Papa s’est levé de table et il a cassé son assiette sur son genou. Personne n’avait dit un mot depuis au moins un quart d’heure et on ne s’attendait vraiment pas à un truc pareil. On peut donc parler ici d’anomalie. Ensuite, il s’est mis à hurler « AH LES BÂTARDS LES BÂTARDS LES BÂTARDS ! ET PERSONNE NE FAIT RIEN OU QUOI ? CA VA CONTINUER ENCORE LONGTEMPS ? MOI, C’EST LA DERNIÈRE FOIS QU ILS ME PRENNENT POUR UN CON. LA DERNIÈRE FOIS VOUS M’ENTENDEZ ? ET QU ON ME COUPE LES COUILLES SI JE MENS ! ». Ensuite, il est allé éteindre la radio et ça a été le silence. Jamais vu un silence pareil. Maman était en état de choc. Elle a fini par recracher un beau morceau de poisson pané et elle a dit « Mais. Mais. Mais. Non, mais… Mais. Jean-Luc. Mais… » et ce fut à peu près tout de son côté. Papa, lui, a encore répété que c’était la dernière fois, LA DERNIÈRE PUTAIN DE FOIS ! Et il nous a fait jurer de l’émasculer, si jamais il mentait. Moi je pensais : « Attends deux secondes… Mais c’est qui ce mec ? Il est génial, bordel. Le gonze vient de péter une assiette sur son genou, ma parole, c’est qui ce mec ? Je rêve ou quoi ? Sur son genou. Bam. Non mais attends : qui fait ça, sans déconner ? »
Il faut me comprendre. Nous n’avons pas l’habitude des comportements violents, avec mon père. Jusqu’ici, je n’avais appris de lui que la résignation muette. Exemple : « Il faut toujours finir son assiette, même si c’est dégueulasse ». « Parce qu’au fond, ajoutait-il, c’est ça la vie, ça se résume à ça : s’enfiler des gros sandwichs au caca sans broncher. Chaque jour que Dieu fait » Voilà ce que m’avait appris mon père. Jamais il ne m’avait dit :
« Fils, si un jour tu en as mais alors vraiment plein le cul de bouffer de la merde, jure-le moi, tu prends ton assiette, comme ça, tu vois, regarde-bien hein, avec une prise bien ferme, au-dessus de ton genou et putain tu l’éclates dessus de toutes tes forces. Et tant pis si ça fait un mal de chien. Parce que, mon gars, en vérité, sache que tu vas dérouiller. Et oui, c’est un peu gâcher la nourriture mais on s’en branle, OK ? On ne peut pas supporter de se faire traiter tout le temps de cette façon ! Jure-moi que tu vas en bousiller, de la vaisselle… Fils ! Jure-le »
Non, il ne m’a jamais dit ça.
En revanche, après avoir éteint la radio, il m’a fait : « MASTURBIN ! EST-CE QU ON A UNE PUTAIN DE BATTE DE BASEBALL DANS CETTE MAISON ? ». J’étais fier, vous pouvez pas savoir. Il ne me parle presque jamais, d’habitude, mais là, il a tout de suite pensé à moi pour la batte de baseball. Bon. On n’a jamais eu de batte de baseball, ni de près ni de loin, mais j’aurais pu lui en fabriquer une dans les cinq minutes. J’étais tellement heureux de le voir comme ça, vivant et fort et beau et hors de lui, que j’aurais pu suivre une formation dans la foulée, grâce au CNED, et devenir menuisier ou maçon du cœur, peu importe… Du moment qu’on m’enseigne un peu les bases afin que je puisse lui fabriquer la plus belle batte de baseball du monde. Je n’avais aucune idée, à ce stade, de ce qu’il comptait faire d’une batte. Mais ça s’annonçait funky, tout ça, et je ne l’avais jamais aimé avec une telle force, mon père. J’ai dit « Laisse-moi juste contacter le CNED, papa. J’ai noté leur numéro quelque part... Laisse-moi juste fixer un rendez-vous avec un conseiller et… » Papa m’a interrompu : « MASTURBIN ON A PAS LE TEMPS. SUIS MOI. JE VAIS TE MONTRER CE QU IL CONVIENT DE FAIRE QUAND DES ENCULES OSENT S EN PRENDRE A TON INTELLIGENCE. DE MANIÈRE SYSTÉMATIQUE EN PLUS. LES BÂTARDS ! ON VA FAIRE CA ENSEMBLE, PETIT ! CAR JE COMMENCE A EN AVOIR PAR-DESSUS LA TÊTE QU ON VIENNE M INSULTER CHEZ MOI. METS TON MANTEAU EN VITESSE. ON DESCEND »
J’ai dit : « ET MON ÉCHARPE ILS PEUVENT BIEN SE LA FOUTRE AU CUL CES ENFANTS DE PUTAIN §§ » mais papa a dit, calmement cette fois : « Masturbin, tu mets ton écharpe. Il fait froid, dehors ».
J’ai obéi.
On est descendus. Papa a regardé autour de lui. Il n’avait pas l’air de trouver ce qu’il cherchait alors il m’a dit « Bouge pas, je reviens… ». J’ai donc eu le privilège de le voir arracher un poteau, sur lequel il y avait un sens interdit. Sans déconner, qui fait ça ? Je dis pas qu’il a réussi tout de suite à arracher le poteau de terre, ça non. Il a secoué le truc pendant à peu près mille ans, en râlant, en donnant tout ce qu’il avait, en mettant de grands coups de pieds dedans. Il a même foncé dessus à plusieurs reprises avec une benne à ordure. Je peux vous dire que les passants ne faisaient pas les malins.
Moi, je sentais mon amour grandir à chaque instant. Finalement, papa a réussi à coucher le poteau et à le déloger du sol. Ensuite il a viré le sens interdit qui était fixé dessus. Il est ensuite revenu vers moi avec ce tube de fer dans les mains. Et mon pauvre vieux, il avait l’air claqué. « C EST LAQUELLE NOTRE BAGNOLE MASTURBIN ? J Y VOIS PLUS RIEN PUTAIN… J AI TROP FORCE. JE CROIS QUE JE ME SUIS CHIE DESSUS ». Je l’ai pris par la main et je l’ai emmené à côté de notre Seat Ibiza verte et j’ai dit « Celle-là, papa ». « Ok, recule » il a dit. Alors ce qu’il a fait, c’est qu’il a défoncé le pare-brise de notre automobile à grands coups de barre de fer. BAM. BAM. BAM. Il avait perdu la vue mais il lui restait encore un peu d’énergie. Je continuais à me dire « Non mais c’est qui ce mec ? Il est beaucoup trop beau pour être vrai, je vais te les apprendre, maintenant, mes saloperies de table de multiplication, et qu’on me coupe la bite si je ne sais pas combien font 6 fois 7 avant la fin de la semaine ! Car j’ai envie de le rendre fier, ce mec ! ». Une fois que le pare-brise de notre Seat fut complètement détruit, papa m’a tendu son portable et il a dit « Maintenant, appelle ces enculés de chez Carglass. C’est dans mon répertoire… »
OK, de plus en plus chelou le délire, mais franchement, tout ce que tu voudras.
J’ai appelé et une fille a fini par me dire qu’un technicien interviendrait dans quelques minutes.
Nous avons attendu un temps interminable. « Au fait, tu fumes ? » m’a demandé mon père, en me tendant son tabac à rouler, tandis que nous étions assis à nous les geler sur le trottoir.
Le technicien est arrivé avec sa petite camionnette Carglass et son petit uniforme Carglass et sa petite boite à outils Carglass et sa politique d’entreprise et ses certitudes et son CDI et sa démarche de mec qui sait où il va dans ce monde d’éclats sur le pare-brise de la taille d’une pièce de deux euros. Mais il a quand même eu un mouvement de recul quand il nous a vus, papa et moi, assis près de la bagnole.
- C’est vous qui avez appelé pour une intervention ? il a demandé
- C’est nous, a répondu mon père.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé, vous vous êtes mangé un sanglier ou quoi ?
- Non, c’était du poisson.
- Du poisson ?
- Oui. On était en train de manger du poisson. Juste du poisson.
- Mais la bagnole ? Qu’est-ce qui ?
- Qu’est-ce qui qu’est-ce qui, ferme plutôt ta sale gueule et écoute-moi. On était en train de manger en famille, bien tranquillement, avec ma femme et mon gosse, ici présent. Masturbin, dis bonjour au Monsieur.
- Bonjour, Monsieur.
- Alors voilà… On déjeunait en famille, sans rien demander à personne, bien gentiment, et on écoutait la radio…
Papa s’est levé, péniblement. Il s’est même appuyé sur moi. Mais une fois face au technicien, il a vite retrouvé la pêche. Par contre, il avait sans doute plus les mots parce qu’au lieu de finir son histoire, ce qu’il a fait, c’est qu’il s’est jeté sur le type, comme s’il voulait l’embrasser, assez fougueusement, sauf qu’il lui a mordu le visage. Leurs têtes étaient collées ensemble et mon père n’a lâché prise que lorsqu’il a pu emporter un gros morceau de joue de technicien Carglass avec lui.
A cause des hurlements que poussait le nouveau petit ami de papa, un attroupement s’est formé autour de nous.
Un type costaud s’est penché vers moi et m’a demandé : « C’est bien un technicien Carglass que vous avez là, n’est-ce pas ? ». J’ai répondu « Oui c'est correct, il était dans le répertoire de mon père». « Très bien, très bien… » a dit le costaud, et puis il s’est mis à marcher comme un robot destructeur, trop marrant le gars, en levant bien haut les genoux, et puis il a écrabouillé la tête du technicien avec ses bottes. L’employé Carglass avait eu la mauvaise idée de rester coucher par terre, en mode paillasson. Ensuite le type costaud qui se prenait pour Terminator a fait marche arrière et il lui est passé dessus une seconde fois en faisant BIP BIP BIP… Comme un camion qui recule. C’était encore plus marrant. Ensuite, pas mal de gens sont venus me demander si c’était bien un type de chez Carglass, qui se trouvait là, écrabouillé au sol, dans un tel état qu’il devenait difficile de l’identifier, c’est vrai. Je répondais donc que oui, tout à a fait, de chez Carglass, voilà, c’est bien ça. Et les gens faisaient la queue pour piétiner à leur tour le mec, lui lancer des objets lourds, ou simplement lui cracher dessus. Quand il a été trop amoché pour être véritablement exploitable, les passants sont restés là un instant, à ne plus trop savoir quoi faire et soudain, ils ont tous eu la même idée .
Et alors, vous auriez dû voir ça, tous les pare-brise de toutes les bagnoles de la rue ont explosé en même temps. Les gens les défonçaient à coups de talons, à coups de n’importe quoi, ce qu’ils avaient sous la main.
Une fois que ça a été fait, ils ont sorti leurs téléphones et ils se sont tous mis d’accord avec la fille du standard, pour l’intervention rapide d’un technicien.
J’ai retrouvé mon père, qui était vraiment fatigué et avait le visage plein de sang.
- Je t’aime, papa.
- Je sais bien, Masturbin. Combien font 6 fois 7 ?
- J’en ai aucune idée mais je te promets que je vais rapidement me sortir les doigts du cul. Je vais étudier le dossier à fond.
- C’est bien. T’es un chouette gamin. Viens, on rentre. Ta mère aime pas quand on finit pas son poisson.
Et on est rentrés, tandis qu’au loin, une flotte de camionnette de chez Carglass se dirigeait vers notre rue et que les gens les attendaient en faisant tourner leurs poignets.
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Comme quoi une révolution tient à peu de chose. Un mec qui se réveille ronchon qui descend dans la rue et montre l'exemple à suivre. C'est probablement comme ça qu'on a pris la bastille en 1789.
HA ! PAS DE BICYCLETTE DANS CE TEXTE ! CTRL X, FAITES CE QUE JE DIS MAIS FAITES PAS CE QUE JE FAIS !
Bon maintenant je le lis.
https://www.dailymotion.com/video/xaevl8
Sinon, on connaît maintenant le prénom de Ducobu.
C'est assez marrant franchement, quelques fautes évitables en relecture, et sinon les caractères ASCII quand on ÉCRIT EN MAJUSCULES.
Où sont les apostrophes ?
La réaction du fils aurait gagné à être mieux dessinée, "c'est qui ce type" je trouve ça un peu faible pour un texte, même si c'est crédible pour un ado.
DTC LES APOSTROPHES
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Ah oui. J'ai rien dit.
"Acceptez s'il vous plait ce bouquet de parenthèses précoces (((((((((())))))))"
J.D Salinger
C'est vrai que ce n'est pas ton meilleurs, mais ça reste sympathique (j'ai moi-même envie de me jeter sur des briques pour ce choix de mot, certes). Cela dit, "mal branlé" comme tu l'écris dans le forum, ça reste exagéré et surtout ce serait un comble pour ce choix de narrateur.
Ce qui est bien aussi avec ce texte,c'est qu'il m'a donné une idée pour la Saint-Con, bien que je doute que le public hexagonal soit familier des pubs pour les sauces Devos & Lemmens, ce qui ruinerait mes chances.
J'ai pas ri très fort, rapport à mes hémorroïdes et ma selle de bicyclette et tout, mais ça c'est collector :
J’ai dit : « ET MON ÉCHARPE ILS PEUVENT BIEN SE LA FOUTRE AU CUL CES ENFANTS DE PUTAIN §§ » mais papa a dit, calmement cette fois : « Masturbin, tu mets ton écharpe. Il fait froid, dehors ».
J’ai obéi.
Le shampooing, CTRL. 49 jours. Le shampooing.
Je crois qu'est enfin arrivé le temps de ma déchéance.
Je sais pas ce qui me dégoûte le plus, du poiscaille ou du sandwich au caca.
Si ce mec était arrivé avec ses dix-sept kilos de résine et s'était mis au travail tout de suite sur le pare-brise, il aurait peut-être sauvé sa peau. Mais il faut toujours qu'ils la ramènent.
Du coup, j'ai rigolé sans aucune vergogne.
Le shampooing.