— Avec tout le respect que je vous dois, docteur, je ne comprends vraiment pas ce que je fais là. Ma relation avec Germaine est entièrement satisfaisante. Je ne pense pas que nous ayons besoin d’un docteur. C’est Germaine qui a insisté. Elle dit que j’ai besoin d’aide.
Il se gratta le nez contre l’épaule gauche et griffa nerveusement l’accoudoir droit de son fauteuil. À ses côtés, d’un délicat dodelinement de la tête, Germaine exprimait une adhésion subtilement nuancée à ces propos. Il ne put s’empêcher d’imaginer l’effet de cette oscillation sur ses corps caverneux et s’en trouva quelque peu gêné aux entournures du caleçon. Depuis la puberté, sa mère lui avait toujours acheté des caleçons alors qu’il s’imaginait que les slips auraient mieux masqué les érections inopportunes. Sa mère appréciait peu sa pudeur et son quant-à-soi.
— Je ne suis pas docteur, dit le docteur. Je suis psychopraticienne mediumnique, hypnologue spécialisée en hypnose régressive ésotérique et consultante en accompagnement holistique. Vous pouvez m’appeler Miranda, et je vous informe que la séance d’une heure vous sera facturée cent quatre-vingts euros, avec un petit supplément de soixante euros pour cette première fois, puisque vous n’avez pas pris rendez-vous à l’avance. Essayez de vous détendre le plus possible. Il n’y a que des ondes positives ici.
Elle plaça sur la table basse devant elle, entre deux bougies, un supposé cristal de pechblende gris bleuté et, pendant qu’il tentait de se remémorer les différentes caractéristiques des rayonnements alpha, beta et gamma et leurs effets possibles sur son cerveau, elle se rassit dans son fauteuil en se composant un sourire bienveillant.
— Bien ! Je vous écoute.
Il sentait déjà l’altération de son ADN sous l’effet de la radioactivité et les premiers effondrements de connexions neuronales.
Elle croisa les jambes, qu’elle avait fort belles, mais d’une beauté sublunaire qu’éclipsait irrévocablement l’ineffable splendeur de Germaine.
Elle est plus tendue que moi.
Ils étaient arrivés une demi-heure plus tôt devant la porte du cabinet du docteur et, profitant de la sortie d’un patient précédent, étaient entrés sans sonner au vidéophone. Des ouvriers achevaient de poser des plaques de marbre au sol de l’imposant vestibule et différents matériaux et produits aux étiquettes menaçantes étaient entreposés jusque dans la salle d’attente. Il avait jugé rassurant de constater que le cabinet du docteur affichait des signes extérieurs de prospérité.
— Ce doit être un bon docteur, avait-il glissé à Germaine.
Bien que désormais habitué aux manifestations de jalousie, il n’avait pas aimé la façon dont les yeux des ouvriers s’étaient fixés sur leur couple et, bras dessus bras dessous, vaguement irrité, il l’avait entraînée dans la salle d’attente où ils étaient parvenus à dénicher deux chaises adjacentes entre un empilement de pots de peinture arborant de peu rassurantes têtes de mort et des caisses pleines de bouteilles de white-spirit.
Il détestait le white-spirit depuis l’une des premières tentatives de suicide de sa mère dont il pouvait se souvenir. Il avait senti monter l’angoisse. Alors Germaine avait pris sa main dans la sienne, plongé ses yeux dans ses yeux, lui avait souri, et l’étouffante petite pièce encombrée de substances inflammables était devenue ce lagon bleu où leurs âmes jumelles aimaient à s’esbaudir tels deux dauphins enivrés d’un amour séraphique. Et son propre sourire n’avait pas faibli une seule des mille huit cent secondes qui avaient suivi jusqu’à ce que la porte du cabinet s’ouvrît, rompant l’enchantement.
Alors, vaguement moulée dans une robe légère tout droit sortie des années folles - noire -, enlacée par un sinueux et saugrenu boa - noir -, curieusement coiffée d’un chapeau pointu à large bord circulaire - noir - et comme enlaidie par la banalité de sa beauté ordinaire, une jeune femme - blanche -, était entrée dans la pièce, manifestant son étonnement d’y trouver du monde.
— Vous avez rendez-vous ?
— Il fallait ?
— Comment avez-vous eu mon adresse ?
— J’ai trouvé votre carte de visite dans les affaires de ma mère.
Elle semblait incommodée, peut-être par les vapeurs de white-spirit ; décontenancée, sans doute par le spectacle d’une telle harmonie amoureuse ; hésitante, car le doute et la perplexité accablent continuellement les âmes solitaires d’ici-bas. Pris de compassion, il lui adressa un sourire bienveillant et sans pitié excessive, toutefois légèrement crispé parce qu’elle semblait un peu méfiante à leur égard, contre toute raison, et que les atteintes à la raison ne laissaient pas de l’exaspérer.
Elle haussa les épaules.
— Ce n’est pas grave, je peux vous prendre. Entrez.
Le docteur n’a pas de blouse blanche. Le docteur a l’air d’une influenceuse Instagram déguisée pour Halloween. Dans ma vie d’avant, le docteur m’aurait mis une trique du feu de Dieu. Germaine, pardon.
Le cabinet présentait l’apparence grotesque d’un salon de maison hantée de série B. Des fauteuils y étaient disposés en cercle autour d’une table basse recouverte de bougies allumées.
Le docteur les avait invités à s’asseoir d’un geste de la main mais, comme brutalement prise de nausée, s‘était ensuite précipité vers une fenêtre et, tirant prestement les longues tentures dont le double rideau contribuait à créer l’atmosphère de la pièce, l’avait ouverte en grand, sans parvenir à cacher son soulagement. Puis, reprenant ses esprits, elle était revenue s’installer dans l’un des fauteuils, non sans l’avoir tiré en arrière de quelques mètres.
Il n’avait guère apprécié ces excentricités.
— Bien ! Je vous écoute.
— Je suppose que je dois vous parler de ma mère. Ma relation avec ma mère. C’est bien ainsi que cela se passe, docteur ?
— C’est votre chemin, vos vibrations, votre séance. Vous pouvez m’appeler Miranda.
Pourquoi Germaine lui infligeait-elle cette épreuve ?
Il raconta sa vie. Il n’y avait pas tant à en dire et il n’était pas mauvais pour les résumés.
Sa mère était une vieille hippie attardée et décrépie passant d’homme minable en homme encore plus minable entre deux tentatives de suicide. Il ne savait rien de son père sinon qu’il avait une aura magnifique. Brinquebalé d’une ville à l’autre, d’une école à l’autre, d’un service d‘urgence à l’autre, il n’avait jamais su lui-même s’il aimait ou détestait sa génitrice. Quand il avait tué son premier chat, celle-ci avait renoncé à entretenir l’illusion d’avoir accouché d’un enfant indigo destiné à élever le niveau karmique de l’humanité pour l’accompagner dans l’ère du Verseau. Ses manifestations de tendresse, maladroites et empreintes de théâtralité , s’étaient alors raréfiées. Les hommes de passage, eux, s’étaient multipliés. À l’école, les autres enfants se moquaient de lui ou, dans le meilleurs des cas, fuyaient sa présence. Puis la puberté était venue, accentuant sa solitude et sa déréliction.
Le chat griffait les murs, maman. Hrrlll. Hrrlll. C’est important, les murs. Ne frappe pas trop fort.
Puis, un jour, sa mère était partie. Son quotidien en était devenu plus calme et son monde plus vide encore. Alors, Germaine était venue.
Germaine était aurore et grand midi, printemps miraculeux, soir bleu d’été sous les ramures, ors sublimes de l’automne, abolition de l’hiver. Germaine était douceur, passion, danse complice des âmes et des corps, envols superbes, oubli de soi-même dans les grands fonds, extases jubilatoires, frictions parfaites, promesse d’amour tenue, aperçus de paradis.
Il s’efforça d’expliquer tout ça.
— Vous êtes là pour un retour d’affection ? Vous avez un objet intime appartenant à Germaine ? Il faudra compter un supplément par rapport à la consultation.
Il la regarda, surpris, ramené sur terre. Il lui parlait de Germaine. Comment osait-elle lui parler d’argent ? Il s’énerva.
— Un retour d’affection ? Mais qu’est-ce que vous me racontez là, docteur ?
— Comme je vous l’ai dit, je suis psychopra…
— Vous voyez bien que Germaine est là, et qu’elle m’aime et que je l’aime. Notre relation, comme je tentais de vous l’expliquer, relève d’une perfection presque indicible, supraterrestre. Un tel lien est indestructible.
Il sentit qu’il ne parviendrait sans doute jamais à se faire comprendre de son interlocutrice.
— Indestructible, insista-t-il.
Puis il reprit sur un ton plus conciliant. Après tout, n’étaient-ils pas tous impuissants face à l’indicibilité de la plénitude comme du manque ? Pauvre Miranda.
— Non, si nous sommes là, voyez-vous, c’est que Germaine pense que j’ai besoin d’aide. C’est en rapport avec les chats et les murs.
Le docteur opina du chef en souriant pour se donner une contenance puis, après quelques secondes, se prit la tête entre les mains et fronça les sourcils pour mimer la concentration.
— Oui, je perçois une présence... Germaine, c’est bien cela ? Oui, Germaine est ici avec nous. Germaine dit qu’elle vous aime et que tout va bien là où elle est.
C’en était trop. Le docteur pouvait se moquer de lui : toute sa vie, il avait enduré le mépris. Mais le docteur n’avait pas le droit de toucher à Germaine. Peut-être était-elle jalouse en tant que femme et cherchait-elle mesquinement à l’atteindre, à la rabaisser ? Cette jalousie était aisément compréhensible mais l’offense n’en était pas moins intolérable, presque blasphématoire.
Il se dressa dans son fauteuil et parla d’un ton grave et solennel.
— Vous allez respecter Germaine et lui présenter des excuses.
La conversation prenait une tournure désagréable. Le docteur à présent se tenait debout et criait.
— Mais qui est Germaine, bon sang ? Qui ? Et, surtout, qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
L’insulte proférée l’électrisa. Sans la moindre ambiguïté, elle désignait Germaine du doigt, dérogeant à la plus élémentaire bienséance. La violence de l’affront le mettait hors de lui et le sang lui cognait les tempes comme le marteau l’enclume.
— Non, mais qu’est-ce que vous trimballez dans ce truc dégueulasse ? Mon fauteuil est complètement salopé. Vous savez combien ça coûte, un fauteuil pareil ?
Il pressentit en lui-même le déferlement d’une vague de fureur capable de tout emporter et parvint à la repousser en se concentrant sur son sentiment de stupeur et de consternation. Car la scène était finalement grotesque : le docteur avait besoin d’un docteur.
— Docteur, il me semble que vous...
— Et cessez de m’appeler docteur ! Vous êtes complètement taré, ou quoi ?
La colère couvait comme le feu sous la cendre mais la situation s’enfonçait surtout dans le ridicule. Il tentait de comprendre le sens de ces événements. Décontenancé, il se tourna vers Germaine.
Germaine, au secours.
Mais Germaine ne le regardait pas. Germaine semblait regarder dans le vide, étrangement absente.
Ne t’inquiète pas, Germaine. Le docteur va te présenter ses excuses. Sinon je griffe le mur. Les murs. Tous les murs.
Quelque chose, quelque part en lui, céda. Il eût voulu voir Germaine dodeliner du chef et lui adresser son sourire qui ravivait les mondes morts mais elle tourna vers lui une tête sans visage, émit un délicat et abominable soupir - hrrlll - et scintilla.
Il ferma les yeux, secoua sa tronche dans tous les sens comme pour redémarrer la réalité, rouvrit les yeux.
Germaine ?
Il y eut comme un trou noir, un temps manquant, une oblitération du monde.
Ça n’avait peut-être duré que quelques secondes mais à la fin desquelles Germaine n’était plus là. À sa place gisait, à demi renversé, le grand cabas décoré de motifs psychédéliques dont sa mère se servait pour aller faire ses courses et dans lequel s’étaient entrechoquées des générations de bouteilles de sherry - car les bouteilles de sherry se reproduisent dans les cabas : il en est de jeunes dont peu survivent et qui sitôt disparaissent, il en est d’anciennes qui s’attardent mais qui finissent inéluctablement brisées dans les cris de colère et les pleurs d’ivrognesse.
Germaine ?
Le sac n’avait plus son aspect d’autrefois : par endroits, il était percé et la toile alentour très usée comme par l’effet d’un frottement répété ; dans ces mêmes zones se concentraient les taches qu’avait dû provoquer le séchage d’une substance initialement blanchâtre. Par moment, sa masse semblait frétiller, comme parcourue d’une vie propre. Il s’approcha timidement et, tendant le bras, rabattit la partie supérieur de l’une des parois souples du cabas. Ce dégagement soudain de son ouverture libéra davantage ses arômes et permit d’entrevoir son contenu. Il entendit vomir le docteur et se pencha plus avant.
Germaine, t’es là-dedans ?
C’était souvent gluant, parfois sec, avec une nette prédominance de chimie organique. C’était solide, liquide, ça libérait des gaz de putréfaction. Ça grouillait. Ça débordait par les trous ; quelques vers échappés se tortillaient déjà nonchalamment sur le cuir luxueux du fauteuil. Ça cherchait goulûment à suçoter. Des objets épars flottaient ça et là, plongeaient, disparaissaient puis ressurgissaient de la surface vrombissante composée de milliers d’asticots voraces. Il reconnut d’emblée le stérilet hormonal à l’apparence de petit piolet playmobil ridicule dont sa mère lui avait tant vanté les mérites - « tu ne voudrais pas un petit frère tel que toi, n’est-ce pas ? » Il y avait des préservatifs usagés, une bouteille de sherry, un vibromasseur, des soutiens-gorge maternels, des cadeaux de fête des mères, aucune photo de classe, un week-end à la campagne chez un professeur de yoga, des cris, des gifles, des hommes sans nom, des bulletins scolaires non signés, des anniversaires non souhaités, le crâne de sa mère, un chat mort.
Il se tourna vers le docteur, pantelant et balbutiant.
— M-m-mais..!?
Bien que toujours pliée en deux par les spasmes de son estomac, elle tourna la tête vers lui, l’air inquiet.
— Mais… Docteur, où est Germaine ?
Elle s’essuya les lèvres avec son boa - noir - et fit mine d’entreprendre un prudent mouvement de recul vers la porte.
— Docteur ! Qu’est-ce que vous avez fait à Germaine ?
Son cri exprimait la terreur, non la colère. Il s’avança vers elle et se jeta à ses pieds en hurlant.
— Docteur ! Rendez-moi Germaine !
Il la fit trébucher et elle le rejoignit sur le tapis moelleux du cabinet. Dans la confusion, elle ne s’aperçut pas que l’extrémité de son chapeau pointu à large bord circulaire - noir - venait s’embraser à la flamme de l’une des bougies disposée sur la table.
Il suppliait toujours, les bras enroulés autour de l’une de ses jambes.
— Docteur ! Pitié ! Faites revenir Germaine !
Située à l’autre bout de la pièce et séparée d’elle par le forcené, elle jugea la porte inatteignable et rampa à quatre pattes vers la fenêtre, le traînant comme un boulet, dans l’espoir de pouvoir appeler des passants à l’aide. Parvenue à l’ouverture donnant sur une avenue fréquentée, à peine eut-elle entamé une tentative de retour à la station verticale qu’il se jetait sur elle derechef, non par agressivité mais par désespoir, lui coupant le souffle et l’envoyant mêler aux replis paresseux des lourdes tentures les chatoiements de sa robe légère tout droit sortie des années folles - noire - et le flamboiement de son chapeau pointu à large bord circulaire - noir. Les rideaux s’embrasèrent ; il la désembrassa. Le feu atteignait déjà le plafond, attisé par le courant d’air extérieur, et entreprit d’y ramper dans tous les directions en léchant les moulures. Le docteur s’était complètement emmêlé dans ses tentures et finit par les arracher à leur rail. Se débattant, les bras tendus, sous la masse de tissu en flammes, elle s’élança à travers le cabinet, fantôme d’opérette se transformant en torche humaine et renversant tout sur son passage : table basse, bougies, cristaux de roche, mystérieux décors et boules de gomme.
Il contemplait le désastre, effaré, impuissant.
Elle parvint jusqu’à la porte de la salle d’attente et, comme elle se trouvait dans l’incapacité de l’ouvrir, il crut pouvoir se rendre utile et lui rendit ce service. Hélas, elle était à présent complètement dévorée par les flammes et c’est à l’aveuglette qu’elle se précipita dans la sainte-barbe que constituait la petite pièce remplie de produits toxiques et inflammables. Un grand tumulte, des fracas de verre brisé, des cris étouffés et, finalement, une brutale détonation lui endolorirent les tympans. Alors ce spectre de feu fut recraché par le souffle de l’explosion et par les hésitations de l’enfer à s’emparer de cette âme et il vint s’abattre en plein milieu du salon où s’élevaient les vapeurs toxiques et se répandaient les flammes.
Hagard, abasourdi, il errait dans la fumée dont la pièce s’emplissait à toute vitesse, rendant la visibilité mauvaise et l’air difficilement respirable et, plutôt que de songer à fuir, il cherchait Germaine.
— Germaine… Oh ! Germaine…
C’est sur Miranda qu’il buta.
— Docteur, je ne peux pas vivre sans Germaine. C’est impossible. Plus après avoir connu ça.
Tout était de sa faute.
— Docteur, qu’est-ce que vous avez fait d’elle ?
Mais le docteur était une masse obstinément mutique de chair et d’étoffe en fusion qui s’agitait frénétiquement. Sur son visage déformé, une vague béance qui avait été une bouche tentait désespérément d’encore aspirer de l’oxygène mais ne parvenait qu’à avaler des morceaux de tissus enflammés mêlés à des lambeaux de ses propres muqueuses.
— Vous l’avez tuée ? Répondez !
Elle remuait encore mais de plus en plus lentement. Il brandit les poings, furieux, et lui asséna un vigoureux coup de pied.
— ELLE A QUATRE DOCTORATS ! ET MÊME QU'ELLE EXISTE !!!!
Puis il la laissa à son sort, satisfait d’avoir eu le dernier mot. Cherchant à tâtons, il finit par atteindre l’un des fauteuils dans lesquels Germaine et lui avaient pris place. Il l’appela, dans un hurlement ridicule et déchirant.
— GERMAINE !
Il avait du mal à réfléchir et sa vision s’altérait. Le monde était un nuage de fumées noires, absurde et indifférent, brassant des silhouettes fugaces, des appétences trop ardentes, des amours illusoires, des mères indignes, des professeurs de yoga, des stérilets hormonaux, des coachs en accompagnement holistique, d’infinies nuances de folie, des chats griffeurs, des murs griffés. Le vide indicible avait remplacé la plénitude ineffable. Il était plus que temps de griffer les murs de ce monde-là.
Il reprit sa marche à travers le brouillard sombre et les lueurs démentes, finit par atteindre un mur et, sanglotant comme un enfant, de toute sa rage, se mit à le griffer lentement, désespérément, amoureusement, puis frénétiquement. Mais plus ses doigts et ses mains s’ensanglantaient, plus ses ongles disparaissaient, plus ses pleurs redoublaient, et plus les minuscules raclures de plâtre qu’il parvenait à lui arracher accéléraient leur farandole autour de lui dans la cour de l’école, le montraient du doigt, le lapidaient de leurs moqueries. Miranda menait la danse ; sa mère applaudissait et, de temps en temps, s’interrogeait d’une voix tragique : « Mais qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de toi ? » Des chats miaulaient la souffrance du monde.
Ses bras retombèrent le long de son corps et il se colla au mur, immobile. À quoi bon ? De longs instants passèrent ainsi. Il suffoquait. Il avait terriblement chaud. Des flammes lui léchaient la peau et les vêtements. Il se retourna, rendit les armes et se laissa sombrer dans la fournaise.
Il s’attendait à l’enfer et trouva le néant. Le néant était bleu turquoise comme les eaux du lagon. Quand il regardait vers le bas, ce bleu s’assombrissait jusqu’au noir mais, quand il levait la tête, il s’éclairait d’une lumière merveilleuse. Autour de lui nageaient les gentils dauphins du lagon et tous l’invitaient au jeu et lui offraient leur amitié. Il remonta vers le haut et creva la surface, inspirant une goulée d’air pur et frais.
Germaine l’y attendait avec son plus beau sourire. En riant, elle lui jeta de l’eau à la figure et, comme il lui rendit la pareille, elle rit de plus belle. Il nagea jusqu’à elle. Elle lui embrassa le front.
— Je t’aime tellement, dit-il.
Mais, comme dans la chanson de Leonard Cohen que sa vieille hippie de mère adorait, elle était à moitié folle, et elle laissa le lagon répondre. Puis elle posa ses mains sur ses épaules et, poussant de toutes ses forces, elle le renvoya vers le fond.
À ma mère.
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
Un texte entièrement satisfaisant.
Des crémations entièrement satisfaisantes.
Écriture de bonne facture, avec toutefois un pléonasme : "il remonta vers le haut".
Sinon, c'est bien.
Merci de révéler enfin la recette du gloubiboulga.
Je ne vois vraiment pas comment un autre concurrent pourrait faire mieux que ce texte qui est juste parfait.
Dourak qui se remet à la prose, c'est la grande classe. On sent le poète, derrière ce texte. Le style est chouette, vif, rythmé, musical, jamais forcé, pas d'adjectifs et d'adverbes dans tous les sens, juste ce qu'il faut. Rempli de trouvailles gouleyantes.
Et pourtant, avec une ode au Dégueulis, je n'étais pas parti dans de très bonnes dispositions de lecture.
L'histoire est simple, mais elle est bigrement bien contée. La narration est au poil.
Et puis c'est drôle, ce bazar. Avec du suspense, et une révélation qui fonctionne (le contenu de ce sac, bordel)
J'ai beau chercher des points négatifs parce que je suis une rognure d'ongle de bidet, aucun ne me vient, sinon peut-être que j'aurais aimé une intrigue qui dépasse le seul cadre de la Saint-Con et de la Zone (et le phénomène d'entre-soi). Mais on est sur la Zone, en période de Saint-Con, donc je suis peut-être juste un abruti.
Quoi qu'il en soit, un vrai bon moment de lecture.
Echantillons gratuits et non-exhaustifs de mes passages préférés :
"Il détestait le white-spirit depuis l’une des premières tentatives de suicide de sa mère dont il pouvait se souvenir. Il avait senti monter l’angoisse." (c'est idiot mais cet euphémisme me fait beaucoup rire)
"Le docteur n’a pas de blouse blanche. Le docteur a l’air d’une influenceuse Instagram déguisée pour Halloween. Dans ma vie d’avant, le docteur m’aurait mis une trique du feu de Dieu."
"le grand cabas [...] dans lequel s’étaient entrechoquées des générations de bouteilles de sherry - car les bouteilles de sherry se reproduisent dans les cabas : il en est de jeunes dont peu survivent et qui sitôt disparaissent, il en est d’anciennes qui s’attardent mais qui finissent inéluctablement brisées dans les cris de colère et les pleurs d’ivrognesse."
Et ce génial passage de l'énumération du contenu du sac, à la fois poétique et tragique :
"des soutiens-gorge maternels, des cadeaux de fête des mères, aucune photo de classe, un week-end à la campagne chez un professeur de yoga, des cris, des gifles, des hommes sans nom [...]"
En bref, j'avale. J'avale tout. Pour pas un cents.
Comme Clacker, mais c'est sur le titre que j'avais plutôt buté au départ, qui donne un peu une impression de littérature blanche.
Puis en voyant les éléments se poser au fur et à mesure (visite chez le psy, charlatan à la boule de cristal, une Germaine un peu trop silencieuse), j'avais peur que tout se précipite trop vite sans qu'on ait le temps d'apprécier la situation.
Bref, je suis parti sur ce texte avec plein d'a priori, allez savoir pourquoi (l'image peut-être ?), mais Dourak m'a bien fait comprendre que rien de tout ça n'était fondé. Il y a un bon équilibre entre la situation déconnante, à la fois ridicule et franchement tragique du héros, une narration solide qui se déroule sans se précipiter et les dialogues qui suivent.
Et on peut même pas lui critiquer de terminer dans l'eau après avoir brûlé Miranda d'une si belle manière.
Ça a quand même plus de gueule qu'un vieux sonnet tout moisi. Dourak, la prose te va si bien.
Et si Germaine ne s'était pas appelée Germaine, j'aurais même applaudi encore un peu plus fort.