2. Les bavardages du restaurant
En redescendant sur le souk, on découvre un bar à sushi itinérant posté près de la scène de criée aux minijobs. Son tenancier, un vieil asiatique aux cheveux grisonnants, fait la conversation à un étranger remonté des Basses-Terres à la capitale. Il lui crachote des bouts de récits éthérés en mandamerlok, tout en gesticulant comme un épileptique en pleine crise :
"Il se raconte qu'au sommet de la Tour, il y a des légions de scientifiques. Rares sont ceux qui pourraient certifier la chose puisqu'ils vivraient cloîtrés tels des moines dans un monastère. Il consacreraient leur temps dans l'ascèse et la chasteté, à tenter d'endiguer la progression de la brume sur le monde, et ce en la pilonnant de leurs propres algorithmes qu'ils compilent dans le matériel génétique de retroviri botiques. Des pluies rouges tendent à valider ces théories. On dit qu'au dessus de la brume les drones des scientifiques larguent des poudres pourpres et que des larmes de sang résultent de leurs confrontations avec les nanobots du nuage. Ces légendes font rêver les gamins des rues mais laissent pantois les adultes bien trop occupés à survivre en maintenant le cours de leurs actions à flot. Une jeune femme m'aimait autrefois. Cependant elle m'aimait moins qu'elle n'aimait son prochain. Elle s'est engagée dans les ordres cléricaux de programmeurs quantiques, a prononcé ses vœux et depuis lors est restée cloîtrée dans ce maudit temple vertical avec interdiction de communiquer avec le monde extérieur."
"SIRET LeeCheng3451, cesse un peu tes élucubrations sur les Scientomonks et ressers-moi deux shots d'alcool de poulpe, vieil érotomane sénile !", S'énerve un autre client, un gros type cradingue un peu éméché et dégoulinant de sueur, puis se tournant vers l'étranger, "Toujours à déblatérer les mêmes balivernes aux touristes, celui-là au lieu de bosser. Mais il a intérêt à pas me faire chier, je détiens la majorité absolue du capital social de sa personne. L'avait qu'à pas s'endetter ce con. Racheter des titres de participation de son existence c'était plutôt un bon deal au départ mais là, les actions ont dégringolé, j'arrive même plus à les refourguer. Je crois que ses capteurs biométriques lui ont dégoté une saloperie, un cancer du ciboulot ou je sais pas quoi. Un truc pas bénin en somme. Enfin j'en saurai plus lors de la prochaine assemblée générale ordinaire annuelle, si le vieux schnock tient jusqu'en juin..."
Les plats défilent, plus succulents et bariolés les uns que les autres, dans une succession de matérialisations et désintégrations sur le petit cyclotron à téléport de l'échoppe afin d’appâter le chaland. De savoureuses senteurs exhalent, dans un vrombissement de vapeur, les promesses d'un dépaysement culinaire momentané. Certains clients alpaguent les plats à la volée pour compléter leur menu du jour. Par simple contact, des dollars sont débités de leur trésorerie courante. Mais l'étranger des Basses-Terres n'a vraiment plus envie de traîner dans le quartier. Il se fait tard et les histoires du tenancier l'ont saoulé bien plus que les shots d'alcool de poulpe alors il s'écarte poliment du cyclotron et se dirige vers le tube vestibule qui scanne furtivement ses rétines et lui restitue son armure cage de Faraday grossière qui le drape instantanément. "Je vous souhaite une bonne soirée, Mesdames, Messieurs", Proclame-t-il tout en s'éclipsant vers la sortie où il compte bien emprunter le premier tube à téléport vers sa chambre d’hôtel. Mais l'étranger a à peine le temps de constater que la foule agglutinée au dehors autour de l'estrade à harangues aux minijobs se disperse prestement, qu'il est subitement alpagué par l'épaule par un grand gaillard en combinaison paratonnerre officielle. Bottes en caoutchouc, petit imperméable jaune sur son armure anti-électrocution, et badge à LED multicolores affichant la devise de Babel : "Produire ou Périr.", point de doute possible, il s'agit d'un liquidateur judiciaire mandaté. D'ailleurs il brandit son badge sur lequel apparaît son numéro de SIRET Djay2222. "J'ai besoin d'un Témoin, vous trois vous restez. Tous les autres, quittez les lieux." Le liquidateur vient de désigner le gros client, l'étranger sur le départ ainsi que le tenancier de l'échoppe ambulante. Tous les autres hères en présence s'évaporent sans demander leur reste et se dirigent en courant vers le premier tube à téléport où ils se désintègrent à tour de rôle dans la confusion d'une grande bousculade.
3. Une liquidation judiciaire lambda
Se tournant vers le vieillard qu'il pointe du doigt, le liquidateur proclame : "SIRET LeeCheng3451, je constate que votre actif disponible ne suffit pas à couvrir votre passif exigible. Au nom de la loi, je vous déclare en cessation de paiements." Puis il désigne le gros bonhomme en sueur : "SIRET Bergson4432, vous êtes détenteur de 51% du capital social du SIRET LeeCheng3451, en connaissance des faits annoncés, êtes-vous prêt à effectuer une augmentation de capital par virement ?"
- "C'est que je ne roule pas sur l'or en ce moment !", Répond en tremblotant le gros monsieur noyé sous des torrents sudoripares, "SIRET LeeCheng3451 c'était un bon investissement il y a encore quelques années, mais depuis 5 ans, il ne génère plus de dividendes aussi je ne peux m'engager à..."
- "Très bien j'ai compris. Cessez de vous époumoner inutilement.", Coupe le liquidateur, "Dans ce cas, je rejette la possibilité d'une sauvegarde ou d'un redressement judiciaire..."
- "Hey ! Heu... Mais attendez un moment...", S'interpose le vieil homme, "Malgré mes déboires je conserve encore 22% du capital social de ma personne. Ne parlez pas de moi comme si je n'étais pas dans la pièce, bande d'enfoirés ! J'ai encore une minorité de blocage et..."
Il y a un bref coup de feu. SIRET Djay2222 vient d'abattre le restaurateur d'une balle dans le front. Il vérifie qu'il est bien décédé en lui prenant le pouls au niveau de la jugulaire et déclare : "LeeCheng3451 du registre de la chambre de commerce de Babel est déclaré dissout." Puis il se tourne vers l'étranger lui tendant la tablette tactile implantée derrière son avant-bras gauche : "Témoin, veuillez constater l'heure du décès et parapher mon rapport." L'Homme des Basses-Terres abasourdi et empêtré dans sa cage de Faraday a bien du mal à apposer sa signature alors que le liquidateur poursuit : "Encore une clôture par insuffisance d'actif qui m'attend. Je ne me fait guère d'illusion, j'en ai eu 14 dans la journée." Le mandataire fait une grande croix sur sa tablette puis en haut à gauche inscrit "actifs immobiles", juste en dessous "actifs circulants", puis dans la colonne de droite en haut "fonds propres", puis finalement juste en dessous "dettes". Il ajoute : "Je sens que ça va être vite plié."
Le gras double tempête : "Hey, m'sieur le liquidateur, n'oubliez pas de me restituer mon apport." Imperturbable, le liquidateur secoue son index puis le place devant sa bouche : "SIRET Bergson4432, vous vous en tirerez à bon compte si votre responsabilité n'est pas engagée. Bordel ! Les fonds propres étaient largement inférieurs à la moitié du capital social. Report à nouveau débiteur à des niveaux abyssaux." SIRET Djay2222 dessine une flèche des fonds propres vers les immobilisations, un sigle rouge triangulaire avec un point d'exclamation apparaît par dessus sur sa tablette. Il dessine une flèche dans l'autre sens des actifs circulants vers les dettes et un sigle identique émerge en clignotant. "Fonds de roulement inexistants, besoins en fonds de roulement exorbitants !", Déclame-t-il dans le prolongement d'un facepalm, puis fronçant les sourcils et fixant le gros monsieur avec insistance : "Le bonhomme n'était carrément plus économiquement viable depuis plusieurs exercices comptables. Il vivotait en se faufilant entre les mailles du filet fiscal avec la complicité de pseudo-investisseurs escrocs dans votre genre. Et je ne parle pas de tous les microactionnaires qui se sont évaporés sur le réseau dès que j'ai été géolocalisé dans le périmètre. Le cours de l'action LeeCheng3451 s'est effondré avant même que je ne fiche un pied dans le Sushi bar. SIRET Bergson4432, j'ai vu que vous vous étiez porté caution solidaire dans un des prêts contractés pour l'acquisition du cyclotron." Alors le liquidateur sort de l'échoppe ambulante et tire un tuyau muni d'une lance clampée sur un des tubes de téléport. Il annonce : "La trésorerie est dans le rouge et les stocks, des denrées périssables ne valent pas grand chose. J'uploade de suite les outils de production dans une des salles à enchères de mon commissaire priseur." Une boule compacte d'annihilotrons se condense et croit sur l'embout de la simili lance à incendie que le liquidateur tient dans les mains et lorsqu'il déverrouille le loquet, un puissant flux inversé de ces particules est projeté tel un faisceau laser. A son contact tous les objets se dématérialisent et l'information rémanente de leur existence est uploadée dans les tubes à téléport vers les salles à enchères du commissaire priseur où elles se rematérialisent par intrication instantanément à des dizaines de kilomètres du souk.
De nombreuses nouvelles créances ont été déclarées dans les délais impartis. Elles apparaissent sous forme de listings sur la tablette encastrée dans l'avant bras gauche du liquidateur. Le total est effectué aussi SIRET Djay2222 annonce : "Comme je m'y attendais la vente aux enchères des stocks et du matériel de production ne suffit pas à couvrir les créances. Je vais procéder à la vente des locaux." Puis s'adressant à l'étranger et au gros actionnaire : "Veuillez m'accompagner à l'extérieur, je vais procéder au téléport de l'échoppe ambulante dans les chambres aux enchères de mon commissaire priseur. Aidez-moi à transporter SIRET LeeCheng3451 à l'extérieur, l'extinction du passif n'étant pas envisageable avec la vente de cette bicoque, j'embarque le corps avec moi pour clore la liquidation en dégageant mes émoluments et ma commission sur la vente de ses organes."
1. Preview
Babel n'a jamais tenu ses promesses de village global. Elle offre à peine, au quotidien, un avant-goût du purgatoire aux millions d'âmes torturées charriées dans ses artères et son système lymphatique. Il y a ce liquidateur judiciaire affairé à sa sale besogne aux prises avec un débiteur insolvable coincé dans une sombre ruelle. Il brandit sommairement son insigne flanqué de son numéro de SIRET Djay2222, baragouine deux ou trois textes de loi avant d'abattre froidement le contrevenant qu'il avait préalablement menotté. Un peu plus loin, dans un souk poisseux improvisé sous un tube de téléport, grouille une foule compacte, des passants qui s'agglutinent autours d'une estrade de fortune sur laquelle s’enchaînent les employeurs à la criée. Des enchères inversées pathétiques s'y déroulent pour déterminer qui décrochera un minijob payé une misère, quelques dollars à celui qui sera prêt au plus grand des sacrifices d'amour propre. Les freelancers retenus endossent une large perche métallique personnalisée et sont escortés loin du groupe. Le souk surplombe d'autres tubes emberlificotés qui irradient dans toutes les directions irriguant de multiples organes de la ville avant de subitement tous inévitablement finir par converger vers la Tour monumentale au centre de la citée. Le Skyscraper monte tellement haut dans les cieux, qu'il finit par disparaître perçant la brume nanobotique infranchissable pour le commun des mortels. De ces nuages artificiels s'échappent de longs arcs électriques qui de temps à autres hackent le champ disrupteur de la cité et s'abattent tels des éclairs sur ces hominidés faméliques qui hantent la vieille ville. Les IA des nanobots interagissent dans la brume céleste dans une compétition effrénée. C'est un laboratoire à ciel ouvert où des trillions d'expériences incontrôlées se déroulent simultanément à des intervalles de temps si petits qu'ils échappent totalement à l'entendement humain. Les pauvres bougres frappés inopinément par la foudre sont à jamais damnés : les nanobots investissent leurs systèmes nerveux et nul ne peut prédire ce qu'il adviendra d'eux à court et moyen terme. La majeure partie des foudroyés sombre dans la folie. Certains passants explosent, leur corps ne pouvant supporter l'upgrade des IA qui les impacte. D'autres de temps à autres mutent en véritables psychopathes, des abominations qui sèment la mort sur leur passage. Ils ne font guère long feu cependant et sont rapidement éliminés par les milliers de liquidateurs en patrouille. Il y a cependant toute la catégorie des foudroyés utiles. On peut apercevoir les freelancers équipés de leur perche dorsale participer à un cérémonial douteux. De longs câbles métalliques sont accrochés à la perche et les employeurs ciblent des secteurs spécifiques de la brume nanobotique. Des dizaines de harpons projetés depuis des canons forment une intriguante chorégraphie céleste, un véritable spectacle pour tous les sens puisque les projections sont entrecoupées de longs blasts grésillants, de flashs aveuglants, de râles hideux, d'une immonde odeur de cochon grillé, un arrière gout de caramel au fond de la gorge, le tout dans une ambiance chargée d'électricité statique qui hérisse les poils.
Babel n'a jamais tenu ses promesses de village global. Elle offre à peine, au quotidien, un avant-goût du purgatoire aux millions d'âmes torturées charriées dans ses artères et son système lymphatique. Il y a ce liquidateur judiciaire affairé à sa sale besogne aux prises avec un débiteur insolvable coincé dans une sombre ruelle. Il brandit sommairement son insigne flanqué de son numéro de SIRET Djay2222, baragouine deux ou trois textes de loi avant d'abattre froidement le contrevenant qu'il avait préalablement menotté. Un peu plus loin, dans un souk poisseux improvisé sous un tube de téléport, grouille une foule compacte, des passants qui s'agglutinent autours d'une estrade de fortune sur laquelle s’enchaînent les employeurs à la criée. Des enchères inversées pathétiques s'y déroulent pour déterminer qui décrochera un minijob payé une misère, quelques dollars à celui qui sera prêt au plus grand des sacrifices d'amour propre. Les freelancers retenus endossent une large perche métallique personnalisée et sont escortés loin du groupe. Le souk surplombe d'autres tubes emberlificotés qui irradient dans toutes les directions irriguant de multiples organes de la ville avant de subitement tous inévitablement finir par converger vers la Tour monumentale au centre de la citée. Le Skyscraper monte tellement haut dans les cieux, qu'il finit par disparaître perçant la brume nanobotique infranchissable pour le commun des mortels. De ces nuages artificiels s'échappent de longs arcs électriques qui de temps à autres hackent le champ disrupteur de la cité et s'abattent tels des éclairs sur ces hominidés faméliques qui hantent la vieille ville. Les IA des nanobots interagissent dans la brume céleste dans une compétition effrénée. C'est un laboratoire à ciel ouvert où des trillions d'expériences incontrôlées se déroulent simultanément à des intervalles de temps si petits qu'ils échappent totalement à l'entendement humain. Les pauvres bougres frappés inopinément par la foudre sont à jamais damnés : les nanobots investissent leurs systèmes nerveux et nul ne peut prédire ce qu'il adviendra d'eux à court et moyen terme. La majeure partie des foudroyés sombre dans la folie. Certains passants explosent, leur corps ne pouvant supporter l'upgrade des IA qui les impacte. D'autres de temps à autres mutent en véritables psychopathes, des abominations qui sèment la mort sur leur passage. Ils ne font guère long feu cependant et sont rapidement éliminés par les milliers de liquidateurs en patrouille. Il y a cependant toute la catégorie des foudroyés utiles. On peut apercevoir les freelancers équipés de leur perche dorsale participer à un cérémonial douteux. De longs câbles métalliques sont accrochés à la perche et les employeurs ciblent des secteurs spécifiques de la brume nanobotique. Des dizaines de harpons projetés depuis des canons forment une intriguante chorégraphie céleste, un véritable spectacle pour tous les sens puisque les projections sont entrecoupées de longs blasts grésillants, de flashs aveuglants, de râles hideux, d'une immonde odeur de cochon grillé, un arrière gout de caramel au fond de la gorge, le tout dans une ambiance chargée d'électricité statique qui hérisse les poils.
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Bienvenue dans le nouveau Piième texte de la Zone, après le 3, le 31 et le 314eme. Quoi qu'il en soit, on n'est pas près d'avoir une nouvelle décimale avant 3 ou 4 générations de zonards à plein temps (probablement des bots russes cela dit).
Le texte m'à vraiment plu et l'univers est très riche, ça m'à rappelé le tome 3 des robots d'azimov le coup du tube, le flic avec son pote robot et une pointe de huxley avec l'aspect génétique. L'atmosphère m'a aussi fait pensé à mandeville, la ville qui fourmille, le brouhaha. Vraiment très très bien.
Encore !
J'aime l'univers (qui immanquablement, comme tu le dis dans la présentation, fait surgir des images de Blade Runner le film), le côté grouillant surpopulation et l'absence d'éthique généralisée. Point négatif qui peut-être ne concerne que moi, j'ai du mal avec la novlangue judiciaire et boursicotante, mais l'effet de confusion est probablement voulu. Non ?
merci bien. Je voulais faire un judge dredd qui ne parlait qu'avec des termes comptables pour le rendre effectivement plus incompréhensible, pathétique et accroître l'effet de terreur puisque son jargon et déductions inquisitoriales ont pour effet la vie ou la mort de n'importe quel individu de cet univers qui devient une sorte d'autoentrepreneur augmenté (personne physique et personne morale se confondent et n'importe qui peut investir en lui puisqu'il dispose d'actions sociales qu'il peut émettre et dont le cours peut fluctuer) Du coup la liquidation judiciaire devient une liquidation physique dans une Babel qui a pour devise "Produire ou Mourir"
Ça sent le retour d'expérience pour le thème choisi dans ce premier épisode.
J'ai beaucoup aimé le premier paragraphe qui pose presque dans un seul souffle l'univers dans lequel se déroule l'histoire. Les descriptions sont à la fois claires, denses et esthétiques. C'est bien écrit quoi. Comme Clacker, j'ai été largué par le charabia financier mais ça me fait le même effet dans la vie réelle quand un fonctionnaire me parle administratif.
contrairement au clown dans ça, le fonctionnaire qui parle administratif est une figure de l'épouvante sous-exploitée. Prochainement masque de l'année pour Halloween.