LA ZONE -

Le Seuil du miroir

Le 09/10/2017
par Clacker
[illustration] 1. Profession Inavouable

Bip. Bip. Bip. "...il est sept heures, bonjour à tous nos auditeurs et bienvenue dans la matinale de l'InterJournal. Au sommaire de ce matin, une nouvelle attaque InterCom d'un groupe de séparatistes dans le Complexe Industriel Sud en raison d'une possible négligence dans le système de sécurité de l'usine InterCorp-221, nous y reviendrons. La décision de La Prélature concernant la réforme des conditions de travail des Sereins reportée au mois prochain, c'est ce qu'annonce le porte-parole..."
Mona Vial se retourna sur son matelas en grognant contre le présentateur qui gesticulait derrière ses paupières fermées. L'image était claire au point qu'elle se sentait physiquement présente sur le plateau d'InterVision. Pourtant elle était bien chez elle, dans son lit, se réveillant tout juste d'une courte nuit.
Lorsqu'elle fut suffisamment éveillée, elle se concentra légèrement et changea de canal mental. Le présentateur et son studio s'évaporèrent instantanément tandis qu'elle opta pour l'InterTube et lança une chanson de Free Jazz dans sa playlist personnelle. D'un seul mouvement de la pensée elle mit l'application en tâche de fond et ouvrit des yeux ensommeillés sur son appartement dans la pénombre. Elle songea à se rendormir pendant un instant, bercée par la musique, mais finalement se fit violence pour abandonner son lit.
Elle sortit du cocon en rejetant les couvertures d'un geste qui trahissait son énervement et fut prise de frissons au contact du sol glacé de sa chambre. Pestant mentalement contre le Serein qui s'occupait de l'entretien de l'immeuble et qui était sensé avoir réparé le chauffage dans la nuit - quel était son nom, déjà ? -, elle enfila une culotte propre et une chemise en néovinyl et se dirigea vers la cuisine en traînant des pieds.
Son appartement était plus que modeste pour un membre du département S. Travaillant dans le domaine du Service en tant que simple critique-consommation, elle gagnait moins bien sa vie que les autres citoyens-S s'étant destinés aux domaines du Spectacle et du Soin. Elle était pourtant satisfaite de sa condition, parce qu'elle lui permettait de travailler à domicile, seule avec son InterCom. Ce qui évidemment l'arrangeait à la vue de sa seconde profession, inavouable sur un CV.
Buvant son café en consultant distraitement dans sa tête les nouvelles sous forme écrite de l'InterJournal, un morceau de Free Jazz toujours en lecture de fond, elle repensa à sa Communion, et à l'implantation de sa pastille InterCom.
Elle avait alors cinq ans, et s'en souvenait encore parfaitement, contrairement à beaucoup de gens. Elle avait pris l'InterCar, serrant fort la main de son père, et il pleuvait des cordes ce jour-là. De nature vive, elle se montrait déjà extrêmement curieuse du monde extérieur, mais aussi de ses propres émotions et sentiments intérieurs, et malgré son jeune age, elle avait bien appréhendé le concept InterCom (IC) qui permettait de directement relier le cerveau humain au Religat, le Flux de communication Universel. Elle savait que tout le monde passait par la Communion, rite indispensable - même pour les Sereins -, et recevait sa pastille IC, l'objet le plus fondamental du 22e siècle. Cependant elle ne se doutait pas que le rite nécessitait une perceuse chirurgicale et une équipe entière d'employés-Soin. Elle était consciente durant toute l'opération, bien que sous anésthésie locale, et se souvenait encore aujourd'hui de l'odeur de son propre cuir chevelu brûlant sous la rotation de la mèche de la perceuse.
La pastille InterCom était l'outil de vie indispensable, et tout le monde sans exception en possédait une après 2125, même les sans-abris et les animaux de compagnie. Elle permettait une connexion infaillible au Religat et mettait le monde entier et bien plus encore à la portée de n'importe quel cerveau, dans la mesure de son code départementale. En effet, donner un accès sans limite au Flux Universel de données à n'importe quel quidam était inenvisageable dans une société en proie au terrorisme et au piratage de masse. La version de base de l'InterCom était donc conçue bridée à 25% de son efficacité totale, et ses fonctionnalités propres dépendaient du département professionnel dans lequel on se trouvait. Seule la Prélature pouvait prétendre à la possession d'IC débridés.
Mona ferma l'InterJournal en moins de temps qu'il ne faut pour le penser et alla chercher quelque chose dans un tiroir de sa cuisine, puis elle revint s'asseoir et ouvrit sa boite de messagerie. Elle découvrit plusieurs nouveaux messages classés automatiquement dans la catégorie "spams" datant du jour même et, au lieu de les supprimer comme ferait n'importe qui, les ouvrit tous en même temps sur une même ligne mentale. Puis elle fouilla de ses mains la trousse qu'elle avait prise dans le tiroir et en sortit un étrange matériel à injection intraveineuse, ainsi que des comprimés noirs de toxine Zêta. Elle écrasa ces derniers avec la tête d'une cuillère à soupe jusqu'à ce qu'il n'en reste que de la poudre noirâtre, puis fit chauffer le tout dans ce même ustensile à l'aide d'un briquet. Lorsque la poudre fusionna et devint liquide, Mona encôcha une aiguille dans la seringue, remplit le réservoir de toxine Zêta, se claqua les veines du bras de deux coups secs, et s'injecta le produit.
Une intense chaleur l'envahit, partant du bras jusqu'au reste de son corps, remontant jusque sa tête, tandis qu'elle s'affalait progressivement sur sa chaise. Son InterCom s'affola et se mit à projeter de lui-même un canal mental aléatoire diffusant une antique série du 20e siècle, lorsque les images étaient encore supportées sur un cadre-téléviseur. A la fin du générique de l'emission, un homme hurlait qu'il n'était pas un numéro, mais bien un être humain libre. Le visage de Mona était complètement relâché et peint d'une expression béate, elle pouvait ressentir le Zêta circuler sous sa peau, dans ses veines, comme une gigantesque colonie de minuscules insectes grouillant en circuit fermé dans son propre corps. L'interCom projeta encore deux autres nouveaux canaux en plus du premier, et toutes ces chaînes n'avaient aucun lien entre elles. Puis les visions se multiplièrent encore, apparaissant en une arborescence incontrôlable. En surimpression se chevauchaient des images tirées d'un documentaire sur les varans de Komodo, d'autres extraites d'une émission pour la jeunesse avec des personnages faits de bois qui cherchaient leur créateur sans relâche, perdus dans l'InterCité, d'autres encore montraient une carte et un itinéraire détaillé long de 3854 km dans le désert d'Amazonie... Puis toute cohérence se brisa. La jeune fille - ou plutôt sa conscience - se retrouva parachutée dans divers lieux impossibles, témoin de scènes étranges peuplées de personnages et d'êtres flous difficilement définissables, des flashs de couleurs se succédaient à vitesse exponentielle sous ses yeux, des odeurs et des sensations exotiques surgissaient à ses sens, passant du simple plaisir à l'orgasme le plus explosif, défiant son sens de l'équilibre et sa capacité à reconnaître son propre corps et l'unité même de ce corps, défiant en définitive toutes les lois physiques telles qu'on les concevait jusqu'alors.
Toutes ces perturbations semblaient durer plusieurs heures. Des heures entières de sensations incohérentes et psychédéliques, dans lesquelles on se retrouvait littéralement plongé, comme physiquement présent dans plusieurs centaines de mondes et d'endroits alternatifs fictionnels ou réels simultanément, sans pouvoir rien contrôler.
Dans son appartement le corps de Mona dodelinait de la tête, l'air absent, le regard creux, quand enfin le système pare-feu de son IC s'enclencha avec un son caractéristique. Elle put reprendre petit à petit possession de sa conscience et de son enveloppe charnelle, ainsi que des commandes de son IC, et refermer par larges poignées les milliers de canaux dans lesquels elle navigait. Il lui semblait qu'elle revenait d'un long, éreintant et périlleux périple, et soufflait de soulagement en retrouvant la sensation physique d'être véritablement présente chez elle, sur la Terre.
En vérité, entre le moment où elle se fit l'injection de Zêta et celui de la réaction du pare-feu, cinq secondes s'étaient écoulées.
Mona s'ébroua et termina son café, sonnée. Elle était dans la phase de contrôle de la toxine, et disposait d'environ quarantes minutes pour mener à bien ses tâches secrètes de la journée. Elle ouvrit la chaîne des dossiers cachés dans une zone de son InterCom inaccessible en temps normal et démarra le programme illégal Duplicity, qui permettait à l'utilisateur de se créer un double virtuel qu'on pouvait occuper à toutes sortes de tâches en concentrant sur lui tous les flux d'identifications. Ainsi, au yeux du département de la Défense et même face aux recherches pointues de la Prélature, Mona était identifiée comme travaillant sur ses critiques d'objets de consommation, dans la légalité la plus totale, alors qu'en vérité elle naviguait dans les eaux les plus troubles du Religat.
Duplicity activé, elle manipula mentalement les messages "spams" de sa messagerie - affichant des publicités dérisoires pour des chaussures de marque et d'absurdes demandes de rencontre de parfaits inconnus - pour les compiler en un seul message dont un sens plus occulte se révéla :

LA NOUVELLE ARCADIE : battons-nous pour un état de droits, rétablissons l'ancienne démocratie
Le 3 Septembre 2157

M.,
Il faut que tu récupères un dossier de la plus haute importance. Impossible d'en parler ici. Il faut qu'on se voie. C'est un très, très gros coup. Et je ne vois personne d'autre que toi capable de réussir un truc pareil.
Retrouve-moi où tu sais, à l'heure habituelle, dans une semaine à compter de la date de ce message.

H.


2. Le Blues du Surveillant

Tobias Barrera dégustait son pain de légumes sans grande conviction. Assis à table en compagnie de sa femme Héléna et de ses deux fillettes, toutes trois blondes comme les blés, quelque chose semblait le tourmenter de l'intérieur. Bien sûr sa position de pilier au sein du département de la Défense lui assurait un bon revenu et la certitude d'être en mesure en toutes circonstances de pourvoir aux besoins de sa famille - valeur suprême à ses yeux -, pourtant sa profession le laissait de marbre. Il ne prenait aucun plaisir à surveiller des heures durant les InterCommunications de personnes inconnues, et refusait catégoriquement d'appliquer comme le faisaient la plupart de ses collègues la stigmatisation Z. Le protocole était pourtant simple : entrer dans l'IC d'un citoyen, consulter sa fiche signalétique évolutive, bien observer son visage. S'il semblait sain, passer à l'IC d'un autre citoyen. En revanche si la peau semblait anormalement pâle, les yeux cernés et les veines particulièrement visibles, envoyer un signalement à La Prélature. Le signalé se verrait étiqueté "Consommateur Zêta", et un citoyen-D de la branche Démentèlement suivrait personnellement ses moindres faits et gestes en permanence.
Mais la grande majorité des drogués au Zêta n'ont aucun lien avec des groupes séparatistes, songea Tobias, ils cherchent seulement à mettre de côté leur existence morne et dénuée d'intérêt l'espace de quelques instants chimiques. Ceux qui arrivent à maîtriser la toxine Zêta pour infiltrer illégalement le Religat sont extrêmement rare. Il faut pour ça une conformation mentale très spéciale et des nerfs d'acier. Enfin à ce qu'il paraît.
Lui se contentait de procéder à une vérification de l'historique datant des sept derniers jours des activités des citoyens qui tombaient aléatoirement sous son scanner InterCom. C'est bien suffisant, se dit-il.
Et puis, les groupes auxquels on donnait le nom de "séparatistes" ne faisaient rien d'autre que dénoncer ce qu'ils considéraient comme des inégalités du système. Bien sûr, ils utilisaient des méthodes de hacking illégales et proféraient parfois des menaces vagues contre La Prélature, mais ça s'arrêtait là. L'organisation du monde est trop bien huilée pour qu'ils se montrent vraiment dangereux, pensa Tobias.
S'attaquer à la Prélature revenait à faire la guerre à des moulins à vent. Voire au vent lui-même. Personne n'était en mesure d'identifier les Prélats, nul ne savait où ils logeaient, travaillaient et se réunissaient. Ils apparurent en 2113, à la fin des Révolutions d'Internet, et profitant de cette situation de crise et de reconstruction, ils sortirent de leurs chapeaux la technologie Religat qui permit une réorganisation ultra-rapide de la société. Les Prélats, seuls êtres capables de maîtriser cet outil révolutionnaire, s'imposèrent donc comme les chefs suprêmes de la Nouvelle Europe. Puis vint la distribution en masse de l'InterCom, et l'humanité entra dans l'ère de l'Hyper-Connexion. C'est du moins ce qu'on pouvait lire dans les banques de données de l'InterEducation.
Tobias, comme beaucoup de citoyens, nourrissait une curiosité mêlée d'amertume en pensant à ces inconnus qui voyaient tout, décidaient tout, chapeautaient tout depuis l'obscurité de leur cachette. Bien sûr il était reconnaissant de disposer d'une telle qualité de vie et de confort, mais quelque chose le rendait mal à l'aise lorsqu'il songeait aux dirigeants qui en étaient responsables. Ils sont tout de même à l'origine du Smog, de la déforestation terminale et de l'hyperurbanisation, se dit-il. Nous vivons en permanence dans le brouillard épais des usines, coupés du bleu du ciel, et nous nous réfugions dans le Religat pour tout et pour rien. C'est comme si nous étions des enfants en bas-age incapables de se sevrer du lait immatériel des mamelles d'une mère virtuelle.
Il observa le ventre rond de son épouse et cela lui remonta un peu le moral. Celui-là se nourrirait d'un véritable lait organique. Il souriait déjà en imaginant le petit garçon dont il serait le père, et son sourire s'élargissait encore en fantasmant son jeune fils en grand producteur dans le domaine du Spectacle. Les gens adorent le Spectacle et vénèrent les créateurs de séries d'InterVision, songea-t-il en terminant son pain de légume.
- L'échographie est dans moins d'une semaine, dit Héléna, comme lisant dans les pensées de son mari, et elle lui prit la main dans un sourire complice.

3. Les Travailleurs Infatigables

Donald C3D3 était ouvrier-A à l'usine InterCorp-002 dans la section matériel de haute sécurité. Son travail consistait à monter ensemble les composants électroniques essentiels qui devaient produire, à la fin de la chaîne, des cadenas numériques perfectionnés à destination des boîtes de données en circuit fermé telles que les Datas-TITAN. Ces dernières, parfaitement étanches puisque sans aucun lien avec le Religat, servaient le plus souvent à renfermer de l'information classifiée. Elles étaient impiratables à distance, et lourdement gardées à proximité.
Donald, comme tous les Sereins, répétait les mêmes gestes et les mêmes opérations inlassablement, 18 heures par jour. Comme tous les Sereins, il était jovial et obnubilé par sa seule profession. Comme tous les Sereins, sa vie se résumait à travailler et s'alimenter.
Avant la naissance de chaque individu était effectuée en laboratoire une batterie de tests afin de définir le profil mental et physique du citoyen à naître. C'est de cette manière qu'on distribuait les affectations aux différents départements. On décela chez Donald une forme de retard mental propre aux Sereins qui devait le rendre très peu autonome et incapable de diversifier ses activités. Il fut séparé de sa famille et placé en couveuse dans l'usine InterCorp-002 où il rejoignit des milliers d'autres travailleurs infatigables. Il devint, comme tous ses semblables, un être dénué de libre arbitre, prêt à suivre n'importe quel ordre, même le plus absurde.
Des pastilles InterCom spéciales étaient implantées dans leur cerveaux, et seuls les Décisionnaires, sorte de bergers s'occupant d'une dizaine de Sereins en même temps, pouvaient avoir accès à leurs IC et leur communiquer leurs ordres journaliers.
- D-C3D3, t'as de l'avance, va aider J-XD98 au poste de soudure aile-sud, la production ralentit, communiqua le Décisionnaire à Donald.
Ce dernier quitta immédiatement son poste pour rejoindre Jack XD98 de l'autre côté du bâtiment. Les deux Sereins se regardèrent par en-dessous avec une sorte de sourire timide, et Donald se mit au travail pour rééquilibrer le rythme de la chaîne.
- Il faudra que tu manges deux Portions à la pause, dit-il d'une petite voix enrouée à son collègue.
- Peut-être même trois, pour être efficace, répondit Jack sur un même ton hésitant.
Les pièces à usiner passaient à une vitesse folle sur le tapis roulant et n'importe quel homme normalement constitué raterait la soudure de quatre pièces sur cinq, mais les travailleurs infatigables avaient une dextérité et une hardeur à la tâche exceptionnelle, et avec l'aide de Donald, Jack rattrapa bien vite son retard.
Une alarme retentit dans tout le complexe - c'était le moment de prendre sa Portion. Les Sereins se nourrissaient exclusivement d'une pâtée spéciale ultra-protéïnée fabriquée massivement par d'autre Sereins dans des usines d'alimentation. Donald et Jack se dirigèrent ensemble vers les distributeurs les plus proches et récupèrèrent leur nourriture. Elle se présentait sous la forme d'une mousse brunâtre et compacte empaquetée dans des boites en plastique. Un Serein aurait été bien en peine d'en définir le goût à quelqu'un ayant l'habitude de menus divers et variés, puisque c'était le seul aliment qu'il avait jamais goûté, et que la Portion n'était pas distribuée dans les enseignes publiques. Il n'empêche qu'il dévoraient à toute vitesse leur nourriture, sans même prendre le temps de se parler, afin de se remettre à l'oeuvre au plus vite.

4. Les Chats ne mentent Jamais

L'InterCar traversait la périphérie inondée de l'InterCité à faible allure. Mona, debout près de la sortie, fit mine d'observer le flux et le reflux de l'eau qui s'infiltrait par le plancher usé du véhicule. Elle songeait à l'énigmatique message laissé sur sa boite par H. S'agissait-il de pirater l'IC d'une entreprise pour en livrer au grand jour le livre de compte ? Probablement pas, songea-t-elle, je l'ai fait des dizaines de fois. Il a parlé d'un très, très gros coup. Infiltrer l'IC ultra-sécurisé d'un agent immobilier crapuleux ? Possible.
Elle releva le regard et contempla par le carreaux du véhicule les bâtiments en ruine immergés jusqu'aux fenêtres, mangés par la moisissure et l'humidité. L'InterCité déborde d'ordures et de cafards, pensa-t-elle, c'est un dépotoir à ciel ouvert, un pandémonium. Et moi aussi je suis un cafard. Mais d'une autre espèce. Je suis un cafard qui refuse obstinément de manger ses semblables.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule, vers le fond du Car, et détailla rapidement les autres citoyens, presque tous vêtus de noir et de pièces rapportées, toussant et se mouchant dans des sacs en plastique qu'ils utiliseraient sans doute pour faire de la récupération dans les bâtiments désaffectés. Des charognards. Ceux-là avaient le visage creux et l'expression aussi vide que des morts, leurs yeux ne s'animant que lorsqu'ils pouvaient discerner la brillance d'un objet quelconque dans les gravats et les poubelles, morceaux de ferrailles inutile ou brisures de miroir dérisoires.
Puis Mona croisa le regard d'un homme qui n'avait rien d'un charognard. Grand, habillé d'un costume trois pièces en coton, d'allure soignée, l'inconnu fixait ses yeux sévère sur la jeune fille. En fait, il arborait un air de dégoût en la détaillant de haut en bas. D'un bref coup d'oeil, il avait deviné qu'elle était une Zêta, et ne se gênait pas pour lui faire comprendre son mépris.
Mona Vial détourna les yeux, prise de vertiges. Un canal parasite s'ouvrit de lui-même dans son IC : la visualisation d'un chat sphynx en train de s'acharner sur un rat, jouant avec sa proie, lui lacérant le corps à coups de griffes, les pupilles brillant d'une satisfaction sadique. En superposition à cette image s'ajouta bientôt celle d'un jeune enfant en train de produire avec minutie une construction monumentale en allumettes dont la forme rappelait une pyramide Aztèque. Puis vinrent de violents flashs lumineux. Les visions se mutèrent en une seule, et un boucan assourdissant se mit à retentir aux oreilles de Mona. Elle ne sut en discerner le moment exact, mais les différents protagonistes échangèrent leur rôles. Le rat se fit avaler tout rond par l'enfant, et le chat détruisit la pyramide d'un coup de patte rageur.
L'InterCar essuya un cahot et tout revint à la normale. La jeune fille disposait à nouveau de son mental, mais elle se sentait en proie aux angoisses que peuvent provoquer les abruptes descentes de produits hallucinogènes de synthèse. Elle éprouvait une dissociation mentale, et n'était pas tout à fait sûre de ne pas avoir volontairement ouvert ces étranges canaux au dénouement surréaliste. Ce n'était pas la première fois que de tels symptômes se déclaraient dans son esprit, ou dans son InterCom - il devenait difficile de faire la différence tant la limite était mince entre ces deux puissances encore trop peu délimitées. Le Religat, dont le seuil d'entrée était cette pastille dont les trois quarts de la population ne cernaient pas l'incroyable puissance, n'était après tout qu'une évolution logique de la conscience humaine, une source de communication et de transmission par-delà l'espace-temps qui devait, un jour ou l'autre, englober l'humanité depuis ses balbutiements jusqu'à une forme de relative maturité. Mais peut-être n'était-elle pas prête, cette humanité ? Et moi, suis-je prête pour ce qui m'attend ?, songea Mona avec angoisse.

- Notre fils présente la conformation type des Sereins, annonça Héléna Barrera d'une voix grave à son mari, tenant à la main le rapport d'analyses marqué du sceau de la Maternité Générale (représentant un chat tenant un bébé humain entre ses pattes).
Elle revenait tout juste de l'échographie terminale, la dernière avant accouchement. Tobias ne sut que répondre. Il la contempla d'un air ahuri, puis le rouge lui monta au visage.
- C'est impossible. Nos gènes sont viables à 87%, protesta-t-il, mais le regard abattu que lui lançait sa femme donna presque instantanément un ton étrange, presque interrogatif, à son affirmation.
Un silence s'installa dans le salon de leur grand appartement, avant qu'Héléna ne reprenne :
- Les tests sont formels. Notre garçon part pour l'usine InterCorp-312 dès sa venue au monde. Il...
Elle essuya une larme d'un revers de manche.
- Il ne souffrira pas. C'est une vie qui conviendra à sa conformation.
Tobias Barrera s'affaissa sur lui-même, comme si ses muscles avaient perdu toute envie de le soutenir.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 09/10/2017 à 11:09:56
vivement la suite. j'ai particulièrement aimé les réplicants à la sauce GATACA.
Clacker

Pute : 4
    le 09/10/2017 à 16:12:25
Holà, je viens de repérer des incohérences de dates. Flustre. De l'intérêt de se relire beaucoup beaucoup...
Castor tillon

Pute : 2
    le 15/10/2017 à 02:36:02
La parano et les produits qui déboîtent la tronche sont bien là, le père Dick s'y retrouverait. Le dialogue final amène un peu de fraîcheur à la lecture, après trois chapitres de descriptions un poil arides. Peut-être qu'un poil, justement, un rien de fantaisie comme le vieux savait la distiller, assouplirait l'ensemble.
Sinon c'est bien foutu, ambiance garantie.
Avec une petite tendresse pour ces hardeurs à la tâche de Donald et Jack, les coquinous de queutards.
Clacker

Pute : 4
    le 20/10/2017 à 12:33:04
Coucou, je vais être chiant mais vous croyez que c'est possible de me changer le titre ?

J'étais bourré quand j'ai trouvé celui-ci, et finalement en construisant mon truc j'en ai trouvé un autre qui claque vraiment.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 20/10/2017 à 13:23:28
C'est possible. On peut aussi éditer pour tes histoires de date si tu veux.
Clacker

Pute : 4
    le 20/10/2017 à 13:55:58
Super. Ce serait cool en effet de faire d'une pierre deux coups.

Il y a donc le titre à remplacer par "Le Seuil du miroir"

et pour les dates : ligne 33 "...et recevait sa pastille IC, l'objet le plus fondamental du [22]e siècle."

Ligne 37 "La pastille InterCom était l'outil de vie indispensable[supprimer "depuis la moitié du 22e siècle"], et tout le monde sans exception en possédait une après [2125]..."

Merci braz.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 20/10/2017 à 17:57:17
J'ai fait comme tu as dit, mais il me semble que si l'on met la majuscule à "seuil" il serait logique de la mettre à "miroir", sauf si c'est délibéré pour une raison qui m'échappe.
Clacker

Pute : 4
    le 20/10/2017 à 19:47:00
Ah tiens, bonne question.
Pour moi, à partir du moment ou il y a un article défini, le deuxième mot du titre doit être en majuscule.

Les Fleurs du mal
Des fleurs pour Algernon

Maintenant on peut considérer que puisqu'il y a un autre article défini dans le titre (du miroir), il faudrait y mettre aussi une majuscule ? Je ne sais pas en fait.
Clacker

Pute : 4
    le 20/10/2017 à 19:47:57
(On remarquera que je fais déjà n'importe quoi avec les noms de chapitres, donc je veux te croire sur parole)
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 21/10/2017 à 12:31:16
Le nouveau titre fait plus lewis carroll que philip k dick
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 21/10/2017 à 12:32:09
mais peut-être taquines-tu les éditions du même nom ?
Clacker

Pute : 4
    le 21/10/2017 à 14:05:31
Nulle taquinerie.
"D'une étoile l'autre" ça faisait peut-être plus Dickien, mais ça n'avait pas vraiment de sens avec mon histoire.

Merci en tous cas à Dourak pour les rectifications.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 21/10/2017 à 18:43:04
Netra ebet. Pour l'histoire du titre, il me semble que la règle que tu évoques vaut surtout pour les listes ou citations de titres. Pour les titres eux-mêmes, si je jette un oeil sur mes étagères, on voit de tout comme pratique, en fait, du tout en majuscules au tout en minuscules.Cela dit, on s'en tamponne le nombril avec le cachet du je m'en foutisme, comme dirait l'autre (Dupa, dans Cubitus, je crois).
Clacker

Pute : 4
    le 21/10/2017 à 20:24:29
Ah effectivement. C'était un reste torsadé de formatage scolaire qui grippait mon cerveau.

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