J’ouvrais les huitres. Ou plutôt, voilà : je pissais le sang dans l’évier en sifflotant un air de Noël. On m’avait donné un couteau à beurre, cette fois.
« Tu es bien certain de vouloir faire ça ? » avait demandé maman, en me voyant enfiler mon tablier. « Les huitres, c'est mon truc », j'avais répondu.
Les gens s’inquiètent toujours pour moi, en fin d’année.
Ils ont raison.
Je me suis donné un mal de chien pour ouvrir les deux premières. Et puis, ça s'est mis à déconner dans ma tête. J'ai pris le troisième coquillage et j'ai commencé m'entailler l'index. La douleur m'a vrillé le crâne. Mais j'ai réussi à ne pas crier. Je n'ai fait aucun bruit. C'était salement bon. Les huitres, ça a toujours été mon truc. Quelles étaient les paroles de cet air stupide ? Quelque chose à propos d’un arbre en particulier, un sapin, roi des forêt, des enfants qui jouent dans la neige, quand vient l'hiver, bois et guérets, oui voilà : des gosses qui jouent dans la neige à mutiler un écureuil mort.
Je n'ai jamais pris le temps de chercher dans le dictionnaire, ce que c'était, des guérets. J'emmerde les guérets.
J'emmerde toutes sortes de guérets.
Le travail n’avance pas vite. Je n’ai ouvert qu’une dizaine de mollusques. De temps à autre, j'enfonce le bout d'une coquille dans la plaie que je me suis faite, au doigt. Une vilaine plaie, comme on dit. Et c'est les montagnes russes, à chaque fois.
La table est dressée, au salon. Les convives - ma famille, ta famille, et même des vieux - s’agitent autour de plateaux en argent, garnis de toasts. Ils lèvent leurs verres sans rien trouver à dire, pour marquer le coup. Ils ne savent même plus quoi se souhaiter. Ils n'ont jamais su quoi se raconter. Ils sont mal habillés. Ils sentent mauvais, aussi. Enfin, voilà : ils me font peur.
"Excellent ce saumon - Oh oui, qu'est-ce qu'il est bon alors ! - Vous avez étalé quoi, en dessous ? - Excellente question, Séphora. Je me demandais justement la même chose... - Du beurre, connasse. Juste du beurre - Ah, vraiment ? - Étrange, n'est-ce pas... - C’est du demi-sel, c’est pour ça - En tout cas, le saumon, il est super bon. Et pourtant, je suis pas fan, à la base - Eh bien, moi, je pourrais te tuer à mains nues, un de ces jours - C'est délicieux en tout cas ! - Oui, vraiment "
Les paquets s’entassent au pied du sapin mort (roi des forêts mon cul), et on ne peut apercevoir aucun enfant dans les parages. S'il y avait eu des enfants, peut-être que j'aurais pu m'en sortir. Le bout de mon index pend tristement. Je m'amuse à lui faire prendre des angles absurdes.
- Une coupe de champagne, mon ange ? me crie maman, depuis le salon.
- Juste un doigt, pourquoi pas !! je gueule à mon tour, beaucoup plus fort qu'il ne serait nécessaire.
Elle s'approche, titubant déjà.
- Tu t’en sors ?
- Vous n’avez vraiment rien d’autre comme couteau ?
- Nous ne prendrons aucun risque cette année. On en a parlé.
- Maman...
- Quoi ?
- J'adore Noël, tu sais.
- Je le sais, mon cœur. Évidemment que je le sais... Mais accroche-toi, d'accord ?
Je rêve de davantage de proximité. Peut-être une embrassade ratée. Des gestes maladroits. Je sais que ça n'arrivera pas. Je cache ma main au fond de l'évier.
Mère retourne au salon, rejoindre le groupe de parole.
"Il a l’air d’aller mieux, cette fois - Oh, c'est gentil de le remarquer mais on ne peut jamais être certain - Moi, j’avais un berger allemand à l’époque, pareil, une vraie perle jusqu’au jour où… - Les médicaments facilitent beaucoup les choses, tout de même - Évidemment on a été obligés de le faire piquer, mais bon, faut être honnête : la gamine des voisins ne fera plus rien de sa vie non-plus - Attendez, on parle de qui, là ? - Du chien - Ah, oui, le chien. Super. Il reste un toast au saumon, quelque part... ?"
Personne ne m’apporte mon verre de mousseux. Connards. Bois et guérets. Je ne vous connais pas.
Mon sang, mêlé à l’eau de mer, s’échappe à travers le siphon. Je voudrais bien le suivre, mais j’ai toujours eu peur des tuyaux.
La douleur me traverse, par vagues. J’ai la tête légère. J'ai découvert une huitre minuscule, au fond de la bourriche. Un avorton. Une petite merde d'huître. Alors, je l’ai mise dans ma bouche et j'ai commencé à mordre dedans de toutes mes forces. Là, OK, c'est devenu vraiment insupportable. Même selon mes critères. Je mords là-dedans comme si on voulait me l'arracher. Je crache d’épais mollards rouges. Mon palais est détruit- mon somptueux palais - ah ah.
Ça racle sur mes dents, ça lacère mes gencives, ça va couter cher en réparations, je me fends la gueule, tout seul dans mon coin.
"Et si on passait à table ? - Et comment donc ! - Vous avez encore faim, vous, après tout ça ? - Je m’assoie où, chérie ? - Je peux vous aider ? - Mets-toi à côté de pépé... - Qu’est-ce que vous dites, Pépé ? - A mon époque, vous savez, on avait pas de grille-pain mais les putes existaient déjà. C'est à dire que les putes n'ont pas attendu l'invention de l'électricité pour commencer leur carrière, hein, bon c'était l'époque, quoi. Et puis attention, les putes, c'étaient quand même toujours les premières à ... - Ne faites pas attention, Séphora : personne ne comprend ce qu'il raconte - Ah ah, oui ! Enfin, je veux dire, c’est bien ce qui me semblait..."
Je l’ai avalé, au bout du compte. L'avorton. Puis j’ai glissé ma main blessée dans ma poche et je me suis assis entre maman et la tante albinos qui m’offre toujours un disque d’Elton John. Le chien me lèche la main, sous la table. Je me laisse faire, c'est agréable.
Jusqu'à ce qu'il emporte le bout de mon doigt avec lui, en tirant un coup sec.
- Aïe !
- Qu’est-ce qui se passe, trésor ?
- Rien, maman.
- Quelque chose qui va pas ?
- Tout va bien.
- Tu es sûr ?
- C'est quoi un guéret ?
- Un quoi ?
- Un guéret, comme dans la chanson : quand vient Noël, bois et guéret.
- Ah, un guéret. Eh bien, il me semble que c'est un genre de friche. Un champ en friche, quelque chose comme ça.
-Ça te parle, un peu, les champs en friche ?
Voici la première intervention de mon père. Il ricane, à l'autre bout de la table, fier de sa blague.
- Oui, papa. Ça me parle beaucoup.
- Tu es blanc comme un cul, tu le sais, ça ? Il ajoute.
Je laisse cette dernière remarque atterrir délicatement sur la table.
Et puis, je souris, pour la première fois de la soirée. Avec ce qui me reste de bouche.
Je souris à tout le monde.
Les gens disent que je ne sais pas sourire. Que ce n'a pas l'air naturel, chez moi.
Les couverts tombent dans les assiettes. Maman part à la renverse, emportée par un mouvement de recul. Je pose ensuite mes mains sur la table, comme on m’a appris. Alors, tout le monde remarque qu'il manque quelque chose, au bout de ma main droite.
Tout le monde remarque je suis en train de tacher la nappe.
Oncle Yvan dégueule dans sa bisque, papa gifle maman, qui tente d’escalader une armoire, le chien s’est allongé sur le paillasson, pépé précise que les putes représentent quand même le seul corps de métier, en France, qui...
Je m' évanouis sur un bloc de foi gras à 57,90 euros.
= commentaires =
à la lecture, si on y prête attention, on entend même du Mariah Carey.
Exact. Et aussi, si on se passe le texte à l'envers, on entend clairement une version électro de Tata Yoyo. Hommage.
Dourak, si tu ne fais rien pour cette sombre histoire de césures, je me casse sur les commentaires de vidéo Pornhub et c'est là-bas que j'irai poster mes textes à partir de maintenant
(ce qui serait un excellente idée en terme d'art contemporain)
(on pourrait faire ça, un jour?)
Je parie que tu te ferais censurer.
ça s'inscrit dans la mouvance de l'école de l’actionnisme de Piotr Pavlenski.
Puis tu iras de clouer les couilles place de la République.
Excellent, bien sûr. Je me suis demandé s'il n'y avait pas une intention par rapport à l'appel à textes à la S. King, enfin ça m'a rappelé certaines de ses nouvelles dans ce genre.
Adieu aux hommes, fondu au noir.
CTRL X nous offre son texte depuis une faille silencieuse, tout à la fois gouffre et blessure béante et amère.
Avec Demi-sel, l'oeil est abandonné à lui-même. L'oreille bourdonne, prise d'un acouphène résultant de l'angoisse de la lecture. On reste sonné, les jambes coupées, incapable de digérer la somme de symboles distillés dans le texte et son style ébouriffant, et pourtant repus d'une nourriture philosophique rarement donnée avec autant de générosité.
On recommence à zéro, à l'origine du monde de l'écriture, bien avant la naissance de l'imprimerie, bien avant celle des livres saints.
La page était restée vierge avant lui.
Mais que voit-t-on, face à cette déchirure, cet aveux puissant et disruptif ? Nous parle-t-il de son enfance ? Doit-on y reconnaître les signes précurseurs du génie en incubation ?
Si l'on se penche un peu plus vers les interlignes, si l'on sait déchiffrer le sens du vent, les harmonies du silence, on est tout de suite propulsé dans un espace-temps vécu dans sa discontinuité.
L'auteur nous dit tout. Absolument tout. De l'alpha à l'oméga, du commencement à la fin. Il suffit de savoir tendre l'oeil.
CTRL X, son oeil, sa main, tout en lui est dirigé vers le lecteur, vers son actualité, vers sa modernité. Ce qui sera lu, au lieu de ce qui a été lu.
C'est une véritable descente au sein de l'inconscience collective :"Que vais-je devenir, si tout le monde devient quelqu'un ?"
Le sentiment premier lorsqu'on brise la glace avec Demi-sel, lorsqu'on assiste impuissant à l'inexorable défilement des mots, comme une cascade inarrêtable, une force de la nature, le sentiment premier est celui d'une incommunicabilité profonde.
"Gardons-nous de parler par la bouche du poète, lui-seul sait le langage des muses." Jean-Emmanuel Fournier.
La mémoire et le récit sont formels : la guerre, principalement. La paix, ponctuellement.
Certains diront que nous sommes en présence d'une anti-écriture, d'une sorte d'exception exemplaire. Ils n'auront pas tort, et je me range à leur boucliers.
Avec Demi-sel, CTRL X nous exhorte à entrer en résistance.
Non pas une résistance contre le monde et son cortège d'oppressions, mais une résistance contre soi-même.
L'écrivain abandonne ses illusions, délaisse son stylo-plume. Il devient assembleur de signes ancestraux, d'images mentales, parfois subliminales, et nous fait entrevoir un ailleurs possible, loin des conventions reliées de soie, à l'instar des belles couvertures de livres vides de sens.
Il n'a pas peur de dire : "Voilà votre héritage. Si lourd. Si pesant. Il vous aidera à fendre le fleuve revêche de l'impuissance, et de notre siècle perdu."
Ainsi l'auteur se fait "authentificateur", accoucheur de consciences, dans notre occident si peu enclin à enfanter. Il est l'un des derniers remparts à la barbarie, bien que barbare de confession, et semble dire à qui veut l'entendre :
"Ossuaire littéraire, écriture maudite qui se sait invisible et pourtant présente, mais qui ne saurait être lue, je vous dédie, en mon âme et conscience, la vérité de mon être. Libre à vous de vous torcher avec."
J'ai bien tenté des recherches sur certaines phrases de ce commentaire empreint de simplicité. Je les ai peut-être mal choisies, mais ça n'a rien donné. Du coup, ça me fait un peu peur quand même, mais je ne sais pas pour qui.
Un bon texte, bien pété de la tête. On sent pourtant que CTRL n'était pas au top de sa forme, dans le sens où il a pu écrire des trucs plus disruptifs (n'en déplaise au Figueroa Magazine). Mais il faut dire que Noël, ça inspire qui, et quoi, à part une demie molle à Jean Castex (même P. K. Dick n'aurait pas trouvé meilleur nom pour qualifier l'antéchrist)?
Sinon, c'est un peu Fight Club, avec le budget d'un réalisateur underground de nationalité belge.
C'est-à-dire alcoolique. Mais avec tout le bien que je pense des alcooliques.
Ah putaiiin. Ce fichu texte va me coller un bruxisme de tous les diables, cette nuit. Et la mise à l'index, je sors d'en prendre avec ma Katchina, merci, ça m'a assez perturbé.
Mais j'aime bien comment tu racontes, faudra nous faire quelque chose à la chandeleur, avec la même bande de crêpes.
Pourquoi attendre la chandeleur alors que C4EST L4EPIPHANIE AUJOURD4HUI §
OUAIS ABOULE LA GALETTE? TROMPETTE §
On peut aussi relire ce texte en remplaçant huître par fève et sang par pâte d'amande.
et foie gras par cidre
Je ne sais pas si quelqu'un a remarqué que le problème de césure est réglé, mais CTRL X est resté sur pornhub. Quelqu'un a trouvé sur laquelle de leur page il poste ses textes ?
sur celles de sa mère
Ouch. En plus j'ai des aphtes.
Il me semblait qu'un guéret c'était plutôt un champ labouré en attente de semailles, voire en jachère, mais qui suis-je pour contredire la maman de Trompette,hein, qui ?
Déjà que son vieux n'est pas commode.
Après ça, on comprend mieux ce qu'il a pu faire à sa petite voisine (ah, non, c'était le chien)
Bon, bref, des réveillons comme ça, ça me donnerait presque envie de pointer le mufle hors de ma cambrousse et de me mêler à quelques spécimen du genre humain le temps de sacrifier aux rites de Noël.
J'en parle à mon chien et s'il est d'accord on se prévoit ça pour décembre 2021.
"J'en parle à mon chien" est une excellente réponse type à la moindre sollicitation burlesque d'interaction sociale ou sexuelle.
J'en ai marre de lire des textes qui me font mourir de rire,
Je comprend mieux le règne de cette affreuse personne sur ce ''site''.