Une fois par mois, ayant cuit une galette, la mère disait au petit chaperon vert : « Va voir ta grand-mère, et porte-lui cette galette et cette plaquette de beurre. Un jour, ta fille fera la même chose pour moi. » Alors le petit chaperon vert revêtait son chaperon vert, prenait le panier sous le bras et se rendait chez sa grand-mère.
Pour se rendre à Puteaux depuis Courbevoie, il fallait traverser le parvis de La Défense. Les glaces sans tain des tours réfléchissaient les nuages sur fond d'azur. A chaque fois qu'elle passait au pied de la plus haute de ces hautes tours de verre, le petit chaperon vert remarquait un homme grand, en costume gris, qui fumait une cigarette devant les portes à tambour.
« Bonjour, petite », lui dit-il un jour. Le petit chaperon vert hésita : « Bonjour », dit-il finalement. « Attends ! fit l'homme, comme elle reprenait son chemin : Où vas-tu comme cela ? » Le petit chaperon vert répondit : « Je vais voir ma grand-mère et lui porter une galette que ma mère lui envoie. » L’homme jeta sa cigarette sur le parvis et l'écrasa sous son pied. « Puis-je voir la galette ? » susurra-t-il. « Oui, dit-elle en soulevant la serviette qui cachait le contenu de son panier. Seulement avec les yeux, précisa-t-elle en voyant l’homme se lécher les babines. - Elle a l'air bonne ta galette. - Oui. C'est pour ma grand-mère. » L’homme sourit : « Ecoute, petite. Peux-tu transmettre un message à ta mère ? - Si je transmettais un message à ma mère, elle saurait que j'ai parlé à un inconnu, et je serais punie ! - Tu n'es pas obligée de lui dire que tu as parlé à Tonton Wolf... » Le petit chaperon vert réfléchit et dit : « D'accord ! - Eh bien alors tu diras à ta mère que si elle me confiait une partie de la galette, elle lui rapporterait 2% par an. Est-ce que tu n'aimerais pas que ta mère ait 2% de galette de plus par an ? - Si ! - Alors dis-lui de m'en confier une partie. - D'accord ! » Tonton Wolf lui adressa un clin d'œil et s'engouffra à l’intérieur de la plus haute des hautes tours de verre.
La mère du petit chaperon vert suivit le conseil, car c'était une femme honnête qui faisait tout ce que les gens raisonnables qui savent quoi faire lui disaient de faire dès lors qu'il s'agissait de la chose la plus raisonnable à faire. Elle avait travaillé à l'école. Elle avait eu le bac. Elle avait fait cinq ans d’études supérieures. Elle avait cherché un emploi. Elle avait fait un stage de recherche d'emploi. Elle avait fait un bilan de compétences. On lui avait demandé : « Qu'est-ce que vous aimeriez faire ? » Elle avait répondu : « Je ne sais pas. » On lui avait demandé : « Qu'est-ce que vous aimez faire ? » Elle avait répondu : « Des galettes. » Alors on l'avait orienté vers un CAP cuisine. Depuis elle servait la purée à des collégiens.
Quand le petit chaperon vert revit Tonton Wolf qui fumait sa cigarette près de l'entrée de la plus haute des hautes tours de verre. « Bonjour, dit-il en reconnaissant la petite fille. - Bonjour ! - Où vas-tu ainsi ? - Je vais voir ma grand-mère et lui porter une galette et une plaquette de beurre que ma maman lui envoie. » Tonton Wolf tira sur sa cigarette, grimaça, et recracha la fumée par les narines. « As-tu entendu parler du problème des retraites ? - Non. - Bon. Ton manège avec la galette que tu portes à ta mémé va durer encore, et encore, et encore, et cela, c'est vraiment super pour toi et ta mémé, mais que feras-tu quant ta maman sera devenue trop vieille pour faire la galette elle-même ? - Je ferai une galette pour ma mère que ma fille lui portera ? - Et ta mémé, qui lui fera une galette, et qui la lui portera, pendant que tu feras une galette pour ta mère, et que tu la lui porteras ? » Le petit chaperon vert réfléchit et dit : « Je gagnerai plus, je travaillerai moins, ainsi je pourrai faire deux galettes, une à ma mère, une autre à ma grand-mère, que ma fille leur portera. »
Tonton Wolf se redressa imperceptiblement et aspira une bouffée en plissant les yeux : « Gagner plus ? Travailler moins ? Tu rêves. - Ce n'est pas un rêve, c'est ma grand-mère qui le dit. » Tonton Wolf haussa un sourcil : « Ah oui ? - Elle dit aussi que la part improductive du capital devrait être redistribuée au salariat, ainsi les salaires augmenteraient, les cotisations aussi, la sécurité sociale serait financée, ce serait le plein emploi, tout le monde serait heureux et il n'y aurait pas de problème des retraites. Elle dit aussi que l'argent ne travaille pas, ce sont les gens qui travaillent. »
Tonton Wolf alluma une cigarette à la précédente et s’environna d’un épais nuage de fumée grise. « Elle dit autre chose ta mémé ? - Oui. Elle dit aussi que si grand-père avait été là, il aurait sorti le fusil. » Le fumeur s'étouffa, toussa, se tapa sur la poitrine. Puis, quand il se fut calmé, il exhiba des dents étincelantes : « Ecoute-moi attentivement, dit-il. Est-ce qu'elle a été dans une grande école de commerce, ta mémé ? - Non. - Tonton Wolf, lui, il a fait une grande école de commerce. Et ce veux dire par là, c’est que, comme un et un font deux, le capitalisme est éternel, et ta mémé est un dinosaure communiste, et il y a un problème des retraites. » Il fronça les sourcils, ses yeux tournaient en spirale au fond de leur orbite : « Répète après moi : il y a un problème des retraites. » Le petit chaperon vert répondit : « Il y a un problème des retraites. - Mais tonton Wolf connait la solution au problème. - Mais tonton Wolf connait la solution au problème. - Tu vas dire à ta mère de faire une galette de plus et de me la confier pour plus tard. Elle lui rapportera 5% par an, et le moment venu, c'est tonton Wolf en personne qui amènera la galette à ta mère. Est-ce que tu as compris ? - Oui. - Brave petite. »
Ce qui fut dit fut fait. Dès lors, une fois par mois, le petit chaperon vert apportait une galette à tonton Wolf, et une galette à sa grand-mère. Par contre il n'y avait plus de plaquette de beurre dans le panier, ce que regretta bien la grand-mère, mais que voulez-vous, elle ne pouvait rien dire puisqu'elle était un problème.
Puis, un jour, il y eut une crise financière dans un pays lointain, si bien que, par effet papillon, les collégiens de Courbevoie durent se servir la purée eux-mêmes, tandis que la mère du petit chaperon vert retourna voir son conseiller pour le retour à l'emploi. Malheureusement, il n'avait aucun emploi à lui proposer. Elle pointa donc au chômage, de sorte qu’elle put malgré tout continuer de faire porter une galette à Tonton Wolf, et une autre galette à grand-mère.
« Salut ! » lança le petit chaperon vert à Tonton Wolf qui grillait nerveusement douze cigarettes à la fois. Comme il ne lui prêta pas attention, le petit chaperon vert entra dans l'ombre de la haute tour de verre et se planta devant lui. « J'ai dit : Salut ! » Tonton Wolf tendit la main. Le petit chaperon vert y déposa la galette et dit : « Je vais voir ma grand-mère et lui porter... » Mais tonton Wolf n'écoutait pas. Au-dessus d'eux, les nuages et le ciel se reflétaient sur les facettes de la haute tour de verre. C'était beau comme un paradis fiscal. « Qu'est-ce qui se passe ? » demanda le petit chaperon vert. Tonton Wolf répondit : « Ta mère attend sa galette, ta mémé attend sa galette, et toi, toi… Tu es en quelle classe ? - CM2. - CM2, répéta tonton Wolf en secouant la tête. Mais qu'est-ce qu’on va faire de vous ? »
Tonton Wolf jeta douze mégots par terre qu’il écrasa furieusement sous son talon. Puis son regard gris survola le parvis de La Défense que parcouraient quelques rares personnes affairées.
Subitement, sous l’inspiration d’une idée, le visage de tonton Wolf devint carnassier : « Heureusement, j'ai toujours la solution. Ta maman était cuisinière, pas vrai ? Qu'est-ce que tu en penses, si toi et moi on s'arrangeait pour qu'elle ait son propre restaurant ? » Les yeux du petit chaperon vert se mirent à clignoter comme des néons : « La vérité ? - La vérité vraie. Pour peu qu'elle apporte la moitié du pognon, je lui prête le reste. Bon, sa retraite, pas question d'y toucher, elle est à moi... Je veux dire elle est à elle, bien sûr, mais pour plus tard. - Comment on va faire, alors ? demanda le petit chaperon vert qui buvait les paroles de tonton Wolf comme du sirop pour la toux. - Ta maman me verse la petite galette qui lui rapporte 2%, et moi je lui prête une galette deux fois plus grosse qui me rapportera 10%. Et hop ! Elle ouvre un restaurant ! » Le petit chaperon vert sauta de joie : « Oh merci, merci tonton Wolf ! » Et il partit en courant. Tonton Wolf se souvint de quelque chose et lança : « Et dis à ta mère de voter pour sauver les banques ! »
La mère du petit chaperon vert emprunta donc avec ses économies, racheta un restaurant aux enchères dans le quartier de La Défense, et se mit à cuisiner pour des personnes d’affaires. Ce n’était pas facile de gagner la galette de grand-mère, celle de sa propre retraite, celle de Tonton Wolf, ainsi que toutes les galettes qu’elle devait verser à l’Urssaf, à l’assurance, à l’expert comptable et à tout ce qui faisait la queue pour réclamer une part de la galette. Mais en travaillant jour et nuit, la brave femme y parvenait malgré tout.
Jusqu’au jour où il y eut une autre crise de nerfs dans un pays lointain. Un vent de panique souffla sur le parvis de La Défense, les personnes d’affaires tombaient du haut des hautes tours de verre comme des pierres, si bien que la mère du petit chaperon vert vit la salle de son restaurant se vider en un rien de temps. Au-dehors, le parvis n’était plus parcouru que par des tumbelweeds, des sans-domicile-fixe et des chiens errant. Elle déposa le bilan dans une toute petite verrine qu'elle apporta à tonton Wolf. Le restaurant fut saisi, et la mère du petit chaperon vert retourna voir son conseiller pour le retour à l'emploi, lequel lui conseilla d'envoyer son cv sur Mars, avant d’éclater de rire comme un dément.
Arrivée en fin de droits, la mère du petit chaperon vert remplit des papiers pour demander le revenu de solidarité active, sous l'œil soupçonneux d'un des derniers fonctionnaires en chair et en os. D’ailleurs il la débouta de son droit parce qu’elle avait mis de côté une galette pour sa retraite, et qu’elle pouvait croquer dedans en attendant que la conjoncture soit plus heureuse.
C'était peut-être la dernière fois que la petite fille portait une galette à sa grand-mère. Elle fut bien surprise quand, au pied de la plus haute des hautes tours de verre, elle trouva à la place de tonton Wolf une espèce de bédouin du désert aux lunettes de soleil à monture d'or, et au cigare gros comme un barreau de chaise. « Il n'est pas là, tonton Wolf ? demanda le petit chaperon vert. » Le bédouin crapota : « Qui ? Ah oui, Wolfgang. Il a sauté. » Le petit chaperon vert ouvrit des yeux ronds. « Ne t'inquiète pas, dit l'homme du désert. On lui a donné un parachute. » Puis il s'enveloppa d'un nuage de fumée opaque. Puis, comme le petit chaperon vert l’observait fixement, cela lui ôta le cigare de la bouche : « Tu veux ma photo ? » Le petit chaperon vert s'en alla.
Le temps qu'elle arrive à Puteaux, une grosse bulle éclata quelque part, loin de ses oreilles. Lorsqu'elle arriva chez sa grand-mère, elle fit comme d'habitude, elle frappa à la porte. « Qui va là ? fit une grosse voix enrouée. - C'est moi, le petit chaperon vert. Je vous apporte votre galette que ma mère vous envoie. - Ah. Appuie donc sur la poignée, la porte s'ouvrira. »
Tonton Wolf, en voyant le petit chaperon vert entrer dans le salon de la grand-mère, se renfonça davantage sous son plaid et se racla la gorge : « Mets la galette sur la table, et laisse-moi, c’est l’heure de Dallas. - Vous êtes malade, grand-mère ? - Oui, j’ai attrapé un rhume. » Le petit chaperon vert était bien étonné de voir aux joues de sa grand-mère une barbe de trois jours. « Grand-mère, vous me rappelez quelqu'un. - Ah bon ? » fit tonton Wolf en s'égosillant du mieux qu'il pouvait pour imiter la voix de la grand-mère. Le petit chaperon vert le vit saisir la galette sur la table. « Que vous avez de grands bras ! - C'est pour mieux attraper la galette, dit tonton Wolf. - Que vous avez de grandes dents ! - C'est pour mieux manger la galette, dit-il la bouche pleine. - Tonton Wolf ! s'exclama le petit chaperon vert en le reconnaissant. Qu’est-ce que vous faites là ? Qu'est-ce que vous avez fait de ma grand-mère ? » Il consulta sa montre : « À cette heure-ci, elle est encore au travail. - Quoi ? - Il n’y a pas de mal à travailler, dit tonton Wolf en se curant les dents. Surtout si c’est pour payer son loyer. - Mais c’était chez grand-mère, ici ! - C’est chez moi maintenant. Allez ouste, déguerpis, je voudrais voir mon épisode tranquillement. » Mais le petit chaperon vert ne voulait pas se taire : « Qu'est-ce que vous faites chez grand-mère ? - Je me planque. - Pourquoi vous vous planquez ? » Tonton Wolf augmenta le son de la télé. « Pourquoi vous vous planquez ? - Nom de… » Tonton Wolf coupa le son de la télé : « J'ai perdu beaucoup de galette, voilà. - Qu'est-ce qui est arrivé à la galette de ma mère pour sa retraite ? - Un estomac géant l'a avalée. » Le petit chaperon vert en resta coi. Les larmes aux yeux il regardait tonton Wolf, qui soupira très fort et coupa le son de la télé : « Cela n'a pas été une partie de plaisir, si tu veux savoir. On ne peut pas gagner à tous les coups. Mais il faut aller de l’avant, or ça ne m'aide pas à positiver de te voir déprimer dans les parages. - Ma mère n'a plus sa galette ? - C'est ce que je t’ai dit. Un coup de baguette magique l'a faite disparaître. Je peux regarder Dallas maintenant ? - Mais qu'est-ce qu'on va faire, nous autres, maintenant ? - Alors là, aucune idée, répondit tonton Wolf en remettant le son. »
À ces mots, le petit chaperon vert devint tout rouge. Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Il ne se contrôlait plus. Il se jeta sur tonton Wolf et le mit en pièces. Si bien que plus tard, lorsqu’il fut question de ce qu’il avait fait aux informations, on ne l'appela plus le petit chaperon vert, mais le petit chaperon rouge.
LA ZONE -
Il était une fois une petite fille de Courbevoie, la plus jolie qu'on eût su voir. Sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore. Quant à son père, il était peut-être un de ces hommes d'affaires qui partent tôt le matin et rentrent tard le soir, la petite fille n’en savait rien, la petite fille ne le connaissait pas.
La grand-mère habitait dans une hachélème de Puteaux. Elle vivait seule depuis que son mari avait reçu une balle de mitrailleuse Reibel dans la tête. La grand-mère était folle de sa petite fille. Elle s'était rendue aux Quatre Temps pour lui acheter un chaperon vert, lequel lui seyait si bien que dans l'immeuble on s’était mis à l'appeler le petit chaperon vert.
La grand-mère habitait dans une hachélème de Puteaux. Elle vivait seule depuis que son mari avait reçu une balle de mitrailleuse Reibel dans la tête. La grand-mère était folle de sa petite fille. Elle s'était rendue aux Quatre Temps pour lui acheter un chaperon vert, lequel lui seyait si bien que dans l'immeuble on s’était mis à l'appeler le petit chaperon vert.
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Réduire le capitalisme à une pyramide de Ponzi c'est un petit peu caricatural.
Peut-être, peut-être, mais tu chipotes un chouïa. Le texte se lit bien - et même très bien ! J'avoue avoir éprouvé un fort sentiment de nostalgie pour une époque que je n'ai connue finalement que par effet miroir. L'époque des détournements et des parodies aux dents acérées. J'ai lu, j'ai ri, j'ai relu et re-ri dans la foulée, puis j'ai imprimé pour faire lire aux réticents du net.
Du texte zonard à l'ancienne, avec moins de fautes.
Et y a des tumbleweeds. C'est cool, les tumbleweeds.
Et puisqu'on on revient à de belles traditions zonardes...
(raclement de gorge)
Tu suces ? T'avales ?
Voilà, ça c'est fait.
et n'hésite pas à faire participer à la Zone, les personnes de ton atelier d'écriture ici http://www.bigornette.net
Je vais tâcher de répondre dans l'ordre.
Ce n'est pas une pyramide de Pronzi. C'est caricatural. Oui. Merci. Ça me flatte. Tant mieux. Merci. Moi aussi j'aime bien les tumbelweeds. Oui aux deux mais j'ai déjà un nounours. Enfin, je n'hésiterai pas à partager La Zone avec les copains ;)
La Zone peut être un bon outil pour les ateliers d'écriture. Faudrait faire des tests.