LA ZONE -

Canis Canem Edit - premier volet

Le 05/12/2024
par Clacker
[illustration] Eddy répétait qu'on était comme une famille.
En arc de cercle, mains croisées, réunis autour du gamin. Assis bien raide sur la chaise, dans le contre-jour de la fenêtre, "P'tit Frère", comme on l'appelait, avait la mâchoire démantibulée. A ses pieds, un démonte-pneu taché de sang.
On a observé une minute de silence pour ce petit con qui ne s'était plus senti pisser.
— Vous deux, foutez-le dans une quelconque fosse à merde, a lancé Eddy en nous désignant Chasseur et moi, avant de prendre la porte sans se retourner.
Eddy Grigoryan avait de l'affection pour nous, même s'il n'était pas toujours démonstratif. Seulement quand il était bourré. Je l'ai déjà vu pleurer dans les seins de sa mère.
Pour lui, les liens du sang comptaient autant sinon moins que ceux qu'on pouvait lier dans l'arrière-salle de son restau arménien, le Mont Ararat, à jouer aux cartes et s'arsouiller au brandy.
C'est vrai qu'on était comme une famille. Et toutes les familles ont leurs problèmes.
Chasseur balançait des grands coups de pompe pour faire entrer P'tit Frère tout entier dans le coffre de la 205, quand on a entendu une sirène de flics.
Brest est une petite ville, et on risque souvent de tomber sur une patrouille au premier coin de rue.
— Démarre la voiture, a dit Chasseur.
On a roulé jusqu'à un terrain vague de Pontanezen, entre deux cités. On savait que les flics ne viendraient pas dans le quartier. Le problème, c'étaient plutôt les locaux, et il fallait qu'on se magne le train.
Pendant que je creusais, je voyais des silhouettes encapuchonnées et des flammèches incandescentes dans la nuit, des pointes de joints de beuh qui brillaient comme des lucioles sous les porches des cités. Ces gars n'apprécient pas trop qu'on vienne enterrer des macchabées sur leur terrain de jeu, surtout quand on n'est pas de leur bloc.

Comment devient-on fossoyeur pour un obscur restaurateur arménien ? Sans prévenir, et un peu par la force des choses. Nécessité faisant loi.
Je venais de me faire virer de mon job de videur de thons à la criée du port pour cause d'absences injustifiées. Disons plutôt que la justification ne leur convenait pas, étant donné que cuver son vin dans sa piaule insalubre n'est pas reconnu comme une maladie incapacitante par la sécu.
Ainsi, j'étais désoeuvré et je dilapidais l'essentiel de mes indemnités chômage dans les bars et les pizzérias du centre. Le reste de mon temps libre, je le passais dans la grande librairie généraliste de la rue de Siam. En plus des bouquins, le bâtiment abritait une cafétéria, et j'y buvais souvent deux ou trois expressos de suite en lisant des romans de gare, des polars et un peu de philosophie antique - mais ça c'était surtout pour impressionner Mégane, la serveuse. J'avais pris l'habitude de mémoriser des maximes et de les citer au moment de l'addition. Mégane tapait sur sa caisse enregistreuse puis me donnait le montant de mes consommations d'un ton morne, en réajustant ses jeans sur ses hanches menues d'étudiante en lettres. J'insérais ma carte bleue dans la fente de son lecteur, tout excité, et je lâchais lentement mes citations, en appuyant bien sur chaque mot et en prenant un air inspiré. Cicéron. "C'est dans l'adversité que se révèlent les vrais amis". Thucydide. "L'Histoire est un perpétuel recommencement". Platon. "La nécessité est la mère de l'invention".
Pour toute réponse, Mégane admirait sa manucure.
J'ai compris que ce n'est pas en citant des barbus vieux de trois mille ans qu'on met des gamines dans son lit. La carte bleue suffit.
Et ma carte, dès le dix du mois, ne passait plus.
Platon ne s'était pas trompé. J'ai préféré fréquenter les bars louches du quartier de Recouvrance, riches d'opportunités interlopes, plutôt que de chouiner devant un conseiller pôle-emploi.

La clientèle du Mala Vida se composait d'une foule hétéroclite. Aux inévitables étudiants braillards en voie de déscolarisation se mêlait un noyau dur de marins à la retraite et de pochtrons universels, quand, dans l'arrière-salle, on retrouvait toujours le même petit groupe de sales gueules occupé à magouiller. C'est tout naturellement à celui-ci que je me suis mêlé.
Ils m'ont regardé m'installer en silence avec mon Ricard. L'air était surchargé de mauvaises ondes. Un type sain d'esprit serait retourné illico au comptoir, ou bien il aurait carrément changé de rade. La tension devenant intenable, j'ai annoncé que j'offrais une tournée générale. Les visages se sont détendus, les postures ont perdu en menace.
— Après ça, je suis définitivement fauché, j'ai dit pendant que le barman resservait les truands.
— Viens boire ton dernier verre avec nous, a répondu un énorme type jovial aux allures de manouche. Il me dépassait d'une tête et demie, faisait deux fois ma largeur, et arborait des bagues à tous les doigts, exceptés les pouces, avec une lettre gravée sur chacune. A la main droite, elles formaient le mot LOVE, et à la gauche, le mot HATE.
Tout le monde l'appelait Chasseur.

Chasseur fournissait une bonne partie des dealers qu'on retrouvait place de la Liberté, en plein centre-ville. Il s'agissait de beuh, et de mauvaise cocaïne à l'occasion.
Ma première et dernière année de lycée, avant ma rupture définitive avec le système éducatif, s'était résumée à jouer les gros bras et fourguer du shit à mes petits camarades.
Mon CV a convenu au gitan. Brest était juste une autre cour de récré, moins étriquée.
Soucieux d'éviter les plates bandes de mes nouveaux collègues de boulot, j'ai investi le Jardin des Explorateurs, juste après le pont levant de Recouvrance. Un bon calcul : le parc n'était quadrillé que par deux rebeus plus occupés à consommer qu'à écouler du stock. Quand je leur ai dit pour qui je bossais, ils ont seulement hoché la tête, une paume sur le coeur.

En plus des habituels galériens de la rue, ma clientèle comptait des étudiants propres sur eux, des jeunes en licences de socio ou de géographie, des titulaires de masters en psychologie, et quelques professeurs aux allures de bobos intellectuels. Ils s'attachaient à moi, forçaient la sympathie par intérêt, le dealer étant l'intermédiaire inévitable entre le manque et la défonce.
On m'invitait aux beuveries, on proposait de m'y conduire, on me promettait des filles. Un enseignant de philo m'a même proposé de tringler sa femme pendant qu'il s'occuperait de mater.
Les amitiés se lient prématurément quand on se balade avec dix grammes de coke dans les poches.
J'étais loin de la vinasse et des punaises de lit. Loin des viscères de poiscaille et des petits chefs à la con. Je faisais de l'argent, vite et bien.
Les fourgueurs de mon espèce ne tardent jamais à se payer des Audi et des BMW, des chaînes en or et des gourmettes. J'avais fait le pari de la discrétion. Sapé comme n'importe quel quidam, j'ai investi dans un scooter des plus banals, et les flics me cédaient la priorité aux ronds-points.
Un jour, Chasseur m'a annoncé que j'étais son meilleur vendeur, l'indétrônable employé du mois, et qu'il était temps pour moi de passer au niveau supérieur. On a mis le cap sur le Mont Ararat, le fameux restaurant d'Eddy Grigoryan.

Eddy a débouché une bouteille de brandy et servi les verres, pendant que toute la troupe nous regardait en clopant. Il y avait Chasseur, bien sûr, occupé à jouer avec ses bagues, mais aussi P'tit Frère, incapable de rester en place, la mère Grigoryan qui s'activait à préparer les khorovadz - une spécialité arménienne à base de brochettes de poisson - et un taré de ruskof à moustaches qui se faisait appeler Domovoï.
— Le manouche m'assure que tu fais du chiffre et que t'es réglo, a souri Eddy en me tendant un verre.
Domovoï, à cheval sur une chaise, ne me quittait pas des yeux. C'est tout juste s'il clignait des paupières.
— Vendre la marchandise, c'est bien... mais est-ce que t'es capable de faire plus que ça ? m'a demandé Eddy après s'être envoyé une lampée de brandy.
— Genre aller péter les rotules d'un enfoiré qui te doit du fric depuis deux foutues semaines, a balancé P'tit Frère à une allure de sulfateuse.
— Ou égorger un type qui t'a rien fait, a renchéri Chasseur en tirant sur son cigare.
Domovoï est resté silencieux, pupilles braquées sur moi comme une saloperie d'alligator.
J'ai pris le temps d'écluser la gnôle.
— Vous savez combien pèse un thon jaune adulte ? j'ai demandé à la cantonade.
Ils se sont regardés, prêts à se marrer.
— Cent-cinquante kilos, j'ai dit. Certains atteignent les trois mètres de long.
Chasseur a croqué dans un khorovad, révélant sa dizaine de plombages étincelants.
— J'en ai éventré des centaines, de ces gros poissons. Avec une technique imparable. Ça ne me prenait pas plus de trois secondes. A chaque fois, j'imaginais que c'était ce sale petit merdaillon de chef d'équipe qui prenait mon couteau dans le bide. Si j'étais resté une semaine de plus à bosser pour cette crevure d'abcès, j'aurais fini par l'ouvrir du nombril au menton, façon zip de tente Quechua, et j'aurais bouffé tout crus son foie, sa rate et ses sept mètres d'intestins.
Un ange est passé dans l'arrière-salle du restaurant.
Arroghjut’yun ! Santé ! Santé ! s'est alors exclamé Eddy Grigoryan en me resservant du brandy.

J'avais joué les durs et fait bonne impression.
Mais entre les paroles et les actes, il y a un monde. Est-ce que j'étais comme ces ordures, dans le fond ? Est-ce que j'avais les tripes de buter quelqu'un ? Je n'ai pas pu me branler le cerveau bien longtemps sur la question.
Dès le lendemain des présentations avec Eddy, j'ai reçu à l'aube un texto de Chasseur. Il disait que P'tit Frère allait passer me prendre chez moi pour régler une affaire. Pas plus de détails.
J'étais nerveux en l'attendant. Je clopais à me brûler les ongles.
Une vieille 205 blanche customisée a klaxonné devant mon immeuble alors que je m'enfilais un troisième café noir. J'ai gagné la cour extérieure, puis la bagnole, et je me suis collé à la place du mort.
— Je connais un type qui vit dans ton immeuble, a dit P'tit Frère, en faisant crisser les pneus de son carrosse sur le bitume mouillé.
C'était un de ces matins noirs sous le crachin, si caractéristiques de Brest.
— Un vrai petit enculé, a-t-il ajouté pendant qu'on descendait l'avenue Jean-Jaurès.
On avait tous abusé du brandy la veille, et manifestement il avait la tête dans le cul, au moins autant que moi.
— C'est quoi son problème, à Domovoï ? j'ai demandé, en m'allumant une clope. J'ai l'impression qu'il ne peut pas me saquer.
— Ahhh... Domovoï... - ta cendre. Fais gaffe aux banquettes - Domovoï c'est quelque chose... Tu sais d'où il tient son surnom ?
— Dis-moi.
— Le domovoy, c'est le croque-mitaine, chez les russes.
— Quoi, il bouffe des gamins ?
— Tiens-toi bien. C'est un expert en kidnapping. Son truc, c'est de rentrer chez les gens, se planquer sous le lit des gosses, et attendre. Il peut rester là pendant des heures. Le moment venu - quand le petit chéri à sa maman va se coucher et saute vivement sur son lit de peur de se faire attraper les chevilles par un monstre imaginaire -, il se tortille sans bruit et sort de sa cachette avec un chiffon imbibé de chloroforme. Il saucissonne le môme comme un rosbif, puis va se taper la baby-sitter dans la foulée.
— C'est un barge.
— Tu l'as dit. Je crois qu'il a fait l'armée, là-bas chez les soviet'. Mais il n'aime pas trop parler de ça.
On arrivait rue de Siam, avec ses grands immeubles résidentiels et ses hôtels quatre étoiles. L'un des seuls coins un peu friqués de la ville.
— On fait quoi, au juste ? j'ai demandé quand on a dépassé la librairie que je connaissais bien.
P'tit Frère ne m'a pas répondu avant d'avoir garé la 205.
Finalement, il a fouillé dans la boite à gant, en a sorti un coup de poing américain, et a lâché :
— On va secouer le prunier.

L'appartement était du genre classieux. Nos sales dégaines faisaient tache dans le décor. Le type en robe de chambre avait mis la cafetière en marche. Il s'est laissé tomber sur son canapé en cuir, puis il a dit :
— Débarquer chez moi à huit heure un dimanche matin, sans déconner...
On est restés debout.
— Tu savais que je devais passer aujourd'hui, Quentin, a lancé P'tit Frère avec juste ce qu'il faut de menace dans la voix.
— J'ai pas oublié, mec, j'ai pas oublié.
Quentin s'est frotté le visage des deux mains. La situation était plus que déplaisante pour lui.
— T'as pas envie qu'on s'éternise. Tu sors le fric. On s'en va. Tu bois ton café de merde sur ton balcon avec vue sur la mer.
Un silence plombant est tombé sur l'appartement. Finalement, Quentin a trouvé le courage de relever les yeux sur nous.
— Les gars, ma copine est dans la chambre... Si on pouvait juste remettre à plus tard... Une semaine...
P'tit Frère a grimacé. Il a sorti le coup de poing américain de sa veste et me l'a tendu.
Sans hésitation, j'ai attrapé l'arme et j'ai fait deux pas vers le gus. Tout ça m'était bizarrement naturel. Je me sentais à ma place, comme un comédien sur les planches. Je n'avais pas besoin de réfléchir. J'agissais, tout simplement.
— J'ai pas le fric ! gueula Quentin. Prenez ma télé, mon téléphone... Mon portable vaut près de mille euros, prenez-le !
— Vas-y, m'a intimé P'tit Frère.
Quentin, recroquevillé sur le canapé, a levé les bras pour se protéger. J'ai dévié sa garde et j'ai frappé un premier coup sur l'arcade. Contre toute attente, Robe de Chambre a plutôt bien encaissé, alors j'ai frappé de nouveau. Une méchante droite, bien placée, qui lui a directement pété le nez. Je l'ai cogné encore, et encore. L'adrénaline décuplait ma hargne, et la violence me grisait. Le pauvre type offrait de moins en moins de résistance.
Il prenait pour tout, et tout le monde. J'avais franchi la fine limite qui séparait les honnêtes gens des crevures. J'ai compris que je pouvais le tuer, si je voulais. Mais je ne suis pas allé jusque là.
Je me suis arrêté au moment où il a posé mollement ses mains sur mon visage en m'implorant, pathétique et gémissant.
Mes yeux ont croisé un regard qui m'était familier, dans l'entrebaîllement d'une porte.
Mégane, ma petite serveuse préférée, en nuisette et soquettes blanches, m'avait vu refaire le portrait de son Jules façon Picasso.

J'avais fait mes preuves ce matin-là, et j'étais digne d'intégrer la famille Grygorian.
Mon quotidien était désormais rythmé par les soirées poker au Mont Ararat, les expéditions punitives - le monde est rempli de Quentin endettés -, et les deals de rue. Je m'occupais de fourguer la cocaïne d'Eddy avec P'tit Frère, pendant que Chasseur continuait d'inonder les rues avec sa weed.
Je m'accommodais bien de ma montée en grade.
Tout suivait son cours, jusqu'à ce que P'tit Frère se mette à sérieusement déconner.

Le soir où j'ai reçu un appel de Domovoï, j'ai su qu'il se passait un truc pas net. Le ruskof était le seul de la bande avec lequel je n'arrivais pas à m'entendre. On s'évitait autant que possible.
Chasseur était à Grenoble à ce moment-là, en train de magouiller Dieu sait quoi.
J'ai décroché l'appel.
— P'tit Frère est avec toi ? m'a demandé le russe.
Il avait l'air nerveux.
— On n'est pas des siamois.
Blyat ! Tu sais où il est ?
— Je suis pas sa putain de nounou.
Silence au bout du fil.
— Ce sobaka était censé me retrouver au Cabaret Vauban, hier. Il s'est jamais pointé. Quand j'essaye de l'avoir, je tombe directement sur la messagerie.
— Peut-être qu'il en a ras-le-cul de voir ta moustache de pédé ?
Souka sine ! Je te baise, enfoiré.
— T'en meurs d'envie. Bon, explique.
Mudak... On devait faire un deal avec des types de Ponta. C'est P'tit Frère qui a la came.
— OK. T'es allé voir chez lui ?
— Aucune idée d'où il habite.
— Tu déconnes.
— J'en ai rien à foutre de savoir où il pieute. Tu sais, toi ?
— Evidemment, que je sais.
— Viens devant le restau. On y va.

Sur le trottoir en face du Mont Ararat, le russe m'attendait, à cheval sur une monture du siècle dernier : un vieux Solex tout pourri.
Il portait un casque à pointe de l'armée prussienne en guise d'équipement de protection.
— Monte, a-t-il dit en me voyant.
J'ai regardé son vélo à moteur.
— On tient pas à deux, sur ta mob'.
Il m'a décoché un regard mauvais. Je suis monté.
Je l'ai guidé jusqu'au rond-point Schumann, et on a traversé le Pont des Suicidés qui relie le centre-ville au quartier de Bellevue. C'est là que se trouvent les résidences universitaires, mais si on s'enfonce plus profondément dans cette ville dans la ville, on change vite d'ambiance. Les zones pavillonnaires et les fast-foods laissent rapidement place à une architecture à la mode URSS et aux cités dites sensibles. Les petits vieux ne sortent plus après dix-neuf heures, et les étudiants partent fissa se bourrer la gueule dans les rades du centre. Seuls les lascars comme Domovoï et moi osent encore s'aventurer entre les blocs à la tombée de la nuit.
P'tit Frère habitait le numéro dix de la rue de Vannes, un "point de deal", comme disent les flics. C'est-à-dire que des types font leur business dans les halls d'entrées à la vue de tous, de jour comme de nuit. Quand la police s'intéresse de trop près à leurs affaires, ils migrent simplement plus loin dans la rue, à un autre numéro.
Domovoï a garé le Solex sur une aire de jeu pour enfants. Alors qu'il retirait son casque à pointe, je l'ai questionné :
— Eddy est au courant ?
Il a craché par terre, puis dit :
— Eddy n'a rien à voir là-dedans.
— C'est pas sa came que vous deviez fourguer ?
— T'occupe pas de ça. Allez, passe devant.

On a pénétré dans le hall, sous le regard brumeux d'un bledard installé sur une chaise longue à côté de la cage d'escalier. Il a fait mine de se lever, puis s'est ravisé, comme s'il nous avait pris pour d'autres.
— Vous cherchez du matos, les affreux ? Du chichon ? Un peu de C. ?
Domovoï lui a répondu en russe d'aller se faire foutre, ou un truc du genre. On a grimpé trois étages et on s'est retrouvés devant la porte de l'appartement, au bout d'un couloir qui sentait la pisse.
J'ai frappé. Pas de réponse.
— Ouvre, Souka sine ! a gueulé le ruskof.
Aucun bruit, là-derrière.
Domovoï a juré de nouveau, puis il a sorti de son treillis un couteau de chasse. Il a commencé à découper le pourtour du verrou en poignardant la porte comme un bourrin. Le bois était mince, de mauvaise qualité, ça ne lui a pas pris longtemps. Il a rangé la lame après l'avoir essuyée sur son futal, puis il a balancé un grand coup de botte juste à côté de la poignée. La porte s'est ouverte bien poliment ; seul le verrou, intact, est resté accroché au chambranle.
— Tu fais dans la finesse, toi, j'ai dit.
Domovoï est entré, sans un mot.
L'appartement, bien sûr, était vide. Il y régnait un sacré bordel, mais P'tit Frère n'était pas là.
— Il a pris ce qu'il a pu, et il s'est fait la malle, j'ai dit en soulevant des fringues jetées en tas sur le lit.
Ce qui n'a pas empêché le russe de retourner l'endroit de fond en comble. Pendant qu'il tournoyait et fulminait comme un tigre de Sibérie malmené par des forains des steppes, je fumais en silence. Finalement, j'ai lâché :
— Domovoï, laisse tomber. Il t'a doublé.
— On va le retrouver. On va le retrouver, et on va le saigner.
Sur le bureau trônait un ordinateur - tour, écran et clavier. La vieille machine était restée en veille. Je me suis assis devant et j'ai bougé la souris. La session de P'tit Frère était ouverte. J'ai fouillé dans tous les dossiers et fichiers présents sur le disque-dur. Pas de carnet d'adresse. Rien. Juste des albums de Willie Nelson et des photos de chats. Puis j'ai démarré le navigateur web et j'ai ouvert l'onglet "historique de navigation". Je ne savais pas ce que je cherchais, mais tout indice était bon à prendre.
Domovoï est venu coller sa moustache au-dessus de mon épaule.
J'ai fait défiler le dossier. Rempli d'adresses de sites de cul.
— "Thaï ladyboy sucks Big Black Cock"... "The sexy girl has bigger dick than yours"... "Brasil trans anal gang-bang", a récité le russe avec sa voix d'agent du KGB.
— Notre P'tit Frère a des goûts exotiques, j'ai commenté.
Il avait aussi visité plusieurs sites d'escorts, et une adresse revenait souvent : rdvdomina.com. J'ai cliqué : une page du genre site de rencontres s'est affichée.
On y trouvait des photos de nanas vêtues de cuir, fouet ou laisse pour chien à la main, dans des positions équivoques. Un système de messagerie était intégré au site web, mais il fallait s'identifier pour y accéder.
J'ai cliqué dans l'encart "pseudo", et j'ai eu la surprise de voir l'identifiant et le mot-de-passe de P'tit Frère apparaître automatiquement dans le formulaire. Ils étaient sauvegardés dans le navigateur, via les cookies.
— Quel con, j'ai dit.
— "soumisdu29", a lu Domovoï. Il a vraiment un grain, ce fils de pute.
J'ai fouillé dans la messagerie et trouvé un échange de mails avec une certaine ChiquitaDom. Visiblement, P'tit Frère faisait régulièrement des séances de SM avec cette fille. Dans le dernier courrier, soumisdu29 informait ChiquitaDom qu'il avait quelque chose pour elle. "En grande quantité", précisait-il. Elle avait répondu qu'il pouvait lui apporter "le truc" directement chez elle.
— Banco, j'ai dit.

Le plan était simple. Il suffisait de prendre rendez-vous avec ChiquitaDom en se faisant passer pour un micheton. D'après l'échange de mails, P'tit Frère refilait régulièrement de la came à Chiquita. Le raisonnement était un peu hasardeux, mais on imaginait que la pute saurait peut-être où se planquait P'tit Frère, avec ses trois kilo de cocaïne. Les confidences sur l'oreiller, voilà ce qui nous trahit.
— Il vaut mieux que je fasse le client, dis-je en mordant dans mon kebab imbibé de harissa.
Domovoï braquait son regard fixe, reptilien, sur l'écran du restau diffusant Al Jazeera.
— C'est jamais rassurant, les accents russes au téléphone, j'ai repris.
Le ruskof a haussé les épaules, puis il a attrapé sa petite fourchette en plastique pour la planter dans une frite.
Je l'ai observé, amusé, tout en descendant ma 8.6.
— Il va falloir que tu m'en apprennes un peu plus, j'ai dit.
— Sur quoi ?
— Cette came, qui n'a rien à voir avec Eddy.
Domovoï m'a regardé, des Kalashnikov à la place des yeux.
— T'es la chienne d'Eddy, il a répondu.
J'ai reposé ma canette.
— J'en ai rien à carrer de lui, de sa connerie de famille et de son foutu restaurant.
J'y croyais presque, en le récitant. Un acteur sous les projos. En vérité, la situation m'échappait totalement. Je n'avais aucune envie de magouiller dans le dos du patron. Mais il fallait bien retrouver P'tit Frère, d'une façon ou d'une autre.
Le russe s'est remis à piquer dans ses falafels, puis il a dit :
— Un contact d'Ukraine. Le colis est arrivé par bateau, en passant par Amsterdam. Cette merde est quasiment pure. Tu comprends, sukin syn ?
— Ouais. Ce que je comprends pas, c'est que tu l'aies refilée à P'tit Frère, au lieu de la garder chez toi.
Domovoï s'est reculé sur sa chaise, avant de remonter son treillis sur son mollet. Il avait un bracelet électronique à la cheville.
— C'est pas sécurisé, chez moi, il a dit.

J'ai donc téléphoné à ChiquitaDom. Je me suis fait passer pour un fétichiste du latex, friand des coups de pompes dans les couilles, entre autres conneries. C'était assez curieux de parler de ça au téléphone. J'avais l'impression de passer commande chez Burger King. J'ai tout de suite compris que Chiquita était un bonhomme, à la voix du correspondant. Pas étonnant, en considérant les fantasmes du P'tit Frère. On devait se voir le mercredi qui venait, à vingt et une heure. Domovoï et moi, on a décidé de seulement révéler à Eddy que P'tit Frère était injoignable.
En attendant, la coke du boss n'allait pas se vendre toute seule, et j'étais désormais en solo sur le coup.
Contrairement aux petites frappes qui dealent place de la Liberté comme des marchands de tapis, je me déplaçais directement aux fêtes, à condition qu'on y mette le prix. Je recevais des appels deux à trois fois par nuits. J'enfilais ma petite veste qui présentait bien, j'enfourchais mon scooter, et je débarquais pour faire tomber la neige. Un vrai Père Noël.
Cette nuit-là, j'étais invité à une énième soirée étudiante, dans un appartement cossu, place Saint-Marc. Les belles gueules de futurs profs de sciences humaines étaient déjà bien rubicondes. On m'a expliqué que la bande avait pris l'apéro au Blind Piper, à l'heure du goûter. Tout le monde était ravi de me voir. Les locataires me léchaient les bottes comme si j'étais le putain de Messie. J'ai refourgué quelques grammes, discuté le coup avec un ancien marin qui avait repris des études de psychologie, puis je suis allé pisser. En ressortant des chiottes, je suis tombé sur Mégane, la serveuse en librairie. Comme je l'ai dit, Brest est une petite ville.
L'affaire avec Quentin, son Jules, remontait à plusieurs semaines, mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle me tape la discute. Puis j'ai compris qu'elle était en manque de dope.
— Tu viens plus à la librairie ? m'a-t-elle demandé, comme si j'étais son meilleur pote.
— J'ai plus trop le temps de lire, j'ai répondu.
Elle m'a tripoté le col de chemise, de ses ongles manucurés, puis, en désignant les toilettes, elle a dit :
— Et là, t'as une minute ?

Je l'ai sautée, vite fait, assis sur la cuvette. Je ne m'en sentais pas tellement fier. Une citation de Schopenhauer m'est revenue : « Les femmes se partagent en femmes trompées et en femmes trompeuses. » J'ai pensé à Robe de Chambre. Mon pote, j'ai beau t'avoir ravagé la gueule, ça ne sera jamais aussi douloureux que ce qu'elle vient de te faire, je me suis dit.
J'ai refilé son petit sachet à Mégane, elle m'a donné son numéro, puis elle a rejoint le salon en roulant du cul. Si Quentin était dans le rouge, elle ne devait pas y être pour rien.

Le soir du rendez-vous, une nuit sans étoiles recouvrait Brest, dont les rues étaient baignées de la teinte jaune des lampadaires. Il avait plu dans la journée, et tout était encore humide.
— Je te bipe, si j'ai besoin de toi, j'ai dit à Domovoï, en descendant de son Solex.
— C'est quoi, ça, bipe ?
— Je fais sonner ton téléphone.
Le russe a frémi des moustaches. J'ai pris ça pour un assentiment.
Il m'avait déposé à deux rues de l'adresse de Chiquita. En général, les putes vous matent depuis leur fenêtre avant de vous accueillir. Histoire de jauger le client. Pas question de me faire griller avec ce cinglé coiffé d'un casque à pointe.
On se trouvait dans le quartier de Saint-Martin, haut lieu de décadence, quand on a la clef des coulisses. J'ai repéré une trace de sang sur un trottoir. C'était aussi courant que les merdes de chiens, dans le coin.
Devant le 12 rue Massillon, j'ai envoyé un message à Chiquita. Le numéro d'appartement s'est affiché sur mon écran. J'ai sonné, la porte s'est déverrouillée, et je suis entré.
Un grand travelo à perruque blonde m'attendait dans le couloir. Le type était maquillé comme un camion volé et fringué d'une jupe en cuir noir. De l'agneau, sans doute.
D'un geste de sa main baguée, il m'a invité chez lui.
J'ai découvert un salon tout ce qu'il y avait de plus classique, en omettant les godes et les pinces à tétons sur la table basse. La pièce était plongée dans un brouillard de fumée de clope, et un cendar sur pied débordait de mégots de mentholées. Oh, et il y avait aussi une grande bâche en plastique qui recouvrait la moquette, près du canapé. J'avais pas vraiment envie de découvrir son utilité.
Chiquita a bouclé derrière lui, puis il a rejoint la salle de bain, en me lançant d'une voix de fausset :
— Dépose l'offrande sur la commode.
Du jargon de pute. J'ai jamais compris ce qui les dérangeait dans le fait de parler de pognon.
Je me suis bien gardé de sortir mon portefeuille, et j'ai patienté.
Quand il est revenu, plus poudré que jamais, Chiquita a tiqué en me voyant jouer avec le couteau de chasse de Domovoï.
— Bon, j'ai dit tout bas, j'imagine qu'il y a un gorille dans la salle de bain, ou dans la chambre.
Les yeux écarquillés par la peur, il a secoué la tête et son postiche a rebondit comiquement.
— C'est vrai, ce mensonge ? Personne pour te couvrir ?
Nouveau balancement de perruque.
— Tu permets que je jette un oeil ?
Je suis allé vérifié. On était seuls.
— Assieds-toi, Chiquita, lui ai-je dit en retournant dans le salon.
Il s'est gentiment installé sur le canapé, tout raide comme un Playmobil.
J'ai arpenté la pièce en réfléchissant à la meilleure façon de le questionner.
— Tu vas me violer ? a-t-il demandé.
Sa voix était posée, étrangement calme, compte tenu de la situation. Sa question en cachait une autre, implicite : si tu n'es pas là pour me violer, est-ce que tu vas me tuer ? Il voulait savoir à quoi s'en tenir.
— Non. Je cherche un de tes clients. « soumisdu29 », ça te parle ?
Il n'a pas répondu tout de suite, alors je me suis approché pour qu'il ait un gros plan de ma lame. J'ai vu la terreur emplir son regard. Nom de Dieu, qu'est-ce que je foutais là, à menacer un pauvre travelo avec un couteau de chasse ?
— Je le connais, ouais, je le connais. On se voit deux à trois fois par mois.
— Et vous avez l'habitude de vous repoudrer le nez, tous les deux. Avec sa coke. Qui n'est pas exactement la sienne, si tu me suis. Bordel, je sais déjà tout ça. Où est-ce qu'il se planque ? Tu me le dis, et je m'en vais. Je te laisse tranquille.
La terreur a laissé place à de la panique. Mauvais signe. Allez, Chiquita, un petit effort.
— J'en sais rien... oh, merde, j'en sais rien du tout...
L'adrénaline montait, étouffante, et me commandait de passer à l'action. J'ai ressenti une énorme pulsion de violence naître dans mes tripes. Ma main armée tremblait comme celle d'un ivrogne en manque.
— Réfléchis, putain. Est-ce qu'il faut que je te coupe la bite, pour que ça circule mieux, là-haut ?
Le canapé a pris une teinte plus sombre, entre les cuisses de Chiquita. Il se pissait dessus.
— Bon, dis-je en me reprenant, on va repartir sur de bonnes bases. Dernièrement, P'tit Frère... « soumisdu29 », t'a dit qu'il avait tout plein de coke à t'apporter. Combien, à la louche ? Il t'en reste, ici ?
— On... c'est vrai, il a ramené au moins dix grammes... et... on a fêté ça pendant deux jours. J'ai plus rien.
— Tu veux me faire croire que vous avez sniffé dix grammes en deux jours ? j'ai demandé, en sentant la hargne se repointer.
— Non, on n'était pas que tous les deux.
— Ben voilà, on avance. Il y avait qui, à votre petite orgie ?
Chiquita s'est tortillé sur le sofa. Il avait l'air de se remettre de ses émotions. Tant qu'il avait des réponses à me donner, ses chances de survie augmentaient. Je lui voulais pas de mal, dans le fond.
— Deux autres TDS, et puis le patron et l'un des serveurs du Gobelin.
« Travailleurs du sexe », c'est trop long, alors on abrège avec un acronyme. Dans la même logique, « pute » reste plus court et efficace. Le politiquement correct qui s'invitait dans le milieu de la pègre, ça me faisait doucement rigoler.
— Le Gobelin ? Le bar gay, dans le centre ? j'ai demandé.
— C'est ça. Aurélien est très ami avec le patron.
P'tit Frère avait bien une gueule à s'appeler Aurélien, tiens. Je me suis dit que ce serait pas bête d'y faire un tour, dans ce rade.
C'est à ce moment que mon téléphone a sonné. Je l'ai sorti de ma poche. D'abord, je me suis dit que Domovoï s'impatientait. Mais non, mon portable affichait le numéro de Mégane. J'ai senti qu'elle allait me faire chier, celle-là. Grave erreur : j'avais relâché mon attention, et Chiquita en a profité pour me balancer un grand coup d'escarpin dans les burnes. Le couteau m'a échappé des mains ; Chiquita s'est jeté dessus et me l'a brandi à la figure.
— Enflure de merde, il m'a lancé. Les coups de pied dans les couilles, c'est bien ton kiffe, pas vrai ?
Tout ça sentait mauvais. Avec une arme, je maîtrisais la situation. Maintenant, la vapeur s'inversait. Tout travesti qu'il était, Chiquita n'en restait pas moins un homme - et plutôt balèze. La fuite était la meilleure solution. Le problème, c'est que Chiquita avait bouclé la porte d'entrée. Le temps que je tourne le verrou, il pouvait me planter à douze reprises. J'ai foncé dans la salle de bain, claqué la porte et bloqué la poignée de mes deux mains.
— Espèce de pédale ! a gueulé Chiquita. Tu la ramènes moins, pine d'huître !
Il n'a pas tenté de me déloger. Je l'ai entendu parcourir la pièce et farfouiller dans les coins. Je me suis dit qu'il m'avait baratiné, et qu'il lui restait de la coke planquée. Autrement, il se serait tiré, tout simplement. Et il n'aurait pas pris le risque de m'attaquer, avant ça. Putains de junkies.
Je ressentais un horrible pincement au creux des reins, comme si on me taquinait l'estomac avec des aiguilles à tricoter. Ne parlons pas de l'état de mes couilles. Le travelo ne m'avait pas loupé.
Finalement, j'ai entendu le cliquetis du verrou de la porte d'entrée, et Chiquita m'a dit :
— Tu ferais mieux de te casser de chez moi, parce que je vais revenir avec des copains.
J'ai saisi mon téléphone et prévenu Domovoï que notre pute s'échappait. Libre à lui de tenter de l'intercepter. Puis je me suis décidé à sortir de cette salle de bain.

Quelqu'un criait, dans une rue proche. J'ai couru en direction des hurlements, et j'ai vu Domovoï, en train de plaquer Chiquita contre le bitume. Il lui pliait un bras dans le dos, façon commando. Personne d'autre à l'horizon. Dans ce quartier, à cette heure, les gens restent sagement chez eux. On a traîné Chiquita jusqu'au parvis de l'église Saint-Martin, puis sous le porche où j'avais bécoté ma première petite copine, quinze ans plus tôt.
— Laissez-moi ! Lâchez-moi ! Au secours, putain !
Son maquillage lui dégoulinait sur la figure. On aurait dit un clown triste.
J'ai laissé la suite des opérations à Domovoï. Ce dingue était doué pour interroger les gens. C'en était terrifiant. Il lui a retourné tous les doigts de la main droite, un par un. Une question. Une mauvaise réponse. Un doigt cassé. Au troisième, j'ai senti la nausée me prendre. Au cinquième, j'ai dégueulé, sous le regard de marbre de Saint-Jean et des onze autres. C'était ma première séance de torture, si on considérait ma petite entrevue avec Robe de Chambre comme une simple expédition punitive, un juste retour de bâton. Là, c'était différent. Et le sang froid avec lequel Domovoï s'exécutait me filait les jetons. J'allais m'en souvenir longtemps.

Chiquita n'en savait pas plus. Le bar gay était notre seule piste exploitable. On a laissé le travelo sous le porche, évanoui.
Je commençais à sérieusement questionner mes choix de carrière. N'étais-je pas en train de dévaler une sale pente, avec un précipice tout au bout ?
Tout le monde a un fond de raclure. Des inclinations noires, vaseuses comme des marais de Sibérie. Une part d'ombre qu'on s'efforce de refouler, loin, très loin à l'intérieur. Mais quand le Soleil se couche, elle se manifeste, elle nous titille, elle nous tente avec ses escarpins et ses bas résille, se diffuse partout, dans la nuit originelle, et celle des synapses de nos cerveaux. La pulsion de mort, de cul, la volonté de puissance. Alors on picole et on sniffe, on se branle sur du porno, on manipule son monde. Jusqu'au petit matin, quand la pulsion assouvie retourne à sa niche, comme un vampire se couche dans son cercueil. Pour la majorité des gens, ça s'arrête là. Pour d'autres, la nuit est éternelle. « Some are born to sweet delight, some are born to endless night », disait William Blake.
Cette philosophie relativiste, j'essayais de m'en convaincre du mieux possible. Le plus souvent, j'y arrivais. Je ne voulais pas voir la réalité en face.
La froide évidence que je me cachais, c'est que je devenais, nuit après nuit, la pire version de moi-même.

J'avais besoin de me défoncer.
Avec Domovoï, on est allé se murger dans un bar du port, Le Tara Inn. C'était un authentique pub Irlandais : des portraits encadrés de leprechauns, du fiddle et du banjo dans les enceintes, et un véritable Dublinois en guise de serveur. Rouquin, bien entendu. Ce bon vieux Peter.
J'en étais à ma cinquième pinte de Guiness, et après avoir collé une ostensible main au cul de la petite catin d'étudiante qui commandait un mètre de shots de vodka, Domovoï m'a sermonné :
— On traite pas les femmes comme ça.
Je l'ai regardé, ce fils de pute qui, deux heures plus tôt, était occupé à briser toutes les phalanges d'un innocent travelo.
— Quoi, t'as rejoint le clergé, depuis ton passage aux chiottes ? j'ai demandé.
Il a terminé sa chope, puis braqué ses pupilles fixes sur moi.
— Le problème avec les petites frappes comme vous, c'est que vous ne vous respectez pas. Voilà pourquoi on en est là. P'tit Frère, il n'a pas de morale. Il se laisse... comment on dit ? dominirovat'...
— Dominer ? Judicieux choix de mot, j'ai lancé en me marrant.
— Dominer, c'est ça. Mais t'es pareil que lui.
— Foutaises. J'ai aucune envie de me faire fouetter le cul par des types.
— Je te parle pas de ça, pridurok. Pochemu zhiteli Zapada tak oderzhimy seksom ?
— J'ai pas assez bu pour comprendre le russe, Dom'.
D'un coup, il s'est levé de son tabouret, et d'un ton solennel, il a dit :
— On va porter un toast. Peter ! Vodka ! Zubrowka !
— Un toast à quoi ? j'ai demandé.
— A la rencontre entre le vrai toi, et le vrai moi.
Je ne comprenais rien du tout à son baratin, mais s'il comptait me rincer la gueule à ses frais, alors tout m'allait.
C'est là que la soirée a vraiment commencé. On a enchaîné les shots, entre deux tranches de saucisson de sanglier, et on s'est salement amusés. On portait un toast à tout et n'importe quoi. Napoléon. Cendrillon. Paic citron. Ce con de russe a dansé une polka avec une prof de chimie obèse. J'ai fait semblant de me bagarrer avec un petit chanteur de blues à la voix cassée, et on a bœuffé en tapant des percussions sur les tables, pendant qu'il grattait sa vieille classique, beuglant à propos des champs de coton.
Puis l'ambiance a changé, à la troisième bouteille, et après je ne sais plus combien de rails de la blanche qu'on avait reprise à Chiquita. C'était bien celle du russe. J'avais jamais goûté une coke aussi propre. Le ruskof s'échauffait un peu trop, ça virait au grand-guignol.
Il était temps de mettre les voiles, mais Domovoï n'avait pas encore son compte. Peter nous a menacés avec le manche d'une serpillère, en prétendant qu'il était ceinture noire de kendo. Il voulait juste aller se coucher.
Pris d'un soudain sursaut d'empathie, Domovoï l'a serré dans ses bras et lui a baisé le front, puis on est sortis.
On a retrouvé les ruelles brestoises et la nuit éternelle.

= commentaires =

Mill

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Pute : 2
    le 05/12/2024 à 23:18:18
Je devrais attendre avant de commenter. J'ai tellement aimé que je vais juste me montrer admiratif, aimable, etc. Alors, je vais patienter, relire, et revenir à la charge. Avec un peu de chance, je déniche une ou deux fautes de frappe.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 06/12/2024 à 12:01:06
Une putain de masterclass ! Clacker joue dans la cour des grand et nous montre que c'est un excellent marathonien. Du grand art et une visite de Brest bien plus intéressante que du Lorànt Deutsch sous speed. Vivement la suite, vivement le bouquin !
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 13:41:48
Ah Loran Deutsch. Ou Lorant, je sais pas. De mauvais acteur à historien minable, un parcours exemplaire.

Et sinon, il y a une majuscule à "soleil" dans ce texte;

VOUS M'ENTENDEZ? IL Y A UN PUTAIN DE MAJUSCULE A SOLEIL!!!

ELLE A RIEN A FOUTRE LA CETTE MAJUSCULE DE MERDE HAHAHAHAHAHAHAHA C'EST UNE FAUTE UNE ERREUR UNE BEVUE HAHAHA
Édition par le commentateur : 2024-12-06 13:42:18
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 13:42:07
Non mais je vais relire et je trouverai un truc constructif.
Clacker

Pute : 4
    le 06/12/2024 à 14:02:14
Y a forcément des trucs qui chient. Je vais trouver.
Quoi que ce serait plus rapide de faire appel à Lunatik.
Clacker

Pute : 4
    le 06/12/2024 à 14:17:58
Que Charogne n'y voie aucune espèce d'antithèse à sa trilogie à base de cocktails, le début de ce truc traînait sur mon PC depuis au moins deux ans.

Cela dit, ça illustre peut-être ce que je voulais dire, quand je parlais de caractérisation des personnages dans les commentaires de ses textes.

Il faut juste les laisser vivre, les zigues. Le danger, c'est que parfois, ils se mettent à prendre trop de place, au détriment de la narration.

On peut me reprocher un goût trop prononcé pour le dialogue, et une faiblesse dans les descriptions. C'est un peu sec, à l'oeil. Brest pourrait avoir encore plus de caractère, si je me cassais suffisamment le cul.

Autrement, n'hésitez pas à m'envoyer un message privé, si vous recherchez de la colombienne de première bourre.
Édition par le commentateur : 2024-12-06 14:18:19
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 14:41:55
Non mais tu vas pas faire ton autocritique quand même. Bon entendons-nous bien, évidemment qu'un texte parfait, ça n'existe pas, et je suppose que tes éventuelles réserves sur ta propre production t'honorent et se valent subjectivement. En l'occurrence, je n'en valide aucune. J'aime la fluidité de lecture, quel que soit le genre auquel appartient (plus ou moins) un texte, quel que soit le style employé. Pour moi, là, l'équilibre est atteint et on lit sans avoir l'impression de lire. Alors, je blague pour faire passer l'idée que je complimente sur la Zone, et au premier degré, en plus, mais honnêtement, le seul truc que je pourrais dire c'est une connerie du genre "Ouais mais j'aurais préféré que l'histoire aille plutôt dans telle ou telle direction." L'intrigue, en effet, est le seule élément sur lequel l'auteur n'a pas de prise. Une histoire bien troussée peut ne pas plaire parce que, ben, je sais pas, "j'aime pas les histoires de gangsters" ou "oh je supporte pas quand c'est trop violent". Ce n'est pas mon cas, l'histoire me plaît, de fait. En revanche, elle ne me transcende pas. On a un peu tous ce souci sur la Zone, j'ai l'impression, quand on cherche à jouer sur les clichés d'un genre bien précis, qu'on a du mal à sortir des sentiers battus des types d'histoires auxquelles se rattache le genre en question. On pourrait donc reprocher un "je le voyais venir" sur tel ou tel point, et c'est une remarque qui s'applique à de nombreux textes postés récemment - et j'inclus les miens. Ceci dit, je m'en carre le noeud parce que l'originalité du propos et de la forme, la puissance des personnages et, j'insiste là-dessus, la fluidité de lecture prennent nettement le dessus en la matière.
Édition par le commentateur : 2024-12-06 17:43:04
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 14:42:11
Et sinon, Brest, c'est pas une ville inventée ?
Clacker

Pute : 4
    le 06/12/2024 à 15:01:27
Vu comment je la décris, oui, c'est une ville inventée.

Faire son autocritique, c'est la base. On n'évolue pas, autrement.

Bien d'accord avec toi sur le propos très classique de l'intrigue. Bon, on navigue en compagnie de petites frappes, c'est sûr qu'on ne va pas avoir un final twist à la Seven. Je ne pense pas réinventer quoi que ce soit, juste, je m'éclate à écrire.

Si le lecteur embarque autant que moi, malgré l'absence d'originalité du récit, alors j'ai tout gagné.

J'ai tendance à penser que tout a déjà été écrit, mais que la forme l'emporte sur le fond, finalement.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 06/12/2024 à 16:03:51
Guy Ritchie veut racheter les droits !
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 17:40:23
J'ai tendance à penser la même chose que toi, Clacker.

D'accord avec toi, LC, ça ferait de la bonne came pour un type comme Guy Ritchie.
Édition par le commentateur : 2024-12-06 17:40:34
Mill

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Pute : 2
    le 06/12/2024 à 17:44:44
Ah et attention, j'ai pas dit que c'était pas original. J'ai adoré ton texte, bordel.

J'essayais juste de chercher la petite bête.
Clacker

Pute : 4
    le 06/12/2024 à 18:41:28
Mais pétez-moi le cul, bordel ! Crachez-moi dans la bouche ! Jutez-moi dans le cou après m'avoir décapité ! On est sur la Zone ou bien Allociné ?

Où sont mes couilles ? J'ai perdu mes couilles dans une sinistre gorge.

Je sais qu'il est pas minuit, mais je prends de l'avance, ce soir. Je pustule de partout. C'est les compliments, ça me réussit pas.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 06/12/2024 à 18:57:28
J'émettrai juste une petite réserve sur ta façon de traiter les femmes. Heureusement TF1 rattrape le coup avec des séries comme Cat's Eyes où elles sont traitées comme les véritables badasses qu'elles sont réellement.
Clacker

Pute : 4
    le 06/12/2024 à 19:03:59
Ah ! Intéressant, ça.
Justement, je tente de nuancer un peu les personnages féminins, dans le deuxième épisode.

Mais par souci de réalisme, il me faut avouer que les femmes ne jouent pas de grand rôle dans cette intrigue de teubés dealers de drogue.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 06/12/2024 à 20:33:03
Y a une bonne ambiance Poulpe mais sans la chatte à Clotilde Courau qui fait sa princesse.

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