Diane s’était jurée de ne plus jamais s’inquiéter pour lui. Elle avait réussi. Qu’il fasse ses trucs de taré ou qu’il prenne sagement ses médocs, c’était du pareil au même.
Mais ça n’avait duré qu’un temps.
Il faut dire qu’elle n’avait pas encore perdu son job de barmaid, et qu’elle vendait parfois quelques toiles. Pas que ça rapportait tellement. Juste de quoi faire plaisir à la gamine. Une sortie pour aller mater un film d’horreur au ciné ou une bonne place dans un concert de Pop. Elles avaient vu Billie Eilish, Katy Perry, et même Lady Gaga - concert à la suite duquel elles adoptèrent un chat baptisé Poker Face.
Mais très vite, plus moyen de payer les cours de gratte de la petite, le loyer pesait lourd dans la balance et la pension alimentaire que versait cet enfoiré de schizo s’était avérée vitale.
Son téléphone sonne dans le vide. Et toujours ce même répondeur avec cette blague stupide qui la crispe :
— Allô ? Ouais. Ouais. Hmm-hmm. Je t’arrête tout de suite, tu causes avec une machine. Haha ! Laisse ton message, je verrai ce que j’en fais.
BIP.
Anne regarde un épisode de South Park sur son smartphone, avachie dans le fauteuil du salon. Elle jette un œil en coin à sa mère, qui monte dans les tours.
— C’est moi. Je ne sais pas ce que tu fous et je ne veux pas le savoir. Ça fait deux mois qu’on n’a pas de nouvelles, ta fille et moi, et t’as beau être un connard irresponsable, elle continue à t’aimer. Je ne peux pas en dire autant. Bon… et… ah, putain, tu sais que je déteste parler de ça, mais on n’a toujours pas reçu le versement. J’espère que t’as pas bu toute ton AAH. Enfin… Rappelle-moi.
— Si j’étais ta meuf, moi aussi je flipperais, dit Anne.
— Va bosser ton bac, gamine. Et je suis pas sa meuf, mais son ex-femme. Tu apprendras la nuance.
— Il est peut-être en voyage.
— En voyage dans sa tête, ouais.
— J’ai envie de faire les beaux-arts.
— Bon dieu de merde… Tu veux vraiment ressembler à tes parents ?
— Nan. Mais vous avez pas fait les beaux-arts.
— Tout juste. Alors lâche ton portable et va bosser ton bac.
Vingt ans plus tôt, en sortant d’une galerie d’art underground où elle exposait, une cave bien connue dans le vieux Paris, Diane avait repéré ce type, perché sur le toit d’un petit immeuble, comme un gros oiseau de mauvais augure, déclamant des poèmes pornos à qui voulait l’entendre. Il arborait la dégaine d’un clodo, manifestement alcoolisé, hirsute, et on s’attendait à le voir se débraguetter d’une seconde à l’autre pour pisser sur le monde. Toujours est-il que le poème en question, elle le connaissait. Un certain Alfred Delvau en était l'auteur. Voici le passage que récitait l'animal :
Tu mourais pour moi d'un amour immense,
Dans des vers fort beaux... que je n'ai pas lus ;
Notre fouterie à peine commence,
Et déjà, mon cher, tu ne bandes plus !
Tes couilles, je vois, se vident plus vite
Que ton encrier plein de sperme noir ;
Ta pine n'est plus qu'une humble bibite
Indigne d'entrer dans mon entonnoir !
Il scandait, ou plutôt hurlait si fort que les amies d’alors de Diane, ces artistes branchées de l’art contemporain, plasticiennes, performeuses, marchandes du temple, voulaient au plus vite s’éloigner de l’ivrogne et rejoindre un bar où se côtoient tous les plus grands créateurs des quartiers huppés de Paris qui picolent, s’agglutinent, hochent la tête à l’unisson et ne branlent rien. A choisir, pourquoi ne pas s’intéresser à ce pauvre type-là ? Elle lui avait balancé la suite du poème, à pleins poumons :
Conserve tes vers pour une autre muse
Qui se montera mieux le bourrichon ;
Ce n'est pas cela, mon cher, qui m'amuse :
Sois moins poète et beaucoup plus cochon !
Ingrat ! tu m'as mis le foutre à la bouche !
J'allais presque entrer dans le paradis ;
Maintenant je suis réduite, farouche,
A me branler... moi ! Que je te maudis !...
Le silence s’était fait dans la rue. Le clochard était mouché, et tout le monde regardait Diane.
— Tu le connais, ce type ? demanda une fille.
— Pas encore, ironisa Diane.
Alors la silhouette du gars perché là-haut se mit à bouger. Il tangua, prit appui sur le bord du toit, et réussit à se mettre debout.
— Qu’est-ce qu’il fout ? Il va pisser, non ? s’inquiéta quelqu’un.
Il écarta les bras, avant de crier :
— Nous sommes une poignée de grenouilles dans une bouilloire.
Et il se jeta dans le vide.
— Vous êtes sa compagne ? interrogea l’infirmière.
— Non, j’ai juste appelé le SAMU, dit Diane.
— D’accord. Ecoutez, on doit contacter sa famille, on est obligé de le faire, répondit l’infirmière avec une gêne non dissimulée.
Diane acquiesça et jeta un regard par la porte entrebâillée. Il avait l’air serein, sous morphine. D’après le médecin passé le voir avant midi, il était resté agité jusqu’à son arrivée à l’hôpital, ratiocinant à propos d’un ange sorti de terre qui l’aurait réceptionné. Ensuite, ils avaient balancé les opioïdes et il s’était endormi. Double fracture à la jambe gauche, simple à la droite. Des côtes brisées et un léger trauma crânien. La première opération se ferait dans l’après-midi. Il se remettrait, et pourrait sans doute remarcher, à condition qu’il fasse de la rééducation.
— Ce n’est pas la première fois qu’il est admis ici… reprit l’infirmière.
— Et alors ?
— Alors ce serait bien qu’il voie quelqu’un, quand il se réveillera. Je veux dire, quelqu’un d’autre que sa mère.
Ce fut peut-être une forme de charité chrétienne, ou simplement la beauté de sa gueule tuméfiée d’ange déchu, sous sa barbe et ses cheveux en bordel, qui poussa Diane à se trouver à son chevet jusqu’à son réveil, puis jusque son rétablissement.
Rétrospectivement, elle aurait aimé qu’on la prévienne. Qu’on lui refile une fiche signalétique du type. Tout ce qui cloche chez ce fils de pute. Pourtant, les signes avant-coureurs étaient là, dès le début. Tellement énormes qu’on ne les voyait pas. C’était de toute façon plus facile de les ignorer.
On fait ça, quand on aime.
Ils réussirent néanmoins à forger une relation de couple durable, malgré des turbulences plus ou moins importantes.
— T’es juste un gamin. Un foutu gamin.
— C’est tout à fait véridique. D’ailleurs, je voulais attendre un peu avant de te le dire, mais j’ai subtilisé ta carte bancaire pour acheter des bûches.
— Répète-moi ça.
— Des bûches. Tu sais, c’est bientôt Noël, et la gosse a envie d’un feu de cheminée. Je me suis dit que je ferais bien d’acheter des bûches, pour y mettre le feu, et qu’on danse autour en grillant des putains de saucisses.
— Tu vois une cheminée, ici ?
— Le salon est assez spacieux. J’ai invité les petits copains d’Anne, on va allumer un brasier entre le canapé et la télé.
— Tu te fous encore de moi.
— Oui. Je me fous de toi, et il brandit sa canne. Toute mon existence est dédiée à la seule fin de te faire passer pour une connasse. Mais c’est bien parce que tu ne l’es pas.
Et il s’approcha pour l’embrasser. Et elle se laissa faire.
Plus tard dans la soirée, alors que Diane était sous la douche, il tenta de faire flamber la table basse, sous le regard curieux des enfants.
Un autre jour, sans le moindre signe d’énervement, il s’était levé du canapé, attrapant le téléviseur branché sur le journal du soir pour le balancer par-dessus le balcon. L’appartement était au cinquième étage, et la télé manqua de peu de tuer un passant.
— Ce ne sont que des mensonges, s’était-il contenté de dire.
Il n’était pas tout le temps comme ça. Il avait un traitement qui le rendait presque normal. Hébété, mais fonctionnel. On l’avait embauché dans une bibliothèque en tant que travailleur handicapé, et il adorait son boulot. Consciencieux, respectueux des règles, il faisait tout ce qu’on lui demandait, même si c’était absurde et répétitif.
Vint le jour où il fit s’écrouler des rayons entiers de littérature française, en empoignant les meubles et les poussant à coup d’épaule, heurtant au passage un professeur de fac.
— Les mensonges, c’est lourd à porter, pas vrai ? dit-il, en balançant un bouquin de Marcel Proust à la gueule du prof, en guise de ponctuation.
Ainsi avait-il perdu son job, et gagné un nouveau ticket pour l’H.P.
Ce fut le coup de grâce pour Diane, qui s’épuisait à jouer les infirmières à domicile.
— Ils vont me reprogrammer, lui avait-il dit calmement sans la regarder, depuis son lit blanc et triste.
Elle n'avait rien trouvé à répondre.
— Jésus aussi était schizophrène. Dans le temps, on ne les gavait pas de médocs. On ne les sanglait pas à leur lit. On les crucifiait. Tous ceux qui disent la vérité se font crucifier.
Il passa un mois complet à l’hôpital.
Reçu : Aujourd’hui à 10h30
Objet : La caverne
Sais-tu que le tout premier cours de philosophie au programme de 1ère dans les lycées porte invariablement sur l’allégorie de la caverne de Platon ?
Tout ça est sans doute un peu loin pour toi alors laisse-moi te rafraîchir la mémoire.
Il y a une caverne, un souterrain, en opposition avec l’extérieur, le monde du dehors. Platon dit : voilà des types qui sont enchaînés dans cette caverne depuis la naissance, face à une paroi sur laquelle on leur joue un théâtre d’ombres. Ceux qui jouent ces pièces de théâtre sont à l’entrée de la caverne, et utilisent et filtrent la lumière extérieure pour tromper ceux qui sont enchaînés. Pour les hommes dans le souterrain, ce qu’ils voient sur le mur semble être la réalité, personne ne leur a jamais dit qu’il s’agissait d’une mascarade, d’un simulacre. Ainsi sont-ils persuadés que le monde entier se résume à cette caverne et aux histoires sur le mur.
C’est le premier signe de vie qu’il donne depuis trois mois. Un mail au contenu improbable après un tel silence radio, et qui fait remonter chez Diane de sombres souvenirs. Il a probablement arrêté son traitement, une fois de plus, et Dieu sait où il peut se trouver. Enfin, au moins il est en vie. Elle rédige une réponse brève.
Envoyé :
Objet : Re : La caverne
Appelle-moi au lieu de jouer au con.
Diane.
Elle pivote sur sa chaise de bureau et observe un instant sa fille, occupée à étendre le linge sur le balcon.
— Si ton père cherchait à te contacter, tu me le dirais ?
— Tu sais, je ne crois pas qu’il ait mon numéro, répond Anne en essuyant une bourrasque.
La télévision qui fonctionne en fond dans le salon, modèle à écran plat ayant miraculeusement échappé à toute défenestration, diffuse des images singulières : c’est un flash spécial concernant un incendie ravageur à Boulogne-Billancourt, tout près de la Seine. Précisément, les studios de la chaîne TF1 sont le théâtre des flammes. La tour de verre de presque soixante mètres de haut, tel l’Œil de Sauron, émerge à peine d’un tourbillon de fumée opaque et de cendres volantes, tandis qu’une présentatrice muette agrippée à son micro plisse les yeux et hoche la tête en direction de la caméra.
Diane attrape la télécommande et monte le son.
— Est-ce qu’on en sait plus sur l’identité du forcené ? demande le journaliste en plateau.
— Eh bien Jean-Marc, on m’informe à l’instant que le pyromane responsable de l’incendie qui a lieu ici-même aux studios de TF1 refuse de décliner son identité. Vous le savez, il a également pris en otage Denis Brogniart, le fameux animateur, et serait, selon nos sources, équipé d’une arme blanche. Il n’a pour l’instant pas été identifié, et ses revendications restent floues. Le bâtiment a été évacué, mais tout le monde ici retient son souffle. Certains badauds ont confectionné des pancartes “SAUVEZ DENIS”, et la tension est à son comble. La piste d’un acte à caractère terroriste n’est toujours pas écartée, alors qu’une équipe du GIGN accompagnée de pompiers d’élite s’apprête à pénétrer dans les studios.
— Dites-nous pourquoi ils n’entrent pas.
— Eh bien la situation est délicate Jean-Marc, car le forcené menace d’exécuter l’animateur phare de Koh Lanta si l’on donne l’ordre aux pompiers de maîtriser les flammes.
— Il semblerait que le preneur d’otage ait tout de même un message à faire passer.
— En effet, il dit s’adresser à tous les médias de France, journalistiques en particulier, et leur demande, je cite, “de fermer leurs grandes gueules et d’arrêter de raconter de la merde”.
— On dirait qu’on a affaire à un déséquilibré, Melinda.
— Je vous le confirme, Jean-Marc.
Face à cette scène à la fois burlesque et tragique comme la télévision en produit à la pelle, Diane songe qu’en fin de compte, son ex-mari n’a rien d’un cas désespéré, et qu’il a au moins le mérite de n’être dangereux que pour lui-même - si l’on excepte les lancers de téléviseurs et de bouquins de Proust.
A moins que le type dont parlent les journalistes, le présumé terroriste, ne soit son ex-mari. Elle se marre intérieurement à cette idée.
Puis son rire s’éteint et elle se sent mal à l’aise. Une notification apparaît sur son téléphone l'informant de la réception d'un nouveau mail.
Reçu : Aujourd’hui à 12h30
Objet : La caverne, suite et fin
Tu te souviens ? Il y a bien longtemps, le psy a déclaré que j'étais schizophrène, parce que je lui ai dit que je parlais avec Dieu de façon régulière. "Quel genre de trouble mental affecte le patron du Vatican ?" je t'avais soufflé. T’avais trouvé ça drôle. Et puis on avait baisé comme des sauvages dans la voiture, sur le parking de l'hôpital. C’était quand je pouvais bander. On n’avait pas encore trouvé le traitement susceptible de réduire à néant toutes les composantes de ma dignité. C’est à ce moment qu’Anne s’est pointée, non ?
Bref, revenons-en à Platon.
Ainsi les hommes vivent enchaînés dans la caverne et ne connaissent rien d’autre que le théâtre d’ombres joué sous leurs yeux.
Cependant, si l’un d’eux se voit libéré, d’une quelconque manière, et qu’il décide par lui-même de se diriger vers l’entrée du souterrain, qui en est également la sortie, ainsi sera-t-il aveuglé par la trop puissante lumière du monde extérieur. Il aura les yeux flingués, ce sera douloureux, et il cherchera peut-être à retourner au plus profond de la caverne, là où son ignorance était confortable, et où l’ombre lui caressait la rétine. S’il persiste, son regard s’accoutumera à cette luminosité nouvelle, cette vision neuve portée sur un monde nouveau.
Il essayera peut-être de retourner dans la caverne pour tenter de sauver ses compagnons enchaînés, de leur dire la vérité, mais ils ne voudront pas l’écouter, le traiteront de fou, et s’agripperont à leurs chaînes. Ils le feront taire. Peut-être même tenteront-t-ils de le tuer.
En ce qui me concerne, c’est Dieu qui m’a libéré de mes chaînes.
Ce pauvre taré est derrière son clavier, à se rappeler le bon vieux temps et à pérorer sur Platon. Voilà qui rassure Diane. Il était absurde d’imaginer qu’il puisse prendre en otage un animateur télé, tout insupportables qu’ils puissent être.
Elle s’installe à son ordinateur et se met à taper.
Envoyé :
Objet : Re : La caverne, suite et fin
Dieu t’a raconté pour les studios de TF1 ? Allume les infos. Ce genre de miracle me redonne un peu foi en l’humanité. Bien sûr, je ne devrais pas me réjouir… mais, merde, ce type a raison. Qu’ils ferment un peu leurs grandes gueules.
Par ailleurs, pourquoi tu me fais un cours de philo pour les nuls ?
Tu nous manques. Continue d’écrire, à défaut de passer un coup de fil.
Diane.
Quelques minutes après l’envoi du courrier, son portable sonne. C’est lui. Elle ne s’attendait pas à lui parler si vite, et hésite à répondre. Finalement, elle inspire profondément et décroche.
— Diane ? dit-il, et on a l’impression d’entendre des gémissements en fond.
— Quelque chose à ajouter sur Platon ?
— Quoi ? Oh, ouais, tu as reçu mon mail de 12h30.
— Je confirme, soupire-t-elle.
— J’ai passé tout le dernier mois à t’écrire des mails. Cinq cent trente-neuf, pour être exact.
— Admettons… je n’en ai reçu que deux.
— C’est normal. A partir d’aujourd’hui, tu en recevras deux, tous les deux jours, et ça va durer à peu près un an et demi.
— J’aurais dû m’en douter. Je ne comprends strictement rien à ce que tu me racontes. Bon, où est-ce que t’es ?
— Attends, c’est très simple. Sur la plupart des messageries web, tu peux planifier l’envoi… Putain, toi, tu bouges pas ! Qu’est-ce que j’ai dit tout à l’heure ?!
— T’es avec quelqu’un ?
— Qu’il est con, ce type. Je disais… tu peux planifier l’envoi de mails. Tu choisis l’heure, le jour, l’année…
— Tu m’as écrit cinq cents mails à l’avance.
— Cinq cent trente-neuf. Pour vous faciliter le deuil, à toi et Anne.
— Le deuil de quoi ?
— Le deuil de moi.
— C’est papa ? demande Anne.
— Ton père est avec Denis Brogniart. Attends, j’active le haut-parleur.
— Tu veux dire que c’est lui qui…
— Oui, il est dans les studios de TF1.
— Anne ? fait la voix amplifiée en grésillant. Denis, dis bonjour à ma fille.
— Je vous en supplie… marmonne l'animateur.
— Dis bonjour à ma fille ou je t’éviscère.
Un silence s’ensuit.
— …bonjour, mademoiselle… finit par dire Denis Brogniart.
— Salut Monsieur Brogniart, répond Anne.
— Comprenez que tout ça, l’incendie, TF1… c’est symbolique, évidemment. Confucius disait : les signes et les symboles gouvernent le monde. Pas les lois ni les mots.
— Hmm-hm. Peut-être que tu pourrais libérer Denis et aller te rendre à la police, maintenant que tout le monde regarde ton symbole ? recommande Diane d’un ton précautionneux, en jetant un regard vers le poste de télévision.
— Tu sais bien que c’est impossible, chérie.
— Je crois que vous devriez écouter votre femme…
— C’est mon ex-femme. ET TOI TU FERMES TA GUEULE !
Nouveau silence.
— Et si on faisait un FaceTime ? propose Anne.
— Je n’ai jamais réussi à faire fonctionner cette appli… dit Diane.
— On n’a pas le temps pour ça, les filles. Le feu est en train de prendre à notre étage, et l’oxygène se raréfie. Denis, peux-tu, s’il te plait, calfeutrer les portes avec les serviettes dans ce placard ? Voilà... Ben oui, il faut d’abord les imbiber d’eau… Mais qu’il est con. Ah, une seconde, j’ai un double appel. C’est le médiateur. Je vous reprends dans deux minutes.
Anne fixe sa mère du regard.
— Maman, est-ce que papa va mourir ?
— C’est bien possible.
— Et on ne peut rien faire ?
Diane prend le temps de réfléchir.
— Je crois que c’est la façon qu’il a trouvée de se sauver lui-même.
— En brûlant les studios de TF1 ?
— Ma fille, tu apprendras que chaque personne sur cette Terre a une mission à accomplir.
— Diane ? fait le téléphone.
— Que dit le médiateur ? demande Diane.
— Il dit que si je me rends tout de suite, ils ne feront peser sur moi que les charges pour l’incendie, et oublieront la prise d’otage.
— Et qu’est-ce que tu en penses ?
— J’en pense que c’est des conneries, et que si je relâche Denis ils n’hésiteront pas une seconde à me truffer le cul de balles de calibre 12. De toute façon ma décision est prise.
C’est à ce moment précis que la communication prend fin, et que des millions de téléspectateurs profitent en direct sur leurs petits et grands écrans d’un feu d’artifice d’un genre nouveau. En effet, la partie la plus haute de la tour, avec le logo massif de la chaîne, se rompt sous le souffle d’une impressionnante explosion qui prend doucement la forme, au ralenti, d'un champignon incandescent. Du bâtiment aux façades en baies vitrées sont projetés des tessons de verre jusque 700 mètres à la ronde. Comme tranché par une lame invisible, le sommet du building glisse sur le côté, puis s’effondre sur lui-même, avant de venir s’écraser au sol en soulevant un nuage de poussière et de débris.
D’après les infos, le suraccident avait été causé par une conduite de gaz que les flammes avaient endommagée au 11e étage. Il est notable de constater que personne depuis le début des hostilités, parmi les pompiers et les forces de l’ordre, n’a eu la présence d’esprit de couper les vannes d'alimentation. Le feu s’est propagé jusqu’à un local de stockage contenant trente-six bonbonnes de gaz propane.
Miraculeusement, l’incident n’a fait aucun blessé grave. Pour ce qui est du forcené et de son otage, les corps restent introuvables.
On a pourtant découvert une dent - une molaire avec un début de carie - dans un potage servi à la Brasserie Billancourt, qui, après analyse, a révélé sa provenance initiale : la mâchoire inférieure de Denis Brogniart.
Diane attrape la télécommande et éteint le poste. Elle a passé beaucoup trop de temps devant la télévision ces dernières 48 heures. Le lendemain doit avoir lieu la cérémonie funéraire et la crémation (c’est ce qu’il aurait voulu) de son ex-mari, ou plutôt celle de son cercueil - vide. Le tout a été organisé dans la plus grande discrétion, on a même dû trouver un pseudonyme au défunt, pour ne pas attirer des hordes de journalistes aux dents longues.
Il sera le pire terroriste que la Terre ait porté - pendant une semaine, tout au plus, jusqu’à ce qu’un vague fait divers ne lui vole la vedette.
Diane se déshabille et se met au lit. Elle lit quelques pages de “La philo pour les nuls”, puis éteint la lumière. Elle sombre doucement dans le sommeil quand son téléphone portable émet un tintement.
Un sourire se dessine sur son visage. Elle vient de recevoir un mail.
Cette espèce de crétin fini à la pisse doit trouver ça drôle. Il est probablement planqué sous un pont avec une pute, à sniffer des neuroleptiques. Ou bien à poil dans une église en train de s’ouvrir les veines au-dessus d’un bénitier.
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Adieu, mon rêve...
J'aurais bien vu Denis Brogniart dans une épreuve des poteaux dans son cul.
Bon texte, bonne cible, bonne crémation, excellent texte de Saint-Con, et le premier dans un registre sérieux (avec une réserve pour Théo Azibert, dont le sérieux ou non m'échappe complètement). L'inclusion de vers est une courageuse prise de risque par rapport à tout un pan trompettiste et sournois de l'électorat.
Je pourrais être tenté d'ergoter sur la ratiocination là où logiquement on croit plutôt voir de la divagation, mais ce serait chiant et mesquin.
Ô mais c'est trop choupi la fin !
LA COHÉRENCE DES TEMPS BORDEL !
Sinon le texte est pas mal du tout, le ton est sérieux comme dit Dourak, mais avec des passages drôles, notamment la discussion avec l'animateur et le moment où la dame réalise où est son ex mari.
En un mot comme en cent, j'estime que ce texte est très bon, sans annihiler pour autant mes chances de remporter la Saint-Con.
Ça m'fait penser qu'y faut qu'j'appelle l'indien qui m'a promis mille votes pour cinquante euros.
Je vois vaguement ce qu'est TF1, mais je ne sais pas qui est ce Denis Brogniart (et je ne veux pas le savoir)
Heureusement, l’intérêt du texte est essentiellement dans ses protagonistes ravagés juste comme il faut, foutrement bien croqués et attachants (oserais-je dire « choupis » ? allez ! j’ose !)
Les personnages de Clacker ont une fâcheuse tendance à l’instabilité, physique comme psychologique, qu’il s’agisse de partir en piqué dans leur tête ou du haut des immeubles.
M’enfin, pour une fois, ça se finit bien : le chat est sauf. Du coup, j'aime beaucoup.
Et la molaire cariée dans le potage, c’est collector.
https://www.youtube.com/watch?v=rhdN1BDDfok
Oh, oui. Deux crémations pour le prix d'une, dont une franchement grandiose et l'autre petite mais symbolique.
Les dialogues sont excellents, l'histoire soignée.
En bref : un redoutable candidat pour le poste de Grand inquisiteur. Mais avec Clacker, on est habitué.
Clacker s'est beaucoup trop appliqué.
On sent qu'il n'est pas serein.
Évidemment, c'est très bien.
Mais quand cela n'a-t-il pas été le cas ?
La cuisson est parfaite et le nappage digne des pâtissiers professionnels.
Mais qu'en est-il de l'architecture des saveurs ? C'est la question que je continue à me poser.
Notre candidat n'aura-t-il pas péché, au fond, comme tant d'autres avant lui, par excès de perfectionnisme ?
L'habileté indiscutable de l'artisan Clacker lui permettra-t-elle, par exemple, de rivaliser avec la production d'Un Dégueulis, plus foutraque ? Plus inattendue, aussi.
Cette Saint Con est un vrai bonheur, en tout cas.
Ah oui, mais non : qui va présenter Colle-en-tas, maintenant ? (en vrai, je m'en fous, ça fait des siècles que je regarde plus la télé).
Passionnant, ce texte, Clacker est décidément un conteur de luxe.
Bon, si j'ai bien lu, le con a explosé, mais a-t-il brûlé ? Pour le vérifier, il serait bon que Thomas Pesquet fasse un rapide état des lieux des débris récemment mis sur orbite.
Test.
console.log('Manon je t aime');