La mascotte

Le 06/11/2024
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par Clacker
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
S'il fallait emprunter à la méthode du "name dropping" pour présenter ce texte, nous pourrions évoquer l'improbable rencontre entre Bukowski et Cortazar. S'il fallait choisir une couleur, ce serait un dégradé de gris constellé de tâches de peintures vives. S'il fallait invoquer la musique, nous serions chez Rachmaninov s'incrustant dans un cd de Didier Super. Il y a de tout dans ce texte, mais surtout une grande élégance dans la façon d'embarquer le lecteur dans une histoire a priori ordinaire. A priori, oui, je vous laisse découvrir l'étonnante conclusion de ce petit bijou. Sachez seulement qu'on y soit un écrivain alcoolique et sans le sous forcé d'accepter un job alimentaire à base de costumes, de mascotte et de parc d'attraction. A lire, à relire, à rerelire.
Elie Mortensen n'avait aucune intention de finir comme son père, pendu à une rallonge électrique sous un escalier à vis.
Il avait été le premier à trouver le corps, un sombre matin d'hiver, alors qu'il s'apprêtait à prendre son petit déjeuner - des grains de riz soufflés enrobés de chocolat dans un bol de lait froid - et sa première pensée en voyant le visage bleu et boursouflé de son papa fut : « voilà ce qui arrive quand on signe un CDI dans une boite de comptabilité ».
Elie avait alors quatorze ans, et aucune triste piste concernant son avenir professionnel. Mais il aimait lire et écrire des poèmes romantiques (comme tous les adolescents vaguement littéraires en proie aux poussées d'hormones), alors il caressa l'idée de devenir écrivain.
Dix-sept ans et plusieurs dizaines de nouvelles rejetées par des éditeurs plus tard, Elie était devenu, comme tout bon écrivain raté qui se respecte, un alcoolique.
Dans son esprit pollué par les représentations fictives d'auteurs et les mythes entretenus par les biographies d'artistes, l'un n'allait pas sans l'autre. Il s'était donc consciencieusement employé à boire du whisky et fumer des cigarillos en imaginant que ça le rapprocherait un peu du talent d'Hemingway, quand bien même il n'avait jamais aimé ses bouquins. Il oubliait tout aussi consciencieusement que l'écrivain en question s'était suicidé, comme son père.
L'ombre de la mort plane en permanence au-dessus de ces étranges énergumènes obsédés par l'envie de raconter des histoires, ne serait-ce que parce qu'il faut bien manger, et qu'une telle activité ne rapporte en général pas un kopeck. La camarde leur colle à la peau comme un essaim de mouches sur un macchabée pour une infinité d'autres raisons, mais en l'occurrence c'est bien la faim qui poussa Elie à chercher ce qu'on appelle à juste titre un boulot alimentaire.
L'idéal serait de décrocher un contrat à temps partiel qui lui laisserait le temps d'écrire. Voilà, il pourrait faire partie de la caste des écrivains qui vont au turbin le jour et écrivent la nuit. N'était-ce pas un cliché parfaitement romantique ? Certainement, sauf que la réalisation concrète de ce cliché ne l'enthousiasmait pas du tout. S'il n'avait aucun désir d'employer ses mains à autre chose que taper sur un clavier, la réalité ne cessait de se rappeler à lui : les aides sociales ne suffisaient plus à lui payer ses bouteilles, encore moins sa pitance quotidienne.
Un boulot temporaire, voilà ce que ce serait. Alors il rédigea un curriculum bidon et une douzaine de lettres de motivation, et alla frapper à toutes les portes des entreprises de sa région.

Le bureau qu'Elie avait sous les yeux était encombré de paperasses en tous genre, des journaux, tickets de loterie, magazines de bagnoles, et il y avait aussi des peluches (une grenouille et un éléphant rose) et des porte-clés en plastique à l'effigie de personnages de Walt Disney. On pouvait à peine lire le nom sur la plaque, dans le coin du bureau : Antoine Blondin. Quand son regard s'était posé sur cette plaque, le recruteur avait dit « comme l'écrivain, oui ».
Il invita Elie à s'asseoir, et s'empara d'une copie de CV qu'il lut en ajustant régulièrement sa casquette sur son crâne.
« Il me semble que vous êtes légèrement... surqualifié, pour ce poste », dit Antoine Blondin avec un sourire désolé.
Ce qui amusa beaucoup Elie. Pas une ligne sur cette feuille n'était vraie, en dehors de ses coordonnées personnelles. Il n'en laissa rien paraître, et attendit la suite.
« Je me demande un peu ce qui vous a poussé à postuler chez nous », reprit Antoine Blondin en grattant sa joue râpeuse.
Très bonne question, songea Elie. Il fallait être désespéré ou un peu tordu pour s'enthousiasmer à l'idée d'enfiler un costume de loutre humanoïde et supporter les exclamations et les brimades de mouflets shootés au coca et à la barbe à papa, huit heures de suite, pour un smic horaire. Sans parler de la chorégraphie de danse à effectuer quatre fois par jour.
« — J'adore les gamins », répondit-il. « Leur apporter un peu de joie dans ce monde lugubre, à l'avenir incertain, ça me semble important. Et puis j'ai fait du théâtre, de l'animation dans le tourisme... J'aime aussi beaucoup LoutreMonde. C'est un parc du tonnerre. Mon père m'y emmenait deux fois par an, quand j'étais gosse. Je pense que j'ai bien dû faire cinq cents fois le train de la mine. J'étais fasciné par les automates. Et... pour vous livrer un petit secret, j'étais follement épris de la fille qui tenait la cafétéria, avec sa jupe couleur d'incendie. »
Tout ça était faux, bien sûr. Il n'avait jamais mis les pieds dans ce parc à thème avant aujourd'hui. Il s'était contenté de visiter le site internet pour rassembler les infos les plus pertinentes. Comme un travail de documentation pour une nouvelle. Mentir avec conviction, voilà pour quoi il était doué.
Antoine Blondin l'écouta attentivement, puis se pencha au-dessus de son bureau - il fit d'ailleurs basculer l'éléphant rose sur le flanc.
« — Monsieur Mortensen, je me dois de vous faire remarquer une chose.
— Dites-moi », répondit Elie en croisant ses mains pour maîtriser son tremblement.
« — Il est neuf heures trente du matin, et vous sentez l'alcool. En temps normal, ça ne me poserait pas de problème. Je veux dire, chacun fait ce qu'il veut de sa vie. Mais, en qualité de recruteur, je ne peux pas me permettre d'embaucher un... une personne avec un problème de dépendance. »
Il semblait sincèrement peiné d'avoir à le préciser. Un brave homme, cet Antoine.
« — Monsieur Blondin, vous vous trompez. J'ai fêté les quarante ans d'un ami, hier. C'était plutôt rock'n'roll, c'est vrai, et ça s'est prolongé jusque tard dans la nuit, mais je peux vous assurer que je ne suis pas un alcoolique. Il va falloir que j'intente un procès à mon fabricant de dentifrice. »
Antoine Blondin se détendit. Il retira sa casquette, regarda Elie d'un air encore hésitant, puis tendit la main et dit :
« — Je vous recontacte rapidement. »

Pourquoi Diable était-il si simple de décrocher un emploi, et pas une publication rémunérée dans un magazine littéraire ? Comment, par quel miracle, pouvait-on faire lire un manuscrit à une maison d'édition, autrement qu'en connaissant personnellement le directeur de publication ? Quelle divinité ou démon de la création fallait-il prier pour espérer vivre de son art ?
De toute évidence, on devait cirer des pompes, voire sucer des bites ou des clitos, abandonner toute espèce d'amour propre et de fierté si on avait l'ambition de faire partie du monde parallèle des auteurs à succès. Et vivre à Paris, ou une agglomération qui vous permettait de faire la navette jusqu'à la Grande Ville. Parce que tout se passe là-bas, qu'on le veuille ou non.
C'était une rengaine qui revenait souvent tourmenter Elie. Il s'en amusait, même, le soir, en éclusant son Jack Daniel's, poussant la réflexion jusqu'à se demander s'il n'était pas tout simplement dénué du moindre talent. Après tout, n'importe qui pouvait se prétendre écrivain, et bien souvent l'égo, cette monstruosité aveugle, vous encourageait sans nuance à vous prendre pour Victor Hugo - ou Ernest Hemingway. Le piège mental de l'auteur incompris, maudit, détesté (et plus généralement ignoré) de ses pairs car trop talentueux. « Je parle pour dans dix siècles », chantait Léo Ferré. Tu parles, mon vieux. Tu ne fais que parler. Tu es aussi permanent que ton singe de compagnie.
Toujours est-il qu'à défaut d'une quelconque publication, Elie avait eu le boulot. Il était désormais la mascotte officielle de LoutreMonde.

Pendant qu'il enfilait pour la première fois son costume de loutre dans les vestiaires, il y eut un accident mortel. Une employée du parc, Lana Klein, qui avait fêté ses soixante quatre ans la semaine passée et comptait prendre sa retraite à la fin du mois, chuta du haut de la grande roue. Le technicien qu'on payait autant qu'un ouvrier d'usine à simplement tirer la manette « marche/arrêt » ne comprit pas pourquoi Lana s'était extirpée du dispositif de retenue. Il la vit se lever dans sa cabine et se pencher au-dessus du vide, avant de basculer la tête la première. Tête, qui, au moment où elle percuta le sol, explosa comme un melon fourré à la dynamite.
« Nom de Dieu, les gamins n'ont pas perdu une miette du spectacle », dit, un peu plus tard, le technicien à Elie, qui avait retiré son masque pour fumer un cigarillo.
« — Ils sont à point pour toute une vie de psychiatrie », répondit-il.
Un employé arrive, un autre s'en va. Quelle belle façon de conclure une carrière. Qui était-elle, cette Lana Klein ? Elie se prit à l'imaginer : une enfance relativement normale, avec un père qui la pelotait sans doute un peu en la faisant sauter sur ses genoux, une phase hippie dans les années 70, quand elle était ado, puis vaguement punk dans sa vingtaine. Des études de lettres, avec option littérature américaine, avortées au moment où son Jules la fout en cloque. Elle se consacre à ses mômes, et puis vers quarante-cinq ans, quand tout le monde a quitté le nid, elle se dit que ce serait pas mal de trouver un job. Alors elle multiplie les contrats courts, et tombe enfin sur une annonce originale. Chouette, un poste de dame pipi dans un parc d'attraction. Elle fait bien son travail et attend sagement la retraite, en se répétant qu'elle aura tout le temps de profiter à ce moment-là. Profiter de quoi ? Rien, puisque sa tête éclate contre le bitume, au pied d'une grande roue de fête foraine.
Un drame tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, et qui n'empêcha pas l'équipe de bâfrer copieusement à la cafétéria, pendant que l'ambulance prenait en charge le corps. Une tâche simple et presque plaisante pour ces héros du quotidien qui devaient le plus souvent s'occuper de gens blessés, bien vivants, et souvent ingérables. « On fait difficilement plus patient qu'un cadavre », avait d'ailleurs lancé le chauffeur de l'ambulance, ce qui amusa beaucoup ses collègues.
Installés au comptoir, les employés de LoutreMonde discutaient de tout et de rien. Du voyage scolaire de leurs progénitures, de projets de vacances dans des hôtels tous frais payés, et bien sûr, de Lana Klein, mais aussi du cancer en phase terminale de Roger, qui tenait le stand de pêche au canard, avec le même ton badin pour chacun de ces sujets.
« Le costume te va comme un gant », dit Antoine Blondin à Elie, en finissant son churros.
« — Comme une seconde peau », répondit Elie, laissant la moitié de son sandwich de côté. Contrairement aux autres, il n'avait pas faim. Le corps décapité de Lana devait jouer un peu, mais surtout, les alcooliques chroniques ne sont pas réputés pour leur grand appétit.

En journée, il tournait à la vodka coupée au jus d'orange, camouflée dans une thermos. On dit que la vodka est un alcool inodore ; c'est faux, mais une fois mélangée à une autre boisson, son odeur se fait plus discrète.
Le boulot en lui-même n'était pas compliqué. Il suffisait de déambuler dans le parc d'une démarche sautillante et de faire des photos avec les gosses. Il y avait bien quelques soirées spéciales où il animait une sorte de chasse au trésor, mais là encore, c'était à la portée du premier attardé venu.
Non, le plus difficile, ce qui le dérangeait profondément, c'était la danse. Comme convenu dans le contrat, il devait, quatre fois par jour, grimper sur une petite estrade, et effectuer « le boogie du Loulou » (c'est ainsi qu'on avait nommé, avec un grand souci d'originalité, son personnage de loutre humanoïde), face au torrent de la foule qui, le plus souvent, ne lui prêtait pas la moindre attention.
Dans ces moments-là, il regrettait d'avoir signé pour le job. La perspective de finir clochard sous un pont lui semblait préférable à cette humiliation. Pendant ces longues minutes où il se déhanchait maladroitement, en sueur dans son costume puant, il repensait à l'écriture. Il se promettait que, dès qu'il serait de retour chez lui, il ne lâcherait plus son clavier avant l'aube. Qu'il profiterait de chaque minute qui le séparait de son déguisement de mascotte pour chier de la prose au kilomètre.
Mais ça ne se passait jamais de cette façon.
Abruti par la vodka et l'absurdité de son travail, il se laissait invariablement choir sur son canapé et allumait la télé. Sa quinzaine de nouvelles inachevées et ses deux projets de romans dont il avait jadis rédigé minutieusement les trames, dormaient au fond de son vieux PC, recouvert d'une déprimante couche de poussière.

Deux-cent-quarante-huit « boogies du Loulou » plus tard, Elie Mortensen s'effondra au beau milieu du Labyrinthe aux Merveilles, après avoir englouti d'un trait tout le contenu de sa thermos.
La voix d'Antoine Blondin le cueillit au sortir de son coma.
« Je savais bien que je faisais une connerie en t'embauchant. Tu laisses le costume de Loulou au vestiaire, et tu rentres bien gentiment chez toi. Et encore, t'as du bol que j'aie pas appelé les flics. L'aventure LoutreMonde s'arrête ici pour vous, Monsieur Mortensen. »
La suite des évènements se déroula dans une espèce de rêve étrange. Elie était sans doute trop ivre, maladroit dans ses mouvements, ou bien la fermeture éclair ne voulut pas s'ouvrir, coincée dans un repli de tissu, toujours est-il qu'il marcha jusque son appartement, encore vêtu de son déguisement, et même du masque, bien vissé sur sa tête.

Il se réveilla dans son lit, en proie à une terreur irraisonnée. Il avait chaud, sa vision était obscurcie. Sa mémoire lui imposait des flashs de cauchemars absurdes, des images à la fois nettes et floues de labyrinthe végétal, qui parfois se changeait en dédale de feuilles de papier dont les piles formaient des murs blancs se perdant jusque dans les nuages. Et puis il y avait cette femme sans tête qui lui courait après...
Il se tâta le corps, et considéra avec étonnement ses mains gantées, prises dans des moufles recouvertes de fausse fourrure. En fait, tout son corps était habillé de ces poils épais et marronnasses, et lorsqu'il se vit dans la glace de sa salle de bain, il comprit qu'il portait encore le costume de loutre. Sa peau de Loulou.
Il eût un rire de soulagement, rauque, étouffé par le masque. Tout lui revint en mémoire, surtout son licenciement, et il se gondola de plus belle. Il récita même quelques vers d'Eluard :

« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »

Licencié. Voilà le pouvoir de ce mot. De toute évidence, il était encore saoul, mais il se sentait plus ivre encore de se savoir libre, sans emploi. Il ne lui restait plus qu'à quitter ce déguisement humiliant, qui l'avait tué à petit feu, qui avait fait mourir sa capacité d'écrire. Après tout, c'était le même genre de costume qu'une veste acoquinée d'une cravate. Oui, comme ces types qui ne retiraient jamais leur costard, pour prouver au monde qu'ils étaient de bons, d'honnêtes travailleurs. Sûr qu'ils bandaient à l'idée de se faire enterrer dans leurs bonnes vieilles frusques d'esclaves taillées sur mesure.
Le rire d'Elie mourut doucement et laissa place à des grognements d'agacement alors qu'il cherchait la fermeture éclair de son accoutrement. Elle devait pourtant bien se trouver là, à peu près à la naissance de ses couilles. Mais non, il n'y avait aucune espèce d'ouverture, aucun rail permettant d'éventrer la peau de loutre. Dans ses souvenirs brumeux, alcoolisés, le masque était indépendant du reste du déguisement. Il suffisait de tirer dessus pour décapiter Loulou. Là encore, il dut se rendre à l'évidence. Tout ce bazar semblait fait d'un bloc, comme si on l'avait cousu à même son corps.
Il paniqua.
Parce que s'il ne pouvait pas enlever son costume, il était tout simplement voué à mourir de faim, et même avant ça, à succomber d'un delirium tremens. Il réussit pourtant, après une scène particulièrement pitoyable, à faire entrer le goulot d'une bouteille de Poliakov dans une narine de Loulou. Exercice difficile, mais qui lui permit de continuer à boire.
Bien. La nourriture pouvait aussi rentrer par cet orifice. Il lui restait de la purée en poudre et quelques briques de lait périmé. Tant que la narine restait ouverte... Dieu, si tu existes, fais en sorte de garder cette narine ouverte !
L'autre problème, et non des moindres, concernait les moufles. Car Elie avait un furieux besoin d'écrire. Il voulait taper sur son clavier l'histoire de cet homme qui, poussé par la faim, acceptait d'enfiler un déguisement de loutre pour subvenir à ses besoins. Un costume qui, il l'apprendrait plus tard, signerait la fin de ses aspirations d'artiste. Mais les moufles, ces gants épais qui soudaient tous les doigts entre eux, à l'exception du pouce, ne permettaient pas de se servir d'un clavier d'ordinateur. Autant apprendre à jouer du piano avec ses coudes.
« Une loutre est une loutre », songea Elie en se battant les cuisses.
De frustration, il frappa l'ordinateur d'un grand revers de la patte. Le PC alla se fracasser contre un coin de mur, et l'écran afficha un sinistre fond bleu tapissé de messages d'erreur.

Quand, au lieu de rester un être humain, vous devenez subitement une loutre, votre univers se réduit. Des concepts simples vous semblent désormais brumeux. Vous n'évoluez plus dans un monde taillé pour vous. Demandez donc à un chien ce qu'il pense d'un verrou sur une porte d'entrée.
S'il avait été une véritable loutre, Elie aurait probablement pu s'adapter à la vie sauvage, et se soulager en pleine nature plutôt que de se pisser dessus comme un ivrogne. S'il avait été un homme, il aurait eu, par exemple, la présence d'esprit de déchirer son costume à l'aide d'un couteau.
Le plus problématique, dans cette situation, c'est qu'il était une chimère en cours de métamorphose.
Soudain conscient de cette horrible évidence, il but comme un damné avant que le pire ne se réalise. Le lendemain, sa narine s'était refermée, et Elie se réveilla en éprouvant de grandes difficultés à respirer. Son état mental ne lui permettait plus de raisonner convenablement. Il ne s'étouffait pas vraiment, non. C'était l'angoisse, sourde et muette, s'exprimant pleinement, accaparant tout l'espace dans son cerveau terrifié. La sidération de découvrir le monde à travers les yeux d'une bête.
Finalement, dans les brumes de ce matin aussi noir que le café qu'on avale avant de pointer à l'usine, l'issue de son angoisse lui apparut sous la forme d'une fenêtre. Il fallait simplement traverser une fenêtre. Celle de la cuisine donnait sur un parc où chahutaient des gamins, avec toboggans et bac-à-sable, une vingtaine de mètres plus bas.

Elie Mortensen ne finit pas comme son père, pendu à une rallonge électrique sous un escalier à vis. Il mourut en percutant le sol comme Lana Klein, sous les yeux des enfants - car les enfants semblent, toujours, les témoins privilégiés de la débâcle des adultes.