Surtout, garder bien présent à l'esprit que ces gestes remontent à des temps immémoriaux, lorsque les hommes et les femmes vivaient en harmonie avec une nature hostile, profondément sauvage et injuste. Chacun de ces gestes, de ces rites antiques fut cent fois étudié, esquissé, analysé avant d'être approuvé par une femme à tête de louve, un homme avec des tentacules au creux de l'aine ou un enfant à la peau laiteuse et aux cheveux rouge sang. Alors ça ne sert à rien de freiner l'instinct, de repenser à ce qui vient de se dérouler dans le petit salon. Son mari qui s'évanouit suite à l'ingestion de ce vin chargé d'épices qui n'en sont point, l'enfant qui ne comprend pas et rompt en sanglots, maman, maman, qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qu'il a papa ? Maman pourquoi tu me regardes comme ça ? Et elle qui devient autre, elle dont la tête explose sans que personne ne s'en rende compte parce que tout se passe à l'intérieur. Oh sans doute que son fils comprend qu'elle n'est plus tout à fait sa mère lorsque ses yeux changent de couleur. Marron, noirs, puis d'un vert-de-gris plus brillant qu'une émeraude au milieu des marais un soir de clair de lune.
Oublier que l'enfant a tenté de fuir sans comprendre. Son père inconscient, peut-être mort, la tête saignant sur le côté à cause du choc lorsqu'elle a touché le sol dans un « bong » qui aurait pu lui arracher un rire si papa s'était relevé en souriant, c'est rien, c'est rien, une belle bosse demain et pis c'est tout, et sa mère qui n'est plus sa mère qui se hisse sur des jambes soudain trop lourdes, massives, des jambes qui ressemblent aux pattes d'un animal, de véritables jambons, elle si douce et menue...
Lever la main gauche, celle qui tient la dague de Phlynyeh - ce nom lui semble incongru, idiot, mais c'est le nom que lui avait épelé sa grand-mère, celle qui a achevé sa vie de femme libre en se nourrissant de vers, d'araignées, de rats chassés au filet à papillon dans des ruelles sales - tout en le poussant de la paume de la main droite, posée sur le front, appuyant comme une malade, sans songer à rien d'autre qu'aux danses de son enfance lorsque sa grand-mère la réveillait certaines nuits, viens mon enfant, tu ne diras rien à papy, viens danser, mais enlève tes vêtements, nous sommes libres quand nous dansons dans la nuit avec les elfes, les stryges et les mauvais esprits, et elle adorait sa grand-mère, ses mains douces qui sentaient la vanille et la merde de pigeon, ses chocolats chauds servis dans des crânes d'animaux, les histoires qu'elle lui racontait quand les autres adultes étaient couchés, alors elle la suivait et elle dansait avec elle, au milieu des bois, dans des endroits qu'elle ne retrouvait jamais le lendemain quand elle essayait de s'y rendre seule et en plein jour, avec ses vêtements et un sac de provisions.
Lever la lame bien haut, devant ses yeux, ne plus voir le mur gris sale, juste la lame et ses doigts recroquevillés autour du manche d'ivoire. A ce stade, le front de l'enfant doit saigner et s'il a repris conscience, il doit pleurer de douleur car le Seigneur aime les larmes, la douleur, et l'enfant qui cède à la passion de sa libératrice.
« N'oublie pas que tu l'envoies dans un monde meilleur, un monde où la magie existe encore, où il n'aura pas à travailler pour des gorets, il n'aura pas à souffrir d'amour, de haine, de faim, de soif ou de maladie. N'oublie pas que tu le protèges et que son âme se contente de migrer dans ce que tu as entrevu, enfant, dans cette clairière au fond des bois. »
La voix de sa grand-mère lui parle encore, comme tous les jours depuis la mort de sa mère, alors elle sait qu'elle doit enfoncer la lame dans le cœur du petit garçon. Elle espère qu'il ne reprendra pas conscience. Elle préfère qu'il migre dans son sommeil. Elle...
« Putain de merde, mais tu fais quoi là ? »
Elle regarde toujours la lame, ses doigts, le mur gris sale juste derrière, mais la voix de son mari la déconcentre. Le vin était mal dosé. Pas assez de cette poudre beige que lui avait laissé sa grand-mère, celle qui crachait en cachette dès qu'elle croisait un Christ cloué sur sa croix.
« Arrête tout de suite, baisse ce couteau ! »
Elle gémit d'une voix qui n'est pas la sienne. Si elle pouvait se regarder à l'instant dans un miroir, elle verrait ses yeux se modifier de façon spectaculaire : l'iris n'est pas la seule à changer, la forme n'est plus la même, les couleurs se succèdent et rien ne se fige vraiment sur ce visage qui ne lui appartient plus. Terrorisée, elle tourne son visage au menton pointu vers son mari qui lui tend les bras en un geste qu'elle peine à comprendre. Veut-il la saisir, la désarmer ? Essaie-t-il de la prendre dans ses bras pour l'enlacer d'amour ?
Des ruades infâmes et des mélanges de chair s'imposent à sa rétine. Elle se voit chevauchée par des chiens qui ne sont pas des chiens, des hommes qui ne sont pas des hommes et c'est une orgie de queues, de cornes, de museaux et de babines qui la caressent, la malaxent, la pénètrent et lui font subir mille outrages.
A la terreur s'ajoute une excitation qu'elle ne s'explique pas. Les images de luxure cèdent le pas au sang dont l'odeur taquine ses papilles, elle se sent inexplicablement affamée. La lame, toutefois, demeure en suspension au-dessus de l'enfant.
« Lâche ce couteau, je t'en supplie, ne m'oblige pas à.... »
L'entendre mentionner la lame sacrée la recentre légèrement. Elle assure sa prise, s'apprête à frapper mais son mari est plus rapide. Le coup de pied qu'il lui flanque dans l'oreille aurait gagné en efficacité s'il ne s'était pas déchaussé en rentrant du boulot, mais il a frappé fort et elle se sent projetée sur le côté, lâchant le couteau au passage. Elle ne perd pas connaissance mais elle éprouve des difficultés à revenir. La souffrance est atroce. Son oreille saigne abondamment. Elle la touche de ses doigts graciles qu'elle porte à sa bouche, savoure le goût métallique de son propre sang et tente de se redresser sur ses genoux. Son mari s'est emparé de l'enfant. Il le porte devant lui, comme un nourrisson, en le cajolant, soulagé de le sentir vivant entre ses mains, et il veut juste quitter la maison, sortir de cette pièce, sortir dans la rue, monter dans la voiture...
Non !
Elle ne hurle pas, ce sont les voix qui hurlent dans sa tête. Les voix de toutes les folles qui l'ont précédées et elle entend distinctement sa grand-mère lui chanter des vers bien plus offensifs que le « Chant des Vierges ».
Sans se presser, elle entonne une psalmodie que le mari ne reconnaît pas, un chant étrangement guttural qui pourrait provenir d'un parchemin découvert sous la tombe d'un vampire. La femme avance sur ses jambes épaisses et semble grandir à chaque pas sur la moquette rase du salon. Bientôt, la moquette verdit et ses poils sont des feuilles d'une herbe luxuriante et parfumée. Le mari cherche la porte de la maison mais les murs blancs se sont recouverts de vieilles pierres de taille, des pierres immenses dont il ne discerne pas les limites. Il se retourne, l'enfant dans ses bras, une lumière verdâtre l'aveugle et il sent une force phénoménale lui arracher l'enfant, puis le saisir par chacun de ses membres et tirer jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'un tronc mort.
L'enfant se réveillera peut-être dans la clairière.
Je le lui souhaite.
LA ZONE -
/
Elle ignorait pourquoi elle accomplissait ces gestes mais ils lui semblaient nécessaires. S'agenouiller d'abord. Les yeux fixés sur le mur gris sale devant elle. Surtout ne pas regarder le corps allongé sur la table basse. Rester concentrée sur les gestes à accomplir et garder le regard fixe, comme cloué au mur en face. Le mur gris sale avec ses trous de punaise et les traces du poster que l'on avait affiché là pendant plus de vingt ans.
Toucher le front de l'enfant - mon Dieu, il est encore chaud ! Clore les paupières quelques secondes le temps de prononcer les mots requis sur l'air du « Chant des Vierges » tel que le lui avait appris sa grand-mère. Presser le front avec force, ne pas regarder le corps - le petit corps - en rouvrant les yeux. Chercher dans le mur gris sale qui lui faisait face un dessin possible comme lorsque l'on devine des figures dans les nuages ou que les motifs d'une tapisserie se changent en fresque compliquée.
De la main gauche, dresser la lame de bronze, la lame sacrée, celle que lui avait transmise sa grand-mère. Ne pas se poser de question, oublier que sa grand-mère avait fini quelque part dans une chambre capitonnée au fond d'un asile psychiatrique. Oublier que sa mère s'était suicidée à coups de cachetons. A cause des voix, disait-elle. Les voix et les rêves.
Toucher le front de l'enfant - mon Dieu, il est encore chaud ! Clore les paupières quelques secondes le temps de prononcer les mots requis sur l'air du « Chant des Vierges » tel que le lui avait appris sa grand-mère. Presser le front avec force, ne pas regarder le corps - le petit corps - en rouvrant les yeux. Chercher dans le mur gris sale qui lui faisait face un dessin possible comme lorsque l'on devine des figures dans les nuages ou que les motifs d'une tapisserie se changent en fresque compliquée.
De la main gauche, dresser la lame de bronze, la lame sacrée, celle que lui avait transmise sa grand-mère. Ne pas se poser de question, oublier que sa grand-mère avait fini quelque part dans une chambre capitonnée au fond d'un asile psychiatrique. Oublier que sa mère s'était suicidée à coups de cachetons. A cause des voix, disait-elle. Les voix et les rêves.
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Espérons que ce superbe texte fantastique fasse revenir Cuddle.
Cool, un épisode inédit des Contes de la crypte.
ça fait trop peur je rentre chez moi