LA ZONE -

Nuées d'Insectes ou Baiser d'Or

Le 18/01/2017
par Clacker
[illustration] Une pluie blanche comme crème lui ruisselle sur le visage et les seins. Elle ouvre les yeux alors qu'une fine coulée, dans un petit saut par dessus sa lèvre supérieure, pénètre sa bouche entre-ouverte. Goût amer-acide. Ses globes oculaires roulent comme des balles de golf striées de veines rouges. Luminosité blanche et fortes précipitations d'un matin sur Mandeville.
De grandes foulées traversent les flaques translucides près de sa tête : des chaussures d'hommes, des talons de femmes, des orteils de chameaux, des pattes de chiens et des griffes de tigres du Bengale.
Affalée contre le mur de briques du Bed & Breakfast, quartier du crématorium, Cassandre émerge avec maladie d'un sommeil séminal. Elle relève la tête, remonte sur ses épaules nues une veste en fourrure de renard, puis se frotte longuement le visage et étale son mascara jusqu'aux oreilles. Un jeune type informe jette des journaux fraîchement imprimés au visage de la foule, les feuillets viennent se coller aux têtes, passant d'un corps à l'autre sans que personne ne réagisse. Un journal, dans un vol majestueux et virevoltant, vient se coller à la poitrine de Cassandre. Elle le décolle - un article entier reste imprimé sur son sein - et commence à lire les gros titres en s'efforçant de stabiliser son regard séminal :
P. VAN DYCK SUSPECTE DE TRAFIC DE STUPEFIANTS

Le magnat de l'immobilier le plus médiatisé de Mandeville, Parsifal Van Dyck, est actuellement suspecté d'être un acteur majeur dans le réseau de trafic de stupéfiants de la ville, en particulier celui de l'ocytocine de nécrovore, drogue dure aussi connue sous l'appellation "Séminal". L'homme à tête de bouc aurait été dénoncé comme étant à la tête du réseau dit "de la gangrène" par un petit receleur pris la main dans le sac alors qu'il vendait de l'ocytocine à un misérable drogué dans le quartier interlope de Mandeville. La police affirme manquer de preuves pour inculper Van Dyck. Ce dernier se refuse à tout commentaire. Affaire à suivre.

REOUVERTURE DE LA PASSERELLE PONTCHARTRAIN : PAS AVANT SIX MOIS

Comme vous le savez, le défilé de la Grande Pigmentation de la semaine dernière ne s'est pas déroulé tout à fait comme prévu. En raison de la participation d'un trop grand nombre d'hybrides pachydermes, la passerelle Pontchartrain a cédé sur deux cents mètres, emportant dans le lac une trentaine de personnes, dont huit morts et quinze blessés. Quatre participants sont toujours portés disparus. L'ingénieur en chef qui supervise les travaux de réhabilitation affirme que la passerelle rouvrirait, au plus tôt, dans six mois.


Cassandre, prise de nausée, rejette au vent le journal qui part aussitôt se coller sur la tête d'un passant. Elle resserre à l'aide d'une langue de cuir la veste en renard sur ses hanches et pousse les portes du Bed & Breakfast.
L'endroit, lézardé de fissures et saturé de moisissures, est occupé par quelques clients, dont un homme-morse à la mine renfrognée, en imperméable et chapeau mou. Cassandre, chevelure comme une serpillère trempée sur la figure, rejoint le comptoir d'un pas louvoyant de jument sédatée qui attise les regards lubriques. Elle s'assied sur un tabouret et laisse dépasser un sein de son manteau tout en désignant d'un index le nichon du percolateur à la serveuse. Cette dernière colle sa bouche à la machine et tète un moment, puis recrache le liquide jaune dans une tasse à la propreté douteuse qu'elle pose devant le sein pointu de Cassandre.
L'homme-morse, à deux tabourets de là, dévisage la jeune séminale, journal entre les mains.
-Vous avez de quoi payer ? dit-il d'un ton bourru, et désigne le café avec son museau.
Cassandre, regard jaune et visage de lune version test de Rorschach, répond d'un sourire las et étiré.
La tête de morse soupire en frétillant des moustaches, puis dépose un billet près de la tasse de la jeune femme.
-Ce truc va vous tuer. Mais vous le savez, bien sûr.
Le silence s'installe, le temps pour Cassandre de se perdre complètement dans sa tasse de café, sourire aux lèvres, et pour l'hybride de terminer la lecture de son journal. Il se lève avec effort, cale son feutre mou sur sa tête, s'apprête à partir, mais se retourne un instant vers Cassandre.
-Vous avez besoin d'argent, j'ai besoin de renseignements.
Il glisse une carte dans le décolleté de la jeune fille.

La nuit verte est tombée depuis plusieurs heures, et Carnaval continue à scruter, annoter ses plans, prendre des notes et des mesures dans les locaux en préfabriqué organique de NUTS INC., tout près de la passerelle Pontchartrain. Les membres de son équipe ont depuis longtemps quitté les lieux et rejoint femmes et enfants dans leur foyers. L'homme à tête de corbeau, tout cassé sur sa table de contremaître, s'échine à réduire au maximum les dépenses pour la reconstruction du pont.
Alors qu'il relève la tête un instant de ses plans, il croit distinguer au dehors une ombre mouvante près des autres bâtiments faiblement éclairés par des lampadaires à lamines biologiques. Il n'y prend pas garde et se replonge dans son travail, mais soudain quelqu'un apparaît à la fenêtre toute proche. Un être massif, comme taillé dans un bloc de marbre, frappe contre le carreau. Carnaval hésite un moment, puis ouvre la lucarne.
L'homme, un mastodonte barbu à la peau cuivrée et aux yeux comme enfoncés au burin dans les orbites, arbore un sourire carnassier.
-Il est dans l'coin, l'patron ? demande-t-il sans se départir de son sourire.
-Si vous voulez parler du contremaître, il est devant vous, répond Carnaval.
-Parfait. Alors écoute bien : six mois c'est beaucoup trop.
Carnaval observe le monstrueux homme un moment, puis dit :
-Je ne comprends pas.
Sans préavis, l'homme attrape l'hybride par les plumes et dans un mouvement maîtrisé le fait passer par la fenêtre, toute voile dehors, puis il lui colle le bec contre les tissus extérieurs mouvants du préfabriqué.
-Il va falloir faire beaucoup plus court que six mois. Tu comprends ça ?
-Je... écoutez... ça ne dépend pas de moi... les ordres viennent d'en haut..!
-Débrouille-toi, p'tit gars. On te donne deux mois, grand max.
Il relâche brutalement Carnaval, s'époussète, puis sort un petit appareil à objectif qu'il brandit face à la gueule du corbeau. CLIC. Puis il disparaît dans le brouillard du chantier.

-Et maintenant, une lecture de poésie par notre chroniqueur vedète, l'inimitable Paul Burimad !
(un hybride à tête de lézard et costume rouge apparaît à l'écran, et d'un air fin se met à déclamer des vers :)

"Dans la feuillée écrin vert taché d'or
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille."

-Et bien merci à vous, Paul, pour ce magnifique...


Cassandre jette une assiette en bois sur le poste cathodique, l'objet percute les antennes et l'image dans l'écran se brouille et laisse place à des nuées d'insectes noirs et gris. Elle songe un instant à appeler un abruti de musicien pour lui taper de l'argent, mais les abrutis de musiciens sont fauchés comme les blés. Elle se recroqueville sur son lit, uniquement vêtue d'une petite culotte en bulot, fièvreuse et malade, les yeux pleurant du liquide jaune transparent en abondance. Les insectes de la télévision se mettent à traverser l'écran, par dizaines, et recouvrent bien vite le meuble en entier, puis ils se soulèvent en essaims et viennent coloniser les sources de lumière de l'appartement. Le bourdonnement est insupportable, si bien que Cassandre se colle les paumes contre les oreilles et gémit, dent serrées. Elle voit les néons de la nuit, au dehors, grésiller et changer de forme, et même toute forme d'objet lui semble mouvante, comme s'ils n'avaient pas de bordure, comme s'ils pouvaient être à la fois objets mais aussi simple représentation de l'objet sur une surface plane.
La jeune fille finit par ramper de son lit jusqu'au sol, elle avance d'un demi mètre, fait une pause pour vomir dans un coin, puis elle se déplace à quatre pattes jusqu'à son carnet d'adresses. Elle feuillète l'objet, les mains tremblantes, et tombe sur le numéro de puce d'un client régulier. Elle se colle un doigt dans le sexe.

De grands coups décidés contre le bois de la porte. Cassandre, à moitié affalée au sol, tend le bras pour dévérouiller l'entrée, et se laisse retomber lourdement.
La porte s'ouvre sur un grand hybride bedonnant en costume croisé et tête de bouc. Il observe la jeune fille en penchant le visage avec un air de contentement, puis entre d'un pas vif.
-Alors c'est ça, ton nid.
Il enjambe Cassandre, fait quelques pas, observe l'appartement moisi et insalubre, palpe des sous-vêtements trempés et crasseux, puis se tourne vers le regard jaune fuyant de la séminale.
-Oh, ce que j'aime quand tu es dans cet état. Prête à tout.
Il se penche et passe ses bras autour d'elle pour l'enserrer, puis il la soulève avec une facilité déconcertante. Il passe son museau de bouc à quelques centimètres de la poitrine nue de la jeune fille, la renifle consciencieusement.
-Tu sens la mort, affirme-t-il, content, puis il part la poser sur le lit. Il se déshabille lentement, sans la quitter des yeux, puis, comme s'il s'occupait d'une enfant en bas age, glisse délicatement la culotte de Cassandre le long de ses jambes superbes. Il observe le résultat un moment, et se décide à monter sur le lit.
Le bouc se serre au petit corps, goutte de sa langue chaque centimètre de peau, mord jusqu'au sang les tétons de Cassandre en émettant des grognements et en marmonnant. Il ouvre grand la gueule et entoure presque entièrement de ses dents le cou sensible de la jeune fille, se recule un peu, lui crache sur le visage, entre enfin son sexe de bovidé dans le fruit fendu. Il se met à limer, et ses monstrueuses gonades claquent contre l'intérieur des cuisses offertes, et il rugit de violence.
Cassandre ne bouge pas, elle essuie seulement des sursauts saccadés au rythme des estocades du bouc, comme un mannequin de viande. Ca ne dure pas longtemps. Le bovidé se retire, s'avance un peu pour positionner son membre tout près du visage de la jeune fille.
Une pluie blanche comme crème lui ruisselle sur le visage et les seins. Elle ouvre les yeux alors qu'une fine coulée, dans un petit saut par dessus sa lèvre supérieure, pénètre sa bouche entre-ouverte.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 18/01/2017 à 18:24:12
Excellentissime texte de Clacker , indubitablement une suite au texte que j'avais un peu trop rapidement qualifié de Burroughsien et que je vais donc relire pour essayer de comprendre la continuité. On voit bien après avoir fait des recherches sur wikipedia que Mandeville tire le nom du philosophe et économiste anglais homonyme et sa vision d'une ville ruche et le terme essaim est d'ailleurs employé. Une sorte de vice city donc où si on suit les théories un peu tordues de Mandeville, les pêchers individuels créent souvent un bénéfice collectif et les vertus collectives sont une sorte de chantage de la masse à l'individu d'où apologie du libéralisme et Thérèsa May s'en félicite et
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 18/01/2017 à 19:02:08
3 des derniers textes de Clacker commencent à laisser entrevoir une sublimissime rubrique que l'auteur ferait bien de nommer s'il ne veut pas que ses textes finissent classés dans des dossiers et thématiques auxquels ils n'appartiennent pas. En attendant qu'il se décide je propose Mandeville et j'espère que l'ambiguité entre la ville de Louisianne et le philosophe anglais du 18eme siècle n'est pas une connexion aléatoire dans mon cerveau malade. Vite un prix Nobel de littérature , quoi !
Clacker

Pute : 4
    le 18/01/2017 à 23:04:37
Ce serait malhonnête de ma part d'affirmer que j'ai volontairement fait le lien avec la théorie de Mandeville. Je ne connaissais pas La Fable des abeilles. Alors peut-être que l'écriture onirique permet d'arracher à l'inconscient collectif ce genre de connexions ? Qui sait.
Pour cette troisième partie, j'ai surtout voulu développer des axes scénaristiques pour donner consistance à l'ensemble. Partir vers quelque chose d'autre que "seulement burroughsien".

Mais si tu es d'accord (si oui tape dans tes mains), je t'emprunte cette analogie pour l'intégrer comme toile de fond à la rubrique Mandeville, parce que ça m'a l'air d'une très bonne idée et ça me stimule et m'émoustille à pousser plus loin avec ce pitch.

(J'en profite pour créditer Rimbaud et sa Tête de Faune au passage)
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 18/01/2017 à 23:07:25
*tape dans ses mains*
avec joie d'autant plus si tu produis d'autres épisodes aussi qualitatifs que les 3 premiers.

sinon, ta rubrique a un titre sous lequel on pourrait regrouper la série de textes ?

Commentaire édité par Lapinchien.
Clacker

Pute : 4
    le 18/01/2017 à 23:24:26
Super.
Tu proposais "Mandeville", ça me semble très bien. Ca sonne série Z juste comme il faut.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 18/01/2017 à 23:33:39
je proposais juste un titre par défaut pour créer une rubrique regroupant les 3 textes. C'est ton fils, ta bataille. L'état civil c'est ton affaire. J'ai vraiment pas envie que ton super texte porte un nom de série Z par ma faute. C'est comme si j'avais baptisé un gamin Trisomito là.
Clacker

Pute : 4
    le 18/01/2017 à 23:52:26
N'exagérons rien.
Bon, "La Ruche", c'est déjà pris ou quoi ?
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 19/01/2017 à 00:30:34
ah ben https://www.youtube.com/watch?v=YVnTGDRXctA
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 19/01/2017 à 10:41:13
bon, j'ai regroupé les 3 premiers textes dans la rubrique suivante :

http://www.lazone.org/articles/rubriques/80.html

avec l'accroche :

La Ruche :
Mandeville en Louisiane à l'intersection de plusieurs univers oniriques où mutants hybrides et humains se côtoient dans une ambiance cronenberguienne malsaine. Ville où les théories du philosophe homonyme sont mises en pratique : le vice individuel améliore la société et la vertu collective devient un chantage et un abus de pouvoir de la masse.
Clacker

Pute : 4
    le 19/01/2017 à 12:22:31
https://www.youtube.com/watch?v=v89iUhu3Ifs
Cuddle

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Pute : -3
    le 20/01/2017 à 12:14:57
J'aime bien l'univers de cet homme, un très bon texte comme toujours. Mais claker ou vas-tu trouver toutes ces idées ?
Clacker

Pute : 4
    le 20/01/2017 à 18:45:06
Vous me mettez la pression pour la suite, là.

J'avais pas percuté mais Blacksad ça a l'air vachement cool. Merci à l'admin pour la référence.
Muscadet

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Pute : 0
    le 02/02/2017 à 13:33:09
L'homme-morse, je l'ai bien visualisé.

C'est très mammaire, quand même, cette série.

Il y a comme du Sin City, aussi, hein, comme inspiration.

Je mentirais si je disais que je comprenais tout. Et je mens très mal.
Muscadet

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Pute : 0
    le 02/02/2017 à 21:57:57
Mandeville :

"La Fable des abeilles développe dans une veine satirique la thèse de l’utilité sociale de l’égoïsme. Elle avance, préfigurant Nietzsche, que toutes les lois sociales résultent de la volonté égoïste des faibles de se soutenir mutuellement en se protégeant des plus forts."

Wikipédia
Muscadet

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Pute : 0
    le 02/02/2017 à 21:58:52
J'étais pas loin avec Sin City.
Muscadet

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Pute : 0
    le 03/02/2017 à 01:14:53
Checkpoint. Descriptions graphiques, ambiance posée, assemblage mental en cours.
La moindre lecture diagonalisée peut être fatale.
Burimad, bien sûr.

"Ça va vous tuer, mais vous le savez", c'est une phrase typique d'infirmier/pompier/médecin. Ils désapprouvent la "pulsion de mort" par formation.
On retrouve cette inclinaison de manière plus subtile et froide dans d'autres passages qui traitent de physiologie.

Commentaire édité par Muscadet le 2017-02-03 21:07:37.

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