LA ZONE -

Sans alcool, la fête est plus folle

Le 25/04/2023
par Charogne
[illustration] - Bonjour. Je suis Claude Brun. J'ai quarante-six ans, et j'ai commencé à boire dès l'âge de quinze ans. J'ai commencé parce que mon père buvait beaucoup, alors je me servais dans les placards. Quand il le découvrait, il me frappait ; alors je recommençais, juste pour le faire chier. Puis j'y ai pris goût.

C'est faux. Je bois de temps en temps mais je ne suis pas alcoolique. Et même si je l'étais, je n'ai aucunement l'intention de me faire aider par ce genre d'organisme à la con. Tout ce qui compte, c'est de leur faire tirer une larme, qu'ils me trouvent pitoyable, que je gagne leur confiance.

- Bonjour Claude...
La formule unanime et sans âme qui me répond me conforte dans mon idée de ne jamais intégrer ces communautés d'Alcooliques Anonymes. L'ambiance est encore plus morne que ce à quoi on assiste dans les films. La réunion se déroule dans la salle centrale de l'église évangélique de Saint-Jean située dans le centre-ville, le soir une fois par semaine, et c'est au pasteur local que revient la charge de superviser les sessions. Il n'y aucun murmure parasite, aucun son d'ambiance. La salle est éclairée de néons grésillants se reflétant sur les murs de plâtre blanc. Il y a quelques croix et fleurs en plastique sur les murs en guise de décoration, et une centaine de chaises de jardin occupant la majorité de l'espace de la salle. Dans le cadre de ces rassemblements, une vingtaine a été placée en cercle pour que chacun puisse admirer les visages gris et tirés de ses confrères.

Le pasteur ouvre d'emblée la séance avec un sujet digne d'un thème pour concours de nouvelles de lycéens : « le déni » ; chacun balance des banalités affligeantes à tour de rôle, tandis que je reste assez silencieux, à réaliser que devoir subir une heure de pareille torture ne valait peut-être pas le coup pour simplement me foutre de leur gueule, et que putain c'est comme ce qu'on voit à la télé, mais en pire encore. C'est comme si j'arrivais à palper la morosité de chaque être présent dans cette pièce tellement il en découle. Pour la plupart, dix mots ne sont pas sortis de leurs bouches que je perçois la vacuité de leur existence, la tristesse de leur vie, et c'est clairement à se demander pourquoi ils n'ont pas choisi d'en finir plus tôt que de se réunir entre eux pour s'emmerder collectivement et pourrir leur quotidien encore plus qu'il ne l'est déjà. Et pendant qu'on considère de la timidité mon refus de parler, je peine à me retenir de ne pas quitter ce groupe d'abrutis sur le champ. Malheureusement je suis têtu, et j'ai bien l'intention d'humilier ces connards et de les détruire.

Fondamentalement, je n'ai rien contre les alcooliques. Pas plus que contre n'importe quelle minorité. Ce sont de pauvres types qui ont leurs soucis, grand bien leur fasse, et c'est pas leur existence qui m'empêche de dormir. Mais si il y a un truc que j'adore, c'est faire du mal aux gens. Voir quelqu'un se demander pourquoi le destin s'acharne sur lui parce qu'en plus de tous ses problèmes, il a croisé la route d'un étranger qui s'amuse de ses galères, ça me réchauffe le cœur. Pour se faire, il faut d'abord que je choisisse bien ma cible. Certes, dans un cercle de paumés pareil, n'importe qui pourrait faire l'affaire. Parmi les noms que j'ai retenu, il y a Arnaud, un cinquantenaire anorexique aux cheveux gris, rasé de près, le teint livide, le visage orné d'une épaisse paire de lunettes, qui se trouve directement en face de moi. J'imagine qu'on est censé avoir des relations privilégiées avec les personnes qui sont en face de nous.

Après une heure de bourrage de crâne sectaire et une prière, ma théorie semble se confirmer. Tout le monde se lève, et déjà Arnaud s'avance vers moi. Il aborde un large sourire, comme si mon arrivée soudaine dans le groupe allait permettre, d'un coup, d'alléger ses épaules de toute la misère qui l'accable.
- Bonjour... Claude, c'est ça ? (Tu m'as pas écouté au début, face de lune ?) Moi c'est... Arnaud... (Je sais, je suis pas sourd.)
- Bonjour Arnaud. Écoute, je ne me sens pas très bien à l'aise ici, comme c'est ma première fois. Est-ce que ça t'irait si on sort pour parler et prendre l'air ?
Son visage de poisson mort acquiesce vivement, tentant d'insuffler à ses traits un air empreint de pitié. Dans les faits, ça ne lui donne qu'une expression encore plus triste. Je commence à comprendre pourquoi, même au sein de cette communauté, il n'a pas l'air très apprécié. Quant à mon excuse, elle n'est qu'à moitié fausse ; j'ai physiquement du mal à rester encore dans cette pièce qui respire la détresse et la lâcheté. Sans un regard de plus aux autres membres, je sors, en compagnie d'Arnaud. C'est un bon nom pour un chien, Arnaud.
- Hé... ça va ? (Ça irait mieux si je n'avais pas à m'infliger ça.)
- L'air frais de l'automne me fait grand bien, oui... Tout ça c'est un peu soudain pour moi... mais tu m'as l'air d'un chic type, Arnaud. Il te reste du temps ce soir ? (Bien sûr qu'il lui reste du temps, il n'a ni famille ni amis, et tout ce que je pourrais lui proposer serait certainement plus intéressant que d'aller se coucher pour se pointer à son taf de merde demain.)
- Je... oui, bien sûr, c'est pour quoi ?
- On va se poser quelque part que j'aime bien, pour faire connaissance.
Cette seule proposition fait rayonner son visage d'un éclat d'espoir, ce qui me dégoûte d'autant plus. Je pourrais l'emmener chez moi et l’enfermer dans ma cave qu'il en tirera quand même plus de joie et d'excitation que tout ce qu'il a pu connaître dans sa vie.

Je m'arrête devant un pauvre bar. La devanture lit « L'Échouée », en lettres néons. Le style se voulait disco mais l'effet est raté. Le trajet a été infâme avec ce gosse de cinquante ans qui ne la fermait pas, à qui j'avais l'impression de proposer son premier rencard. Mais bien sûr, immédiatement après avoir vu l'enseigne devant laquelle je m'arrêtais, il s'est arrêté de parler.
- Hé, Claude... qu'est-ce qu'on fait là ?
Il semblait encore plus paniqué que si j'avais pointé un flingue contre sa tempe.
- Un endroit que je trouve sympa. Oh, mais t'inquiètes pas, on va rien prendre d'alcoolisé...
Un silence. Enfin, il secoue sa tête comme pour se donner du courage. On sort de la caisse, et on pénètre dans l'antre du diable.

Il faut dire que le diable n'a pas un sens de la déco très abouti. Les chaises n'ont rien à envier à la qualité de celles de l'église- si ce n'est qu'elles sont considérablement plus sales ; les murs sont revêtus de papier peint immonde et bon marché, ne dissimulant pas l'infiltration évidente du lieu. Le bar était à l'origine un vieux salon PMU, transformé parce que les clients buvaient plus qu'ils n'y pariaient. Si de jour le coin ressemble juste à un lieu de rassemblement de paumés, le soir l'ambiance y est carrément lugubre, fréquenté par quelques fantômes dont la cervelle a été noyée dans l'éthanol avant qu'ils n'aient eu le « bon » sens de se joindre aux très saintes réunions du Pasteur Alfred Pampalon. Au comptoir, le barman est absorbé par une télé qui diffuse un match de foot, ignorant de tout de ce qui peut se dérouler dans son entourage. L'endroit est désastreux au point où même Arnaud semble douter de mes dires. « Un endroit que je trouve sympa », mon cul. Mais encore une fois, il me prouve à quel point sa solitude le rends désespéré de parler à quelqu'un, et de se plier à toutes les exigences. Je m'approche du barman et de ses deux neurones fonctionnelles- et il faut que l'interpelle trois fois avant qu'il ne daigne détacher ses yeux de l'écran.
- Deux Jägerbomb, mon brave.
Il me lance un regard assassin, pour lui avoir demandé d'effectuer une action plus complexe que lever un bras et tirer une bière. Derrière moi, Arnaud regarde son entourage comme si il n'était pas entré dans un bar depuis des lustres. Je paye les deux consommations, grand prince que je suis, et m'installe à une table avec mon ami de toujours.
- Allez, santé l'ami !
- M... Merci... Mais c'est quoi, au juste ?
Il renifle le verre.
- C'est une petite spécialité de ce bar, c'est pour ça que je l'aime bien. Tu as déjà bu de la boisson énergisante ? Là c'est pareil, avec un peu de caramel au fond. C'est pétillant, c'est doux, et c'est sans alcool. J'avais déjà essayé de me sevrer tout seul par le passé et cette boisson avait pas mal aidé.
Il hausse les épaules, et on trinque. Quelle raison a-t-il de douter, après tout ? Un type qui s'incruste chez les AA pour détruire d'un coup des mois voire des années d'effort et d'abstinence ? Ce serait insensé. Et c'est ça qui est formidable avec des cocktails aussi sucrés : le goût de l'alcool passe à la trappe.
- Oh, c'est doux... c'est bon... on dirait un peu de la limonade... (Quand la vie te donne des citrons, presse-les dans les yeux du premier mec aussi con que tu croises.)
- Oui, tu vois ? Bon, et j'ai beaucoup parlé de moi (non), mais je souhaite aussi en savoir plus sur toi, mon cher ami. Depuis combien de temps t'es-tu libéré du joug de la boisson ?
- Six mois bientôt !
Avec cet éternel sourire abruti qui me donne envie de lui arracher les dents à coups de pieds de biche, il cherche dans son manteau une petite banderole qu'il me brandit fièrement au visage. Bonté divine, cette misérable engeance a certainement été scout dans sa jeunesse. Si tant est qu'il ait eu une jeunesse ; à le voir, on pourrait croire qu'il est sorti des entrailles de sa mère habillé comme ça. Ça expliquerait l'odeur de renfermé et le style vestimentaire, cela dit.
- Regarde... c'est des écussons d'abstinence ! Si tu assistes à toutes les réunions et que tu ne bois pas pendant... (j'ai déjà arrêté de l'écouter).
Pendant qu'il parle dans le vide, à chercher la moindre lueur d'intérêt dans mes yeux et mon sourire pour sa vie dénuée de sens, je réfléchis à mon exploit et à la suite. Ce soir, avec de la chance, je parviendrais à le faire boire à nouveau, jusqu'à ce que je n'aie plus besoin de cacher la présence d'alcool dans ses boissons. Oh, bien sûr, il se rendra compte tôt ou tard de ce qui lui est arrivé. Mais à ce moment-là, quelles solutions lui resteront-ils ? Rejoindre les AA pour commencer un nouveau cycle de cure et tenir le coup puisque de toute manière il n'arrivera jamais à rien, seul ? Il a au moins la décence de se rendre compte de ce fait. Il n'a pas besoin de l'avouer, tout cela est déjà écrit sur son visage. Mais je dois dire que je crois en ce raté, j'ai confiance en lui. Ou plutôt, j'ai confiance en sa capacité à échouer. Échouer à résister à l'appel de l'alcool.

La soirée se déroule exactement comme je l'espérais. Sa résistance à l'alcool ayant chuté lors de ces cinq mois d'abstinence, il devient très rapidement bourré. Je l'accompagne, bien sûr- après tout, j'ai aussi besoin d'un petit remontant après une torture pareille- et je parviens à le faire boire jusqu'à terminer la nuit dans les toilettes du fond, à vomir dans la cuvette. À ce moment-là, avec nos regards vitreux et nos esprits embrumés, sa tronche d'attardé me paraît presque sympathique.

« Sa tronche d'attardé me paraît presque sympathique. » Ce sont les souvenirs qui refont surface en premier. Eh bah merde, je n'ai jamais dû être aussi bourré pour penser un truc pareil. Je me réveille avec la sensation qu'on est en train de m'ouvrir le crâne par les orbites. J'ouvre les yeux, et me fais aveugler par le soleil de fin de matinée. Doucement, mes sens me reviennent, pour compléter ma mémoire. Je regarde autour de moi : nous sommes dans ma voiture, toujours devant le bar. En plissant les yeux, on peut remarquer une traînée jaunâtre parcourir le trottoir, traçant une ligne entre l'honorable établissement de la veille et le véhicule.
- Merde... il est quelle heure...
Formule insensée. Qu'est-ce qu'on s'en fout de l'heure ? Mais c'est surtout pour faire réagir l'autre masse qui se trouve à mes côtés, sur le siège passager. Est-ce qu'il dormait encore ? Peut-être qu'il est mort. Ce serait un peu amusant mais quand même dommage. Je me tourne vers lui.

Arnaud est immobile, mais ce n'est pas parce qu'il dort. Ni parce qu'il est mort. Il est en train de sangloter en silence, replié en position fœtale, la tête entre les genoux. Je tente de refréner le large sourire de satisfaction qui commence à tordre mes lèvres, (Il s'agit de sauver les apparences, je n'en ai pas fini avec lui.) mais cette bite-molle me regarde à peine. Et c'est à ce moment là que je me rends compte qu'en dépit du peu d'estime que j'avais déjà pour notre ami, j'avais malgré tout réussi à le surestimer. Il n'est pas en colère. Il n'y a pas la moindre once de rage dans son attitude. Je viens d'écraser en une soirée une demi-année d'efforts fournies par ce type, et il n'est pas remonté ! Simplement découragé, anéanti ! Je n'arrive pas à contenir ma jubilation : j'éclate de rire, alors que l'autre reste là, à pousser des petits cris de chien battu entre ses bras. Chaque reniflement élargit mon sourire, chaque gémissement de sa part est un orgasme pour moi.
- Alors, sombre merde ? On s'est laissé allé ? On est une petite fiotte qui vient de ruiner la seule résolution qu'on a pu prendre de toute sa vie ? Ha ! Ha !
Seul un petit cri strident me répond. Je continue de pousser ma joie jusqu'à l'extase.
- Oh, tu sais, je pense qu'à ce niveau là, tu n'as plus rien à perdre. Tu devrais très certainement songer à mettre fin à ta vie, là maintenant. La seule chose qui avait de l'importance à tes yeux, tu l'as ruinée en une gorgée.
Et j'ai l'impression qu'à cet instant, il considère cette proposition comme une finalité. Je me jette sur l'occasion- comme je l'ai dit, le voir mourir pourrait être amusant, mais j'ai d'autre plans pour lui. J'attrape une bouteille de je-ne-sais-quoi qui traîne dans ma portière, probablement achetée la veille,et la lui tends.
- Allons, allons, on va quand même pas se mettre dans des états pareils, non plus, aussi, hein ? Tiens. Bois, ça te fera du bien. Et réfléchis, un peu : tu m'as tout raconté hier soir. (Il ne m'a rien raconté, ou alors je ne m'en souviens plus, mais lui non-plus, assurément.) Tu m'as bien dit que ta vie n'a toujours été qu'une succession d'échecs. Et quand tu as arrêté de boire, ça a changé quelque chose ? Non. Alors que cette soirée qu'on a passé, hier, elle claquait du feu de dieu. Je suis sûr que t'as jamais rien vécu d'aussi beau. Et laisse-moi donc te dire quelque chose, mon pote. C'est que le début.
Il commence à se calmer. Il lève la tête vers moi : son visage est répugnant de larmes, les joues creuses, les yeux rouges, de la morve coulant de son nez jusqu'à son menton. Et alors, il semble comprendre.
- Et oui. On va recommencer, et comme tu n'auras rien à perdre, on va pouvoir s'éclater comme jamais. Oh, et on ne sera pas que tous les deux. On va ramener tous nos copains. Écoute-moi bien : là, aujourd'hui, je vais te ramener chez toi ; et la semaine prochaine, on se retrouve de nouveau à l'église. On va convaincre tout le monde là bas de venir faire la fête avec nous. C'est pas incroyable tout ça ?
Il n'a pas vraiment les mots pour me répondre, mais je vois qu'il me comprends, quand sa face d'ahuri commence à rayonner et à vivement acquiescer. Nous avons un accord.



Nous sommes le 9 avril. Demain aura lieu la dernière séance des Alcooliques Anonymes de l'année. Et ce soir, alors que nous sommes tous réunis à L'Échouée, seul le pasteur n'est pas de la partie. Il faut dire que ces derniers mois, depuis que j'ai intégré le groupe et que j'ai fait la rencontre d'Arnaud, j'ai revécu la même soirée pour chaque membre du cercle. Et à chaque fois, les piéger de la sorte me procurait un plaisir indescriptible. J'ai l'impression que même Arnaud s'en amusait, quand il y assistait. Le scénario se répétait toujours de la même manière : sous prétexte d'apprendre à mieux se connaître pour tisser de nouveaux liens, je les emmenais dans ce bar et les faisais boire à leur insu. Je suis persuadé que certains d'entre eux se laissaient berner volontairement, tant leur volonté était faible. Et plus le temps passait, plus ces sorties en bar après les sessions devenaient une sorte de rituel. Bien sûr, au départ, ils continuaient de prendre leurs grands airs. « Aujourd'hui, je ne prends pas d'alcool. » « Bien sûr, les rassemblements des AA sont importantes ! Un faux pas ne remets pas en cause ma détermination. » « Mais pas un mot au pasteur, surtout. » D'ailleurs, ce vieux sénile ne voyait rien à ce qui se passait en dehors des séances : il sentait que l'ambiance était plus joyeuse entre les membres. Mais bientôt, les véritables intentions de chacun refirent surface, et ces réunions ne servaient plus qu'à se retrouver pour partir boire ensemble par la suite. Peu importe leur âge, tous étaient fidèles à ces rendez-vous. À force de venir avec eux, j'ai même appris à connaître leurs goûts et leur poison préféré. Marie, 34 ans, gin. Thomas, 53 ans, martini. Moustapha, 23 ans, vodka. Josette, 83 ans, calvados. Je dois avouer que c'est avec les vieux que l'expérience est la plus amusante : ils se rendent compte qu'ils ne commencent à vivre que lorsqu'ils sont sur le point de mourir, et leurs réactions sont superbes : abattus au départ, ils passent rapidement sans retenue, réalisant qu'ils n'ont de toute manière plus rien à perdre- alors autant profiter de ce qu'il leur reste jusqu'au bout.

Quoi qu'il en soit, nous avons d'un commun accord (orchestré par mon humble personne) prévu pour cette dernière séance une petite surprise pour le bon pasteur, pauvre ignorant exclu de nos pratiques salvatrices (parce que franchement, avouons-le nous, je rends services à ces pauvres brebis égarées en leur apprenant la joie de vivre).

Nous nous retrouvons donc le lendemain devant l'église, une heure en avance. Tout le monde est présent et a amené son « matériel ». Les portes restent en général ouvertes le journée. Nous pouvons tout mettre en place. Les enceintes de la salle sont réquisitionnées. Des sacs qu'ils ont ramenés, les participants déposent alors sur le pupitre et l'estrade les bouteilles d'alcool. Bière, vin, rhum, whisky, absinthe, l'assemblée a eu le temps d’accommoder son palais à toutes sortes de breuvages lors de nos sorties nocturnes. Moins de dix minutes après notre arrivée, de la techno fait trembler les murs de la maison du Seigneur et l'alcool coule à flot, des flaques se formant déjà sur le carrelage. Alors je révèle le clou du spectacle : de mon sac de sport, je brandis des petites plaquettes multicolores, de quoi expédier la moitié de la salle en aller simple vers l’autre côté dans un rêve psychédélique. Oh, quand ils comprennent ce que contiennent les sachets, je lis l'effroi dans leurs yeux de blaireaux, mais rapidement cette réticence se transforme en curiosité. Après tout, un petit cocktail au LSD, ce n'est pas tous les jours qu'on peut en essayer. En tant que bon Messie, je leur tends les comprimés miracle. Et déjà tout s'accélère autour de moi. La musique qui s'emballe, les bouteilles qui se vident à vue d’œil, les gens qui renversent des chaises, dansent, arrachent les croix, vomissent. Josette vient de glisser sur une flaque et de s'écraser sur le sol, une bouteille de Capitaine Morgan à la main. Elle ne bouge plus, je crois qu'elle est morte, mais il en reste dans la bouteille ; lâche ça, vieille catin. La musique résonne de plus en plus fort. Les lumières sont si fortes que bientôt je ne vois plus rien.

- MON DIEU ! QU'EST-CE QUE VOUS FAITES ?

Oh putain, c'est qui le dégénéré qui gueule comme ça ? J'ouvre les yeux ; je suis tout humide, c'est dégueulasse. Je sais pas si c'est parce que je me suis vomi dessus ou à cause de l'alcool mais merde qu'est-ce que ça pue.
- QU'EST-CE QUI VOUS EST PAS-
- TA GUEULE ! FERME TA GUEULE ! Je vais te démarrer le vieux, ferme-là ! Tu vois pas qu'on s'amuse ?
Ça me paraît évident pourtant. Je crois distinguer quelques silhouettes qui se déhanchent dans la salle, avant de remarquer le sale fou qui braille sans arrêt. Il me dit quelque chose, mais qu'est-ce qu'il a à faire son trouble-fête ? Il a l'air étonné que je lui réponde, je suis un peu sonné moi aussi, j'ai l'impression que ma voix résonne dans mes yeux.
- Claude ! Pourqu-
Il n'a pas fini sa phrase qu'un bruit sourd se fait entendre par dessus la techno. Il tombe lentement dans une effusion de sang, et je remarque Arnaud derrière-lui, une bouteille à la main. Ah, joli coup ça Arnaud, ça lui apprendra à nous péter les couilles. Je me relève lentement, avec son aide. Arnaud, tu es un sacré chic type quand même. Mais on en fait quoi de ce vieux à la con ? Ah, mais c'est le pasteur. Il a pas aimé notre surprise ? On l'a préparée spécialement pour lui ! Il se rends pas compte toute l'organisation que ça demande, organiser une petite fête comme ça en son honneur, non mais oh. Je vais lui apprendre le respect, moi.

Alors que je commence à m'amuser à lui balancer mon pieds dans les côtes (C'est marrant, ça fait un petit cri dès que je frappe), je vois Arnaud ajuster ses lunettes sur son nez. Oh, je vois qu'il a une bonne idée.
- Hé, Claude... on est dans une église quand même... je pense qu'il faudrait honorer Dieu tu penses pas...
La vache, il est plus réveillé que moi. Je le laisse continuer, en acquiesçant lentement. Puis mes yeux s'écarquillent quand je remarque ce qu'il tiens dans la main. Il en a pris de la graine, le Arnaud. Je suis fier de lui.

Il a confectionné une espèce de bougeoir avec une bouteille pleine (Quel gâchis !) et un cierge. Quel génie ! Il se penche vers le pasteur à demi-conscient, et lui agite la flamme devant les yeux. Et comme il trouve ça rigolo (et moi aussi), décide de lui cramer la barbe. Ça t'apprendras à venir chialer lors d'une telle fête.

- - - - - -

Le feu prends immédiatement sur son visage imbibé d'alcool. Puis, en quelques secondes, se répand sur le sol, sur les murs, sur le reste de l'assemblée. Toujours sur fond de musique inaudible, l'église se transforme en brasier infernal. Les chaises et les fleurs en plastique fondent le long des murs, les bouteilles explosent en des gerbes rougeoyantes. Finalement les systèmes électriques finissent par fondre également, coupant la musique. Le silence tombe d'un coup sur le lieu saint, ne laissant à la nuit plus que le crépitement de l'incendie consumant ce qu'il reste. La chaleur est telle que les nerfs des quelques personnes encore conscientes sur place grillent avant même que ces dernières n'aient le temps de sentir la douleur. Les flammes lèchent le corps gras de Josette, immobile depuis son traumatisme crânien- et de tant d'autres, morts d'overdose, de tachycardie, ou tombés dans le coma. Le pasteur a trépassé sur le coup, ses yeux et son cerveau étant en train de couler par ses oreilles. Quant à Claude et Arnaud, ils rient de folie et d'extase devant ce spectacle mémorable, tandis qu'ils se transforment à leur tour en torches humaines.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 25/04/2023 à 13:29:08
C'est fichtrement bien écrit. ça se lit comme de la vodka.
Charogne

Pute : 3
    le 26/04/2023 à 16:45:35
J'aime beaucoup ce texte, mais je me suis dégoûté à écrire le narrateur, je le trouve absolument immonde.
Cerumen

Pute : -10
    le 26/04/2023 à 19:48:04
Ça va être dur de passer derrière toi, Charogne... vraiment.
La Cause

Pute : -7
    le 26/04/2023 à 22:13:57
Chat gpt aura encore des décennies de mise à jour avant d'arriver à ce niveau.

C'est un compliment, qu'on ne s'y trompe pas.
La Cause

Pute : -7
    le 26/04/2023 à 22:15:54
Ah, si, une chose : l'absence d'espaces entres les paragraphes et les dialogues ; j'ai quitté la scolarité depuis trop longtemps pour savoir si c'est acceptable ou non.
Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 27/04/2023 à 16:28:01
Sans alcool, la fête est plus molle. hic (et nunc)
Cerumen

Pute : -10
    le 27/04/2023 à 17:52:14
Sans alcool, la BITE est MOINS molle !
Lunatik

Pute : 1
Alleluia    le 28/04/2023 à 00:34:50
Mais ! C'est qu'il y a de la vie, à nouveau, par ici. Avec des beaux points pute tout neuf, des textes tout chauds, et tout.
Bon. Ben je repasserai pour lire, puisque c'est ainsi.
Le Thaumaturge

Pute : -1
    le 08/05/2023 à 23:26:46
J'ai beaucoup d'empathie pour le narrateur.
La formulation des phrases reste simple, ce qui est une bonne chose en soi, le texte est plutôt fluide. J'aime notamment les commentaires du protagoniste.
Par contre les intentions derrière ne sont pas très développées, ça vole pas très haut.
Lunatik

Pute : 1
    le 14/05/2023 à 00:20:19
Le narrateur manque de substance à mon goût, il est juste méchant "parce que" comme l'orange sanguine. Dommage. Ça aurait mérité un profil plus chiadé.

Côté style, on retrouve des lourdeurs et des maladresses, mais notre (ex)employé du mois fait bien ses devoirs, il s'améliore tranquillement au fil des textes.
Néanmoins, j'ai trouvé la narration moins efficace, moins pêchue, que sur certaines de ses autres productions (Pugilat et élasthanne, ou encore Cocktail Mongolov)

La fin est un peu facile, un peu rapide, vite torchée. Belle crémation, néanmoins.

Bref, un texte honorable pour une St Con, mais pas inoubliable.
Clacker

Pute : -1
    le 14/05/2023 à 13:11:57
Je vais faire ma grosse pute qu'a la flemme mais je suis plutôt de l'avis de la Vile Peluche.

Pourtant, on sent un réel effort de bien faire. Peut-être trop, justement, ce qui donne des phrases un peu casse-gueule.

Quelques exemples : "Mais bien sûr, immédiatement après avoir vu l'enseigne devant laquelle je m'arrêtais, il s'est arrêté de parler."

"Les chaises n'ont rien à envier à la qualité de celles de l'église- si ce n'est qu'elles sont considérablement plus sales"

Ce n'est pas foncièrement incorrect, mais ça ne sonne pas terrible, c'est lourd, ça accroche l'oeil.

"Mais encore une fois, il me prouve à quel point sa solitude le rends désespéré de parler à quelqu'un, et de se plier à toutes les exigences."

Là, par contre, il y a une erreur de syntaxe.

Après, il y a de vrais bons morceaux de fruits, dans cette préparation, comme ces passages qui claquent bien les culs-de-bouteille : "[...]qui se trouve directement en face de moi. J'imagine qu'on est censé avoir des relations privilégiées avec les personnes qui sont en face de nous."

"On sort de la caisse, et on pénètre dans l'antre du diable.
Il faut dire que le diable n'a pas un sens de la déco très abouti."

"Mais je dois dire que je crois en ce raté, j'ai confiance en lui. Ou plutôt, j'ai confiance en sa capacité à échouer."

Du bon et du moins bon, donc, mais je suis arrivé au bout de la lecture sans trouver le temps long.

A noter que l'auteur a fait en sorte de bien mettre en valeur son dernier paragraphe avec des petits tirets, signe qu'on peut découper aux ciseaux à cet endroit et garder cette crémation dans notre porte-monnaie (et dans notre coeur), pour le plus grand plaisir des pyrophiles qui nous lisent.
Clacker

Pute : -1
    le 14/05/2023 à 13:35:50
A la réflexion, "être désespéré de se plier à toutes les exigences", peut-être que ça se dit, quelque part dans un pays francophone, loin de la Bretagne.

Nous, on dit juste "con".
Lunatik

Pute : 1
    le 15/05/2023 à 17:53:49
Les petits morceaux de bravoure qui m’ont bien plu dans ce texte (hormis ceux déjà relevés par Clackaouette, que j’approuve) :
°- la présentation du narrateur au cercle des AA, en intro (le premier petit paragraphe, jusque « goût » pas le deuxième, celui de ses pensées, qui est de trop, et maladroit)
°- "Arnaud s'avance vers moi. Il aborde un large sourire, comme si mon arrivée soudaine dans le groupe allait permettre, d'un coup, d'alléger ses épaules de toute la misère qui l'accable."
°- "Bonté divine, cette misérable engeance a certainement été scout dans sa jeunesse. Si tant est qu'il ait eu une jeunesse ; à le voir, on pourrait croire qu'il est sorti des entrailles de sa mère habillé comme ça. Ça expliquerait l'odeur de renfermé et le style vestimentaire, cela dit."

La description du bar est cool, et globalement, les descriptions diverses le sont, c’est un exercice dans lequel Charogne se débrouille vraiment bien, qu’il s’agisse des gens, efficacement esquissés en quelques mots, par quelques actions, ou des lieux ; dommage d’intercaler des réflexions du narrateur (clichées et/ou idiotes et mal foutues), ça perd en force, ça fout en l’air l’ambiance au lieu de la renforcer. Un exemple typique ici : ça pourrait être excellent si seulement on n’avait pas l’impression de voir le narrateur comme un foutu méchant en carton pâte de Marvel (j’ai viré ses pensées pour illustrer mon propos):
« Arnaud est immobile, mais ce n'est pas parce qu'il dort. Ni parce qu'il est mort. Il est en train de sangloter en silence, replié en position fœtale, la tête entre les genoux. (…) cette bite-molle me regarde à peine. (…) j'avais malgré tout réussi à le surestimer. Il n'est pas en colère. Il n'y a pas la moindre once de rage dans son attitude. Je viens d'écraser en une soirée une demi-année d'efforts fournies par ce type, et il n'est pas remonté ! Simplement découragé, anéanti ! (…) l’autre reste là, à pousser des petits cris de chien battu entre ses bras. Chaque reniflement (…) »

Globalement, je trouve toutes ces pensées, ces précisons, parasites et mal foutues, dans tout le texte. C’est un procédé maladroit, lourd, inutile, alors que Charogne sait très bien rendre un état d’esprit, une idée, un caractère, en quelques mots bien sentis.
Exemple super efficace ici : « C'est un bon nom pour un chien, Arnaud. »
Boum. On sent tout le mépris du narrateur pour autrui en général et pour ce type en particulier. Pas besoin de dire « Intérieurement, je ricane méchamment de mépris tout en restant extérieurement aimable et en lui souriant blablabla»

Une exception ici, où la pensée justement est bien mise en valeur, et décalée et drôle (en tous cas, moi j’ai ri), avec le sens du détail (les lunettes remontées sur le nez) que Charogne maîtrise bien et qui rend ses personnages vivants :
« Alors que je commence à m'amuser à lui balancer mon pieds dans les côtes (C'est marrant, ça fait un petit cri dès que je frappe), je vois Arnaud ajuster ses lunettes sur son nez. »
Charogne

Pute : 3
    le 15/05/2023 à 22:06:04
Merci pour les commentaires, je reviendrais dessus dans la semaine (ou plus tard) (mémoire de merde). Pareil pour le texte de Clacker.

Jusqu'à la publication de ce texte, "Le christ de Combourg" était le seul texte de La Zone portant la mention de "misérable engeance". Je trouve que c'est une très belle formule.
Charogne

Pute : 3
    le 30/05/2023 à 20:03:50
La syntaxe, sempiternelle ennemie.

Concernant la construction en introspections successives, c'était l'une des idées de départ. Un parti pris que j'assume totalement. Et elles sont aussi là pour montrer que mon narrateur est sacrément ridicule. J'appuie de manière exagéré sur sa haine inconsidérée et ses motivations inexistantes pour montrer que c'est lui, finalement, l'abruti dans tout ça. Il est nul, il est pitoyable et passe ses soirées à boire au PMU du coin.

Concernant le dernier paragraphe, je plaide coupable, je sentais que changer de narrateur était important pour le paragraphe de fin, mais ça me semblait bizarre de le faire sans signes typographiques.
Clacker

Pute : -1
    le 30/05/2023 à 23:16:05
Pour en revenir à ce narrateur : en fait, malgré ses pensées dédoublées entre parenthèses (et peut-être à cause de ce procédé), je n'ai pas ressenti le côté pitoyable et nul du gars. Quelque part, le procédé est tellement artificiel qu'il annule la représentation qu'on peut se faire du personnage, par nous-mêmes.
Il pourrait être cruel gratuitement, n'être motivé que par une espèce de veulerie et de méchanceté gratuites, comme ça semble vouloir être le cas, mais il faut que l'auteur justifie un peu les ressorts psychologiques qui font qu'il est comme ça.
Sans nécessairement souligner ses pensées (ses pensées, on les connaît déjà, puisque c'est un narrateur à la première personne), mais par des anecdotes, par exemple, ou des tournures mentales qui nous font nous dire "OK, le mec est pas net. Pas net du tout".

Comme le passage souligné par Lunatik qui se suffit totalement à lui-même en virant l'artifice des "pensées véritables" entre parenthèses.

Tu disais un peu plus haut que ton narrateur te dégoûtait. C'est peut-être un peu le problème, quelque part. Pour qu'il soit "authentique", il faut pouvoir s'imaginer soi-même dans les pompes dégueux qui puent de son narrateur, dans sa méchanceté poisseuse et gratuite, dans sa logique personnelle, même si elle est, vue de l'extérieur, toute pétée ou incohérente.
Il faut un peu devenir ce gars-là.

On m'arrête si je dis des conneries et que je divague. Je sais qu'il n'est pas encore minuit et demi, l'excuse de mon jumeau maléfique mogwaï ne tient pas.
Un Dégueulis

Pute : -141
chiquée pas chère
    le 06/06/2023 à 01:42:10
Je suis venu.

J'ai lu.

J'ai vaincu.

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