter, à la vaincre. Discours positif et rassurant. Ca lui parlait. Mais comme la plupart des gamins de son âge, il avait surtout tendance à trop écouter les remarques de la plupart de ses copains d'école, les caïds de la cour de récréation qui jouaient du muscle et de la grande gueule pour dominer leurs camarades de classe.
Quand on avait la trouille, on n'avait rien d'un héros, d'un « boss », d'un « mâle alpha ». Ces mots, les grandes gueules de l'école se les répétaient sans savoir et Axel, de son côté, avait fini par réaliser que leur définition exacte n'avait pas grande importance. Tout comme « fiotte », « pédé » ou « gonzesse ». Dans les yeux des petits mâles, il valait mieux apparaître comme un boss que comme une fiotte ou une gonzesse. Le reste, ça regardait les adultes.
« C'est pas tellement que j'ai la trouille, tu vois ? C'est plutôt que c'est la première fois que je descends sous terre alors je me sens un peu... »
Jean-Ba plissait les yeux. Il mourait d'envie de finir la phrase du petit mais c'était une mauvaise idée, il le savait. Le gamin a du vocabulaire, autant qu'il s'en serve. Et surtout, ne pas lui mettre des idées extérieures dans la tête. Ce n'est pas à moi de lui fourrer dans la crâne des notions comme l'épouvante ou l'effroi.
« Je me sens impressionné, en gros. C'est un peu... pfff, c'est un peu flippant, quoi. »
La grande main de Jean-Ba se posa sur l'épaule gauche du garçon. Douceur de la main tiède, caresse à travers le tissu étanche de sa combinaison, à travers le pull et le t-shirt juste dessous. Il ne se sentait pas vulnérable au point de craquer comme tout à l'heure face au serpent, mais il ne lui en faudrait pas beaucoup plus avant de se répandre une fois de plus. Il avait peur de la réaction de son père. Ne finirait-il pas par mépriser son fils ? Le traiter de « chochotte » ou quelque chose comme ça ?
« En fait, j'ai un peu peur du noir, tu le sais, pas vrai, p'pa ? »
Il lut l'incompréhension sur le visage de son père.
« Je croyais que c'était fini, ça. A chaque fois que tu viens chez moi, tu dors bien. Tu ne réclames plus de laisser la porte ouverte, ni la veilleuse. »
A ces mots, Exel sentit poindre le découragement. Il allait avoir droit au laïus sur son âge, le fameux « tu es grand maintenant », celui qui justifie que l'on pousse le gamin dans le dos quand il tarde à se décider. Pour Axel, ces formules, il les comparait à une forme de chantage. L'enfant qui se projette toujours comme un peu plus vieux parce que ses héros sont généralement des jeunes adultes, des types costauds et hâbleurs, des gaillards qui se tirent de toutes les situations. Par force, par ruse, ou encore au culot. Mais lui, Axel, savait distinguer ses projections et ses fantasmes de sa réalité d'enfant brinquebalé d'un père instable à une mère toute-puissante. Alors quand on lui sortait qu'il était trop grand pour craindre les ténèbres, il avait juste envie de donner des coups de pied en insultant la terre entière.
Il n'en fit rien, bien sûr.
« Papa, chez toi c'est tout petit, je sais que tu es à côté. En plus, je t'entends. »
De toute évidence, l'explication ne plut pas à Jean-Ba. Peut-être que s'entendre rappeler que l'on vit dans un placard lui provoquait des démangeaisons au niveau de l'amour-propre. Peut-être qu'il en avait juste assez de causer parce qu'il voulait avancer dans la visite de la grotte.
« D'accord, bon. Je veux bien admettre que ce soit « flippant », comme tu dis. Mais t'as vraiment une sale tête et je me demande si tu n'as pas pris froid. Tu as mal à la tête ? »
Axel secoua la tête.
« Non, » avait-il envie d'ajouter, « j'en ai juste marre d'être ici. »
Jean-Ba ôta la main de devant sa lampe et reporta son attention vers la galerie.
« On continue un peu quand même ? »
L'enfant allait répondre. Ses lèvres s'entrouvraient lorsque le caillou tomba à mi-distance entre père et fils, produisant un « plouf » claquant dans les quelques centimètres d'eau à leurs pieds. Sa bouche interrompit son geste indolent et il demeura coi, la bouche entrouverte, figé dans son expression de surprise imbécile. A sa décharge, son père affichait également une drôle de figure. Les yeux écarquillés, le sourire figé dans une parodie glaçante, une goutte de sueur qu'Axel n'avait pas remarqué étincelant tout à coup sur sa tempe.
Instinctivement, ils s'écartèrent et levèrent les yeux, fouillant la pénombre au-dessus de leurs têtes avec les faisceaux inutiles de leurs lampes frontales. Pas assez puissantes, trop de recoins. Ils se trouvaient pour ainsi dire au fond d'une crevasse dépourvue d'accès à la surface. Et cette brèche creusée dans la pierre n'avait rien de régulier. Ce n'étaient qu'amoncellements et sédimentations sauvages, le tout rongé par l'eau et l'érosion, d'où cet aspect paradoxalement lisse au toucher.
Surtout, lorsqu'ils dirigeaient leurs halos vers les hauteurs, l'obscurité avalait l'intégralité de leurs corps. Il ne restait d'eux que le bout de leur nez et le bas de leurs visières. Axel s'empressa de baisser la tête, collant son père, surpris de se sentir ainsi bousculé.
« Hé, fais attention ! »
Baissant la tête à son tour, ce qui eut pour effet immédiat d'aveugler son fils involontairement, Jean-Ba perdit momentanément l'équilibre. Il se rattrapa aussitôt, le pied gauche en arrière, sa main droite glissant sur la paroi qu'elle tentait de saisir.
« Ah, mais merde ! »
Il ne cria pas fort mais Axel le sentit dans sa chair. Son père s'énervait comme quand il avait commencé à perdre les pédales trois ans plus tôt. Il n'avait pas mesuré à quel point cette voix forte et rugueuse devenait abrasive à ses oreilles de petit garçon. Il se sentait soudain entièrement possédé par l'idée que son père le détestait, qu'il le haïssait, qu'il voulait qu'il disparaisse loin de lui...
« Pardon, Axel, c'est juste que... »
Jean-Ba soupira, scruta encore quelques secondes l'obscurité en haut de la diaclase, sembla chercher quelque chose sous ses chaussures.
« Tu as vu ce qui était tombé, non ? C'était bien un petit caillou ? »
Axel renifla en opinant du chef. Le froid n'était pas une vue de l'esprit. Moins il bougeait plus il sentait ses membres s'engourdir. Il se frictionna les membres, contractant ses muscles et resserrant ses épaules.
« Papa, j'ai froid. On devrait avancer, je crois.
- Tu as raison. On y va. »
La lumière se déplaçait avec eux, ne se fixait nulle part, comme si elle avait nagé la brasse dans la noire opacité qui les avait avalés, poussant l'ombre sur les côtés pour la reléguer à l'arrière, pour qu'elle se campe dans leur dos, immense et tentaculaire, patiente et aux aguets. Axel croyait sentir son souffle, ses nasaux frémissants. Il se disait qu'il n'avait jamais eu aussi peur et que, pourtant, il ne s'était rien passé.
Et les cailloux tombent tout seuls dans les grottes. Les cailloux se détachent sans l'aide de personne des parois et tombent sur les deux seules personnes présentes. Ca arrive, c'est obligé que ça arrive.
Même si ces cailloux ne tombaient pas souvent parce qu'il n'en avait pas vu tomber d'autre depuis qu'ils étaient entrés dans la caverne. Il n'avait pas entendu de petit bruit indiquant que des cailloux tombaient. Mais bien sûr que ça arrive, forcément que ça devait arriver !
« Regarde comme c'est beau ! »
Devant eux, la galerie s'ouvrait sur une véritable salle de bal. Axel avait visité le Louvre lors d'un voyage scolaire à Paris. Il compara spontanément cette salle aux dimensions de la grande salle à l'intérieur de la pyramide transparente. Il songea également à un hall de gare, une salle d'accueil de mairie stalinienne. Le plafond s'élevait à une dizaine de mètres et présentait un plafond chargé de concrétions de diverses formes et tailles. En son centre, ou presque, la plus grande d'entre elles évoquait un lustre aux décorations ouvragées. C'était une gigantesque draperie blanche, luisant dans l'éclat de leurs lampes combinées. « Magnifique, en effet, » pensait Axel, mais aussi terriblement inquiétant. Encore cette blancheur striée de bandelettes orange ou beiges, il n'était sûr de rien.
Sur les côtés, là où le plafond s'incurvait ou se brisait sur les parois, on retrouvait le relief déstructuré qui les avaient surplombés dans la galerie qu'ils quittaient à peine. Des sortes de corniches qui semblaient taillées de la main de l'homme, des promontoires incohérents, et toujours ce mélange de pierre sèche et brute, aux arêtes marquées, de calcite lisse et froide, de concrétions immenses rappelant la porcelaine. L'ensemble évoquait un monde inventé, un décor extraterrestre dénué de vie. Pas de plantes ici bas. Pas de lierres, de racines, de buissons bruissant dans la nuit. Pas de fleurs, de feuillages, d'arbrisseaux. Juste de la terre, des pierres, et cette matière translucide dont il s'apercevait à l'instant qu'il la haïssait.
« On dirait la maison des fantômes. »
Jean-Ba éclata d'un rire qu'il voulait communicatif mais qui ne réussit qu'à sonner contraint et forcé. « Un rire de con, » pensa Jean-Ba en l'entendant rebondir dans la salle. Il allait perdre l'intérêt du gosse. La suite de la journée s'annonçait comme un calvaire. Il allait devoir le traîner, lui hâter le pas toutes les trois minutes, et il s'impatienterait, changerait lui-même d'attitude, hausserait le ton de plus en plus souvent, de plus en plus fort.
Puis sa lampe lui révéla la nature du sol qui s'épanouissait devant eux.
« Oh, regarde, c'est énorme ! »
Axel plissa les yeux, à curieusement ébloui par l'éclat de leurs loupiotes. Il ne savait pas en quoi était constitué le sol pour réfléchir autant la luminescence des deux halos combinés, peut-être un grand et monstrueux miroir sombre, posé par terre. S'ils avaient continué à avancer, sans doute auraient-ils marché dessus. Ou plutôt dedans, se corrigea Axel, puisque il s'agissait d'une large cuvette pleine d'une eau parfaitement transparente. Une fois stabilisés, les faisceaux combinés des deux lampes frontales en révélait les fonds laiteux. L'ensemble évoquait une synthèse improbable entre un jacuzzi, une fontaine et l'intérieur d'un coquillage. L'eau n'en semblait que plus pure mais dès que la lumière s'éloignait, l'obscurité anéantissait toute idée de flamboyance, de clarté ou d'opalescence. A nouveau, Axel fut la proie d'une violente crise d'angoisse. Il s'imagina aveugle, les pieds dans cette eau qui ne s'éclairait que lorsqu'on voulait bien l'éclairer, ce qui voulait dire quasiment jamais, et ce fut comme un soudain vertige au sommet duquel il se voyait progressant, les yeux bandés, dans un monde où les lumières s'éteignaient à mesure qu'il avançait.
« Ca donne envie d'y aller, pas vrai ? »
Jean-Ba plaisantait et ça s'entendait dans le ton de sa voix, mais Axel, absorbé dans ses pensées tortueuses, faillit répondre au premier degré. Elle doit être glacée. On va geler, là-dedans. Rien de mieux pour choper une pneumonie. Papa, des fois t'es vraiment con. Papa, des fois j'ai l'impression que tu n'as envie que d'une chose, c'est de me voir crever sous tes yeux de vieux junky.
« Non, ce n'est pas moi qui pense ça, » se dit le garçon. « Je sais même pas ce que c'est, un junky, comment je pourrais penser ça ? »
Il sut alors avec certitude qu'ils n'étaient pas totalement seuls dans la grotte.
Il déglutit. Regarda son père qui ne cessait de s'esbaudir devant le bassin naturel. Il n'avait aucune idée de ce qui était en train de se dérouler en ces lieux. Aucune putain d'idée.
« Papa, j'ai froid. On devrait sortir. »
Il comprit à l'instant même où ces mots sortaient de sa bouche que cette option ne serait pas même considérée. Ils allaient vraiment demeurer là-dedans à tout jamais. Il expira profondément, soupira dans la foulée, ajouta :
« Tu ne le vois pas, qu'on est pas seuls ? »
La première salle ressemblait à un vestibule malmené par des architectes sournois. Un espace réduit au strict minimum, le sol incliné, fracturé en strates parallèles, toutes de hauteur différente. Il paraissait impossible de s'y tenir droit, les pieds à plat, et Jean-Ba préféra s'accroupir comme un chimpanzé afin de préserver un semblant d'équilibre. C'était une pièce toute en angles dont les murs de granite, paradoxalement plats, se fondaient les uns dans les autres dans une incohérence géométrique qui rappelait les œuvres d'Escher. Refusant toute notion de verticalité ou d'horizontalité, chaque paroi penchait dans un sens différent des autres et l'on ne savait jamais à quel moment et de quel côté de la tête on allait se cogner. « L'antichambre de l'Enfer », pensa Axel.
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Le Chattamflood me pompe toute mon énergie. Il faut que je reprenne ce récit depuis le premier épisode, et je reviens commenter.
Superbe ambiance sombre entre de parfaites descriptions dépaysantes pour moi qui n'y connait rien en spéléologie et introspections angoissantes du gamin et du père. ça fout le vertige, ce balancement entre les deux. Bien hâte de lire la suite qui me plonge déjà dans un trauma d'enfance : les épisodes où Tom Sawyer affronte Joe l'indien alors qu'il est perdu dans la montagne.
J'avais complètement oublié ces épisodes et maintenant que tu en parles, c'est vrai que ça évoque quelque chose de glauque et d'angoissant.
C'est cet épisode là : https://www.youtube.com/watch?v=hKL9-tRPlvk
Wow, la madeleine !
Quelqu'un a parlé de Proust ?
Je me suis accroché, mais je suis allé au bout. En fait, c'est la toute fin qui a réveillé mon intérêt.
Je note l'effort pour réussir à pondre autant de descriptions différentes de l'intérieur de cette grotte. Je m'en sentirais bien incapable.
On se noie sous la débauche d'images, et c'est sûrement voulu. De mon côté, ça me brouille l'imagination plus qu'autre chose, mais je suis un peu attardé.
Bien envie de savoir la suite, qui augure de l'action.
Je ne peux pas commenter ce soir, Lapinchien m'a flanqué la migraine avec son usine à trombones.
J'avais pourtant pris un bon élan.
Mieux ! Vraiment mieux écrit que le précédent épisode. Plus fluide. Ultra descriptif (t'es un descendant direct de Balzac, toi, ou quoi ?) mais c'est plutôt bien foutu.
Comme Clacker, quand on m'assaille de descriptions, ça a tendance à avoir l'effet inverse de celui recherché : je ne distingue plus rien. À force de me coller le mufle sur le moindre détail, je vois flou, mais ça, c'est mon problème, pas le tien.
Même si je suis plutôt du genre sportif, la spéléo, c'est pas mon truc, mais j'apprécie de la découvrir un peu à travers ta nouvelle. Ça me conforte dans l'idée de rester à l'air libre, dans les grands espaces où l'on a toujours la possibilité de cavaler pour sauver sa peau.
Bien aimé cette image, efficace sans trop de tirlipompons : L'angoisse s'était confectionnée un nid douillet dans sa boîte à idées noires
Et cette phrase m'a fait rire : "Ils étaient sous terre, nom d'une taupe ! Sous terre !"
C'est le "nom d'une taupe !" qui a eu raison de mes zygomatiques, je ne sais pas trop pourquoi. Décidément, je l'aime bien, ce gosse.