Elle l’entend déjà vagir quand elle roule son splif et fait un filtre avec le carton de la jaquette vantant la jouvence éternelle de cet Être singulier, né des brumes ou sous cette étendue d’eau… et qui se minéralise dans un terreau de grès noirs ; et juste là derrière la cloison, je suis en train de planter le décor de sa genèse, car là-dessous je soupçonne le Momo Challenge d’être plus qu’une légende urbaine, peut-être est-ce même son dernier geste désespéré pour enfin exister au grand jour, nourri par les songes et les cauchemars interminables des rêveurs.
Donc je suis sur la machine à écrire quand soudain Feels Like the First Time détone, craché par une enceinte ou une basse à plein volume que même tout le dictionnaire des sons grunges pourrait se contenter et sans être laxiste en plus ; ça vient de la rue, de l’autoradio d’une voiture où sur le siège passager John Law dort d’un sommeil semblable à la mort. Et dont le chauffeur de taxi est comme en délire avec cette musique innommable…
Puis le soir tombe, et pendant toute la nuit, avec un froid polaire qui verglace même les cheveux châtain foncé de John Law, qui est resté en bas à guetter, Momo tue le temps, comme si c’était la dernière heure avant la fin du monde, en raccordant les tuyaux de son extracteur avec le flux télépathique des pensées hallucinées de Dounia ; elle ne peut presque plus parler mais (ce que je comprends et saisi en tout cas) elle me dit que ça implique quelque chose de sinistre à présager.
John Law lutte contre le sommeil et il baille tellement, a tant envie de dormir qu’il ne voit pas Momo escalader notre immeuble et éviter de justesse de se crasher tandis que j’observe l’eau qui gicle des gouttières du bâtiment d’en face. Et qui lave les pardessus de tous ces démagogues… ces gens controversés, qui dehors pourraient se balader en kilt et avec presque rien sous leur jupe, et qui ne l’avoueraient jamais. Et en se battant toujours contre le vide qui les effraye, Momo maintenant sur un balcon, notre balcon du septième étage, lorgne et conspire…
Et en imaginant que ces pluies diluviennes vont recouvrir de boue les caves, l’heure tourne en massicotant ses propres aiguilles et ça me rappelle cette sombre période où je me cachais dans les souterrains de la ville. Et Momo finit par s’introduire en cassant une vitre et jongle à présent dans le salon avec les deux katanas qu’un couple de japonais de passage dans notre ville nous a offert.
Momo dont le piètre et formel déguisement (celui d’un médecin de peste avec sa drôle de tunique recouvrant tout le corps, ses gants, et ses bésicles de protection portées sur un masque en forme de bec) ne se raconte que sur papier jaunissant et que Dounia m’a apporté à une heure du matin à mon bureau… je rédige quelques notes sur sa férocité et sa brutalité légendaire, son incitation vaguement réelle au suicide aussi, avant de lire et de relire fiévreusement le document, frappé d’une apathie profonde.
Il ressemble à une étrange partition de musique et je sais déjà que je n’en tirerais rien, alors je me décide à toucher les tétons nus de Dounia dénudée qui tire en ce moment sur son joint comme une damnée. Peut-être aussi pour affronter la colère de Momo plus sérieuse et moins alambiquée que celle du Capitaine Haddock. Ou bien pour décrocher enfin ce téléphone qui ne cesse de sonner et qui réveille tout le quartier, John Law au bout du fil cherchant désespérément à nous joindre…
Deuxième chapitre : Le présage sinistre
Au-dessus des parasols, il y avait un ciel rougeâtre que Dounia pressentait comme le signe d’un désastre à venir pour bientôt ; sur cette plage pendant qu’on n’avait plus de nouvelles de Momo et de John Law, elle ne savait pas encore que sa fille allait attenter à ses jours car sur l’un de ses réseaux sociaux elle avait trouvé le numéro de Momo. Il pouvait tout aussi bien disparaître sans causer de dégât et ne pas gâcher nos vacances, comme de nuire et de pousser Sumire au suicide mais en ce moment alors qu’on était sur une île au large de la Bretagne, il essayait d’appareiller ses chaussettes après avoir longtemps pataugé dans la boue au fond d’un tunnel où d’autres solitaires saouls construisaient leur abri de fortune sans même se rendre compte de sa présence.
Ces derniers souillaient les murs de dessins incantatoires qui ressemblaient à des démonte-pneus et dont les rouleaux de peinture noire goudronnaient à la fin tout ce schmilblick d’un pedigree un brin formaliste… Plus tard ces gens se divisant en deux sortes : les formalistes du Street Art rafraîchissant leur étendard et leur blason en squattant les vieilles maisons, ces demeures abandonnées où les gamins trouaient les fenêtres par des jets de pierre et les spontanéistes, plus baba cool, multipliant les tags dans des bunkers ou de simples cabanes ; comme cette cahute pas loin de la mer où nous nous étions réfugiés et par l’étroite ouverture, le vent vitupérait en éveillant des odeurs de zingueurs sales, ainsi qu’en cassant par une bourrasque l’ombrelle en peau de chevreuil de Dounia et de Sumire…
Troisième chapitre : Sensualité et Côté obscur
Il laissait toujours la porte avant ouverte, en attendant ses passagers, et il fumait un joint adossé au capot, comme dans les films. On aurait dit que l’azur transportait des myriades de jutes de chanvre vaporeux qui s’étaient figés en tombant sur les azalées du Boulevard Raskolnikoff ; du sang de couleur noire avait coagulé sur le caraco de Dounia et Sumire et Momo continuait à masser avec douceur le jabot des étranges oisillons, qu’il avait adopté et qui se battaient pour rabattre le caquet à leurs frères et sœurs…
John Law, en terminant son splif, laissa passer les derniers flâneurs qui rentraient de la plage, et démarra la caisse non sans avoir auparavant vérifié la jauge…
John Law avait un jumeau, enfin il s’en rappelait vaguement, la dernière fois qu’il l’avait vu, celui-ci était en position fœtale tandis que John bravait le feu pour trouver une porte de sortie et s’était débarrassé d’un tisonnier dont le métal incandescent le brûlait ; ils venaient tous deux d’avoir une dizaine d’année et John Law fut le seul survivant de la maison familiale, perdant son frère et ses parents…
Aujourd’hui, au volant de la Jaguar, avec Dounia, Sumire et Momo comme passagers, il bredouillait des âneries sur ce cannabis qu’il avait ramené de Jamaïque et sur le côté obscur de la Force ; Momo se soûlait gentiment et ne comprenait rien à sa théorie sur le côté obscur de la Force, ni même sur la discussion suivante avec Sumire et Dounia parlant entre elles de la sensualité du dessinateur Hugo Pratt…
Quatrième chapitre : Le suicide de Sumire ?
« Puisque tu respectes les règles, tu vas me laisser t’en rappeler une, camarade. Depuis les circonstances extrêmes qui ont suivi l’avènement des robots et des cyborgs, le chef de station aura tout pouvoir pour faire respecter l’ordre et la sécurité. »
- Es-tu marié ?
- Non, bien sûr…
- Voilà. »
Il m’avait mouché. Pendant tout ce temps là, dans la salle de bain d’à côté, en face d’une statuette de Krishna, Dounia barbotait dans son bain de savons moussants qui embaumaient la pièce, avant de maquiller ses yeux de pigments semblables à des charbons. Puis le miroir allait refléter son corps dénudé bien chaud et ses nerfs n’allaient pas tarder à flipper lorsqu’elle sortirait et tomberait sur la dépouille de Sumire, allongée par terre baignant dans son sang. Il y avait aussi, sur le sol, un arsenal d’instruments de chirurgien et des tubes de comprimés d’analgésiques presque tous vides ; Dounia s’efforça de reprendre son sang froid mais Momo était là et avait dit tout bas :
« Chut, petite sœur, calme-toi. Momo va très bien la soigner et elle va s’en sortir. Il sait faire ça, ce n’est pas la première fois. N’aie pas peur. »
Mais elle avait encore plus peur de ce monstre qui rivalisait avec la férocité des lamproies, et qu’elle prenait pour un meurtrier, ce qui n’était pas tout à fait faux. Le larron était revenu ensuite tranquillement dans le salon et regardait maintenant une chaîne cryptée où toutes les images semblaient jaunir maladivement, comme en écho à ce qu’il s’était passé.
Dounia, à ce moment là, ne pensait qu’à secourir sa fille mais c’était bien trop tard, elle était bel et bien morte et à la télé il passait La Grande Bouffe dont les acteurs paraissaient trinquer à son décès prématuré à l’âge de seize ans. Et Momo disait maintenant, sans quitter des yeux l’écran, qu’il ne restait plus qu’à l’incinérer…
LA ZONE -
Affalée sur un canapé devant une carte représentant la mer du Japon, Dounia sourit et croit errer sans fin dans un tunnel où tous les gens qu’elle rencontre, se demandent à quoi ressemblait le monstre dans cette histoire japonaise…
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
https://www.youtube.com/watch?v=tDGJrrtuSgw ça date un peu.
J'aime l'ambiance de la description des souterrains. Les figures sont sympas.
La question de la sensualité dans les dessins d'Hugo Pratt est un vrai sujet de conversation, cependant.
Merci Charogne et LC de votre passage et de votre lecture mais rien que de voir l’image de Momo à chaque fois que je reviens sur ce texte me fait flipper : heureusement que je n’ai pas quatorze ans et donc que je suis censé n’être plus aussi influençable qu’un ado recevant des menaces de mort de la part d’un quelconque Momo ou d’un Blue Whale Challenge ; enfin bref elles restent malgré tout tragiques ces légendes urbaines.