Lieu commun n°25 : Brûler ses idoles

Le 12/09/2024
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par Mill
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Rubriques / Lieux communs
Grand retour de Mill et sa rubrique des lieux communs ! Et pour ce vingt-cinquième opus il nous gratifie d'un avant goût de Saint Con. En effet, le narrateur se met en tête de brûler toutes ses idoles comme un rite initiatique vers une forme de mieux être. J'ai l'impression de l'avoir déjà lu quelque part mais je ne crois pas que ce soit sur la Zone alors on en redemande.
Et ce fut l'aboutissement de mon chambardement personnel, le présomptueux climax de mon auto-analyse. J'avais tout relu, tout revu, tout corrigé dans la mesure de mes moyens. Je m'étais retourné le derme, disséquant mes échecs, mes erreurs et l'essence de mes rares achèvements - je n'ose employer le terme de réussite. Mes organes, je les connais par cœur, j'en ai soupesé certains, collé des sparadraps sur d'autres, agrafé des points de suture sur des veines trop irriguées dont j'eusse détourné le flux si j'avais eu la moindre idée du comment s'y prendre sans dévoyer l'essentiel.
Les voix sous mon crâne n'ont pas diminué, mais le ton qu'elles emploient, leur vocabulaire, leurs tournures de phrase, les mille procédés rhétoriques dont elles parsèment chacune de leurs interventions, je les entends différemment. Les voix me soutiennent davantage, plus chaleureuses, des voix complices à la semonce constructive.

    Et l'une d'elles, plus forte, plus présente, a prononcé cette sentence, sévère, définitive :

    « La boucle n'est pas bouclée, il manque l'étape ultime, la conclusion idoine à cette remise en question dont tu te vantes sans état d'âme. Il faut brûler tes idoles, les déchirer, les briser, les rebrûler ensuite jusqu'à ce qu'il ne reste rien sinon des cendres grises. »

    L'idée me révulse. L'autodafé de mes amours passées se situe dans un au-delà qui emprunte au fantasme autant qu'au masochisme. Je préfère m'écraser des mégots sur la peau, m'arracher les ongles avec les dents, me cisailler les bras avec un cutter.

    Et la voix de reprendre, bientôt rejointe par ses semblables en un chœur sauvage jailli des profondeurs de mon enfer personnel :

    « Brûle ce que tu aimes, abandonne tes référents, tes sentiers balisés. Tu dois partir de rien et ce rien pré-existait dans ta vie antérieure. Peu importent les noms, les habitudes prises au fil du temps, les réparties faciles et les mouvements réflexes. Oublie les schémas, les tracés à l'encre noire, les points à relier pour figurer un dessin. Change de grille d'accords, passe d'un rythme à l'autre, détruis tes instruments et construis-en de nouveaux. »

    Et moi d'appeler au secours à la lumière d'un livre relu vingt fois, l'ouïe imprégnée de Zappa, de Gong et de Magma, de Hendrix et Soft Machine...

    Et j'appelle à l'aide à l'heure où mes mains acceptent de subir la chorale de mes voix intérieures. Et ce ne sont plus ni murmures, ni chuchotements mais de pauvres soupirs vaincus lorsque mes doigts caressent la roulette du briquet.

    La flamme attrape une vieille couverture. Je crois qu'il s'agit des Chroniques martiennes de Ray Bradbury, l'édition Denoël dans la collection Présence du futur. Probablement le troisième livre de science-fiction que mes yeux de gamin ont dévoré à l'aube de mes onze ans. Les deux premiers étaient des emprunts dans une bibliothèque quelconque.

    Je regarde la flamme grandir pour s'emparer d'une édition espagnole de Fahrenheit 451, puis des œuvres complètes de George Orwell, dont l'édition de poche reliée tout cuir - les Penguin books, c'est quand même autre chose que nos J'ai Lu - des Collected Essays, Journalism and Letters, et je ne suis déjà plus que larmes ronflantes et sanglots. Chesterton et son père Brown flambent à leur tour, bientôt rejoints par Stevenson, Wilde et Conan Doyle. L'arrogance de Holmes n'est plus qu'un souvenir vivace et douloureux. Maurice Leblanc sacrifie son Lupin et Henry James y perd son tour d'écrou. Mark Twain, Melville et Hawthorne se jettent à corps perdu dans le grand feu, entraînant dans leur sillage les lourdes œuvres de Hugo, Zola, Balzac et Maupassant.

    Je hurle dans ma tête et les voix me caressent la cervelle. « Calme-toi », disent-elles, « calme-toi mais ne faiblis pas. Le plus dur est devant toi. »

    Le feu se répand aux textes de Cavanna, aux bd de Reiser, de Ptiluc, de Franquin. Puis les Sud-Américains, annoncés par un Corto Maltese au sourire plein d'une morgue triste, s'avancent tranquillement, fatalistes et résignés. Garcia Marquez, Fuentes, Cortazar, Bioy Casares et Borges, nom de Dieu, Borges ! Je brûle des tigres aux yeux jaunes et des labyrinthes de papier, je brûle les plus belles pages jamais écrites, je brûle ma Bible personnelle et j'ai l'impression d'avoir avalé une tronçonneuse qui fonctionne à plein régime dans le jus de mes entrailles.

    Je marque une pause. Une longue et pénible pause.

    Je regarde mes disques, des Allman Brothers Band à ZZ Top, en passant par les Beatles, Coltrane, Miles Davis et Dylan. En passant par Jethro Tull et Led Zeppelin, et Zappa surtout, mon Zappa, que j'aime tant, que j'adore et bichonne, celui qui dépasse tout, qui contient tout, qui avale tout. Le seul dont je rachète les albums dès qu'une plage me semble rayée. L'alpha et l'oméga de la musique, l'équivalent sonore d'un De Vinci ou d'un Einstein.

    Zappa, bordel.

    Je le brûle comme les autres et je ne sens plus rien.

    Dans mon encéphale ébranlé, quatre-cent cinquante-six voix se marrent dans un concert de glapissements.