Une fois, oui, il y avait eu droit, au cul-de-sac. Après une longue descente le long de galeries de plus en plus inextricables, exiguës, aux pans de roche heureusement friable, ce qui lui avait permis de creuser et de gagner de précieux millimètres lors des quelques passages particulièrement ardus, il avait buté sur un « fond de cuve », comme les appelait un autre copain spéléo. La galerie n'est pas fermée à proprement parler. Ce n'est pas un tunnel que l'on condamne, un conduit que l'on bouche. C'est juste que les murs se rapprochent de plus en plus les uns des autres, des murs qui n'en sont pas, puisque la terre se passe volontiers de géométrie et la roche suit ses propres règles. Il avançait sur un plan légèrement incliné, le nez en avant, une main devant et l'autre derrière pour désaxer ses épaules par rapport au diamètre de plus en plus étroit de ce qui n'était même plus une chatière. Puis il avait dû positionner sa tête autrement, le casque de travers, ne regardant plus devant mais le plafond qui se rapprochait dangereusement et c'est sa main droite, devant lui, qui avait senti le fond de la grotte. De la caillasse humide et froide, comme toute la matière qui l'entourait et il s'était figé sur place, conscient qu'il ne pourrait pas faire demi-tour. Il lui faudrait ramper à reculons. Sur un plan incliné. Sur plus de dix mètres jusqu'à la dernière salle où il avait réussi à s'asseoir tant bien que mal, les genoux fléchis, légèrement comprimé mais avec assez d'espace, avait-il calculé, pour un demi-tour éventuel en cas de mauvaise surprise.
Dix mètres, bigre !
Il l'avait fait. Il avait rampé à l'envers, sans céder à la panique, sur ces dix putain de mètres qui lui en avaient semblé cent. Il avait même éteint sa frontale pour économiser les piles. Et sa reptation biscornue, il l'avait effectuée dans le noir total, cette obscurité si opaque que l'on pourrait devenir fou sans solution de repli.
Cela lui avait pris plus d'une heure. Quand ses jambes avaient débarqué dans la salle de retournement, une poche dérisoire mais suffisamment spacieuse, il avait failli hurler d'exultation. Prenant soin de rallumer la lampe sur son casque, il avait cru un instant apercevoir une forme épaisse tapie à quelques centimètres devant lui, mais il s'était rappelé les mots de Pat'. « Nous sommes des êtres impressionnables. » il avait ignoré cette impression croissante d'un drame imminent. Rien ni personne ne le suivait. N'avait-il pas touché de sa main le fond de cette foutue galerie ? Il le savait pertinemment qu'il n'y avait personne.
S'accroupissant dans la toute petite pièce, il s'autorisa dix minutes de farniente, but de l'eau, mangea du chocolat, des bonbons, un peu de pain noir, but d'autres gorgées. Il lui faudrait toute son énergie pour atteindre la surface. Mais il l'avait atteinte. Fourbu, conscient d'avoir échappé de peu à une mort probable - il oubliait régulièrement de prévenir un tiers lorsqu'il visitait des grottes - mais il avait vaincu l'obstacle, n'avait pas perdu les pédales et surtout, quand il était rentré chez lui le soir, la perspective d'une ligne de coke ne l'avait qu'à peine effleuré. Une image, un simple flashback, mais ce n'était pas devenu une envie et il s'était couché sans même passer sous la douche, vaincu par l'épuisement.
La spéléo lui avait retourné le cerveau. Oh, il n'avait pas achevé sa... transfiguration, certes non. Professionnellement, les opportunités lui filaient entre les doigts. Il stationnait dans un poste sans intérêt, touchait le salaire minimum. Mais il ne se droguait plus, ne s'adonnait même pas au verre de l'amitié avec des collègues ou d'autres passionnés de montagne, évitait les vieux copains. Surtout, il avait réintégré sa place de père auprès du petit. Rien n'importait davantage à ses yeux. Que le gamin l'appelle « papa » et qu'il soit content de le voir.
D'où cette idée de la grotte.
Axel allait adorer l'expérience. Une grotte facile, avec divers types de terrains : une partie immergée, quelques chatières pas trop étroites, un long couloir serré dont le plafond culminait à plus de trente mètres de hauteur. Il y avait même une cascade. Petite, juste un cours d'eau qui dévalait un mur de deux mètres, mur dans lequel la roche offrait des marches naturelles. Ce ne serait pas si facile mais pour le petit mais ce serait comme de le traîner dans un jeu d'accrobranches ou sur une via ferrata. Du sur-mesure pour un enfant de douze ans appréciant l'exercice, l'aventure et la nouveauté.
Dans la petite chambre qu'il occupait chez son père, Axel regardait les fissures dans le coin de sa chambre. A vingt centimètres du plafond, sur le mur, à côté du poster de Robert Downey Junior dans sa tenue d'Iron Man. Des fissures. Puis son champ s'élargit au reste de la paroi. Il se dit qu'elle méritait un coup de peinture, se demanda si son père l'avait seulement remarqué. Probablement pas. Son père ne remarquait jamais ce genre de trucs : la saleté, le bordel, les trous dans les vêtements, les lézardes, la bosse sur le pare-chocs. Son père vivait dans un monde de pur esprit, lui semblait-il, où tout n'était que sensation et fuite en avant. Il ne se le formulait pas comme ça mais il en avait pleinement conscience.
Il s'en rendait compte quand son père lui payait une séance de ciné, par exemple, ou qu'ils regardaient un film sur son écran de télévision dans la cuisine-salle à manger-chambre à coucher de son appartement minuscule. Il voyait bien que son père rentrait dans le film sans aucun effort. On aurait dit un enfant de quatre ans, bavant devant ses dessins animés. Sauf que c'était un adulte et, accessoirement, son père. L'idée lui déplaisait au plus haut point. Comme une méchante démangeaison dont il ignorait l'origine.
Il pensait à son histoire de grotte. Demain, dimanche, ils prendraient la voiture et rouleraient une petite heure. Ensuite, il faudrait encore qu'ils marchent quinze à vingt minutes à travers champs.
« Tu verras, ce sera comme une petite aventure. On va même devoir sauter par-dessus des barbelés et tout... »
Puis ils cacheraient les clefs de la voiture dans un trou qu'ils recouvriraient d'un caillou - « c'est moins risqué que de les perdre dans la grotte, je t'assure » - et s'enfonceraient dans les profondeurs de la terre. Comme dans un conte d'horreur. Brrr... Il n'en avait pas lu tant que ça. Mais les aventures de Harry Potter l'avaient poussé vers le fantastique et le merveilleux. Alors il avait un peu fouiné dans la bibliothèque de sa mère, dans les bouquins de son père, avait dégotté des auteurs américains. Des noms un peu bizarres, faciles à retenir, King, Poe, Lovecraft, et d'autres plus difficiles à prononcer, comme Bradbury ou Matheson. Il avait lu quelques histoires et ça lui avait valu toute une série de cauchemars qui persistaient parfois à l'état de veille, sous la forme de rêveries un brin plus tangibles et que ses pensées habituelles.
Le plus remarquable de ces cauchemars - s'il avait été plus âgé, il aurait employé le terme « gouleyant », mais il n'avait tout à fait compris qu'il en était venu à apprécier ces rêves intenses et macabres et ne maîtrisait pas le lexique des amateurs d'œnologie - le leurrait dans son sommeil en le persuadant qu'il se réveillait dans la nuit, transpirant et apeuré. Il y croyait vraiment, l'illusion était crédible. Il se levait, chaussait ses chaussons-chaussettes orange, traversait sa chambre plongée dans les ténèbres, entrouvrait doucement sa porte, écoutait ses parents discuter à voix basse, dans le salon au rez-de-chaussée. Les murmures de ces voix familières auraient dû le rassurer, c'étaient ses parents, les personnes qui l'aimaient le plus, ceux en qui il avait toute confiance. Et pourtant non. Certains détails clochaient. Le tableau dans la cage d'escalier, le lampion chinois, le crépi du mur en face de sa chambre, le carrelage aux pavés de céramique, autant d'incongruités qui lui rappelaient à cors et à cris que rien tout ça n'était réel. Saisi par l'effroi, il entamait la descente de l'escalier aux larges marches, chaque marche plus lourde, plus épaisse, plus large que la précédente et ses pieds goûtaient la température des dalles, de plus en plus froides. Il n'osait s'appuyer à la rambarde dont les motifs ovales s'apparentaient à des écailles qu'il croyait voir onduler.
Sur l'avant-dernière marche, un tabouret pour enfants en bas âge occupait une place absurde. Pour dire les choses autrement, il n'avait rien à foutre là. Alors il le regardait intensément tout en écoutant les murmures enfler et changer de fréquence. On aurait dit des sifflements de serpent, des gonds qui grincent, des griffes labourant une ardoise.
Sur le tabouret, il distinguait deux étoffes, des bouts de tissus. Ce n'était pas clair, la pénombre lui interdisait toute précision. Il se penchait et un clair de lune surgissant de la petite fenêtre du hall lui dévoilait deux masques mal pliés, des masques dont les traits déformés par les pliures lui évoquaient des personnes qu'il croyait reconnaître sans parvenir à mettre le doigt dessus. Sans écouter cette voix intérieure qui lui hurlait de remonter dans sa chambre, de s'enfouir sous les draps, de se rendormir, de changer de rêve, il s'emparait de l'un des masques, étirait la toile sur sa petite menotte et découvrait une version creuse et molle du visage de sa mère. Dans son dos, son père l'appelait.
Dans le rêve, ce moment équivalait à une descente d'organe. Il savait qu'il se retournait dans son lit, qu'il luttait pour revenir à la surface, pourtant le rêve continuait et il lui fallait esquisser un long mouvement de rotation pour affronter ses parents, débarrassés de leurs masques. Il n'osait pas les regarder, il ne voulait pas se retourner mais son corps bougeait tout seul, ses hanches oscillaient sur le quart de tour effectué à leur insu par ses petites jambes tremblantes, et la voix dans sa tête le suppliait de déguerpir, « remonte, tu as encore le temps », lui disait-elle, mais la mécanique du rêve était puissante et parfaitement huilée, et son mouvement s'achevait enfin. Ses parents le regardaient avec des gueules de loups, leurs petits yeux marron exprimant un appétit féroce.
« Quand on te dit de ne pas te relever la nuit... »
Il se réveillait à l'instant où ses parents à tête de loup prenaient leur élan pour lui sauter dessus. En sursaut, en sueur, en hurlant.
Croyait-il.
Il lui paraissait toujours extraordinaire de reprendre ses esprits dans le monde réel après un tel cauchemar. Comme s'il avait voyagé d'une dimension à une autre en se téléportant et qu'il avait dû se réhabituer en quelques secondes à une atmosphère différente, de nouvelles odeurs, un climat tout autre. Il se sentait également dépossédé de lui-même. Presque furieux à cette idée, il se levait et allumait l'ampoule au plafond de sa chambre. Ce n'était pas une jolie veilleuse ou une lampe de chevet avec un abat-jour à la transparence cotonneuse et réconfortante. La lumière blanche de son ampoule de 60 watts s'empressait de remplir chaque centimètre cube de sa chambre, chaque centimètre carré de plafond. Il ne subsistait pas un point d'ombre sinon sous le lit mais il ne fallait quand même pas exagérer. La froide réalité de cet univers quotidien lui assenait la claque escomptée, il éteignait, se recouchait, se rendormait.
Mais là, en pensant au lendemain, il songeait que sa chambre portait les stigmates d'une vie antérieure, que les rideaux provenaient d'un vide-grenier et n'auraient pas dépareillé chez un croque-mort ou un taxidermiste, que ce placard fermé ne lui inspirait pas confiance. Ce soir, il laisserait sa veilleuse. Il ne l'utilisait plus depuis longtemps - il avait douze ans, bordel ! Mais ce soir n'était pas un soir comme un autre.
Sa nuit fut courte et agitée.
Depuis cette première expérience, Jean-Ba avait visité des dizaines de grottes. Avec Pat', tout seul ou avec d'autres. Des grottes balisées, de simples galeries aménagées en promenades où l'on pouvait déambuler debout, en baissant parfois la tête, ou des cavernes profondes, résolument sportives, des gouffres exigeant des cordes et des baudriers, des lampes-torches puissantes pour éclairer les parois de ce blanc laiteux, lisses comme de la porcelaine, des salles immenses où stalactites et stalagmites offraient un décor fantastique, des rivières souterraines, des lacs enfouis, avec leurs plages parfois immenses, ou au contraire des ramifications filandreuses où il fallait jouer les reptiles, épouser la terre de son corps malléable, avancer en se tortillant avec l'idée bien présente que l'on courait le risque d'atterrir dans une impasse. Le cauchemar du spéléologue. Ne déboucher sur rien. Juste l'intérieur du tuyau qui se replie sur lui-même, le roc qui a mâché la terre et la terre qui a mangé le roc.
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bien vu le switch du focus du narrateur du père vers le gamin, ça valait le coup d'écrire à la 3ème personne. Le crescendo horrifique poursuit son petit bonhomme de chemin à bonne allure, assez pour se délecter de l'écriture de Mill. Bon je retourne faire de la spéléo dans mon cul.
Suis pas en état pour commenter, maintenant.
Toi aussi tu fais de la spéléo dans ton cul ?
Non, dans ton cul.
Je m'disais bien qu'on était plusieurs dans mon colon.
D'ailleurs si tu retrouves mon hamster Fluffy...
Le gamin bien flippé avec son placard me fait penser à Tad Trenton dans Cujo.
Il m'est sympathique, avec ses cauchemars et ses chaussettes chaussons.
Il ne se passe absolument rien dans cet épisode, mais ça se lit.
Voyons la suite.