Jetair Fly est une compagnie milieu de gamme, péniblement familiale, offrant des services à terre comme en vol acceptables mais limités, et sans fioritures ; sur le dépliant de présentation disponible derrière chaque siège, le photographe pas plus que les maquettistes n'étaient parvenus à gommer la peau vérolée du visage de son fondateur, et ce malgré les diversions composées d'un costume coupé sur-mesure, noir sur chemise bleu-marine à petits carreaux, et d'une paire de lunettes rectangulaires épaisses que surmontait une obsolète coupe en brosse. Personne n'y pouvait rien : ce type ressemblait à un informaticien réseau en fin de carrière, clairement dépassé par les événements mais tenant à compenser par une attitude volontariste.
Du point de vue de la concurrence, Jetair Fly n'est qu'une escadrille de quatorze moucherons qui n'a pas su choisir son camp, pratiquant des tarifs à peine dans la moyenne du marché et logiquement larguée par une compétition agressive, loin de la qualité et de l'expérience des grandes compagnies, et en terme d'accessibilité à des années-lumière de la politique déroutante menée par Ryan Air et ses commandants de bord à 1300€ mensuels.
Malgré tout, elle représente une alternative encore abordable et dessert un lot de destinations modestes -la plupart européennes, hormis quelques liaisons vers le Mexique et étonnamment, la Tanzanie- où chaque flamand peut laisser courir sa terrifiante progéniture en liberté une fois s'être définitivement acquis l'hostilité des célibataires de l'appareil, pensais-je en grignotant mes chips paprika au-dessus de Saragosse.
Les contrées chaudes ont ce qu'on pourrait appeler le sens de l'hospitalité sur les premiers cent mètres où l'on se retrouve dès le tapis à bagages à suffoquer légèrement, les mains sur les genoux, le temps d'accuser le coup de la montée en flèche du taux d'humidité et de la température devenue soudainement accablante. De ce côté-là, avec ses vingt-cinq degrés de maximale selon la couverture nuageuse, Lanzarote ne vous prendra pas en traître et ne fera suffoquer que scandinaves et résidents du grand nord canadien.
Habituellement centre de toute l'attention des forces de sécurité de la région quel que soit le pays, l'aéroport dégage tout de suite la nette impression qu'il n'y a, de toute façon, rien à voler ou à faire de répréhensible ici ; la Guardia Civil ne surveille d'ailleurs que les touristes anglo-saxons à tendance fumistes qui estiment l'île suffisamment vide et misérable pour y louer à la semaine des Porsche Carrera qu'ils font vrombir sur l'unique tronçon de route en ligne droite de l'île en grillant triomphalement les rares feux de circulation en centre-ville.
Au moment de prendre l'avion du retour, le samedi suivant, alors que je penserais en avoir assez vu et compris sur l'état d'esprit régnant sur ce coin reculé du monde, le préposé à l'accueil allait m'assener un coup fatal en m'invitant à déposer simplement les clés de notre Volkswagen de location sur un banc du parking en attendant l'arrivée d'un responsable du bureau PlusCar, encore fermé à cette heure matinale, qui s'occuperait de les récupérer.
« Don't worry, it's a little airport, Sir. », m'assurerait-on alors.
*
Le gîte rural canarien, si on excepte l'image authenticité & relaxation du concept déjà bien martelée par les brochures, souhaite se démarquer des critères hôteliers des grandes chaînes, ici par un matelas apparemment en fonte et un système d'évacuation des eaux usées d'époque post-médiévale. Ceci dit, il demeure l'unique formule de vacances permettant de siroter du muscat en terrasse avec les propriétaires cependant que les deux fox-terriers de la famille semblent se battre à mort dans le jardin d'aloe vera à la recherche d'un objet baveux à rapporter.
Tout cela est donc convivial, même si l'on peut se demander à partir de quel instant le terme finit par glisser dans la péjoration -au bout d'un mois de ce régime je spécule, ce qui expliquerait que l'on n'y reste généralement qu'une ou deux semaines.
Quoiqu'un peu rustiques, les prestations semblaient tout de même honnêtes, à priori le décor volcanique rugueux et intriguant était conforme à l'idée que je m'en faisais et dans l'ensemble, le séjour se présentait assez bien.
C'était sans compter sur la gémissante demoiselle m'accompagnant qui, prise d'un accès majeur de bouderie représentatif de son espèce, avait dès l'installation menacé de prendre la voiture en otage afin d'appuyer son mécontentement du jour d'un acte qu'elle espérait pour moi handicapant. Rompu aux méthodes employées par ce genre de terroristes de salon et bien décidé à ne pas me laisser emmerder, je cessai immédiatement toute tractation, abandonnant l'individu à l'absurdité de ses revendications -par ailleurs inexistantes, floues dans le meilleur des cas.
« Tu me traites comme une merde », pour illustration, ne m'apparaissait pas comme méritant d'être relevé, et comme nous le savions tous les deux, le développement de cette question n'aurait abouti qu'à une nouvelle impasse qui se serait soldée par un exil en tout point identique de ma part sur le transat, avec une bouteille et mon livre ; se permettre de sauter les étapes superflues, en l'occurrence, n'était pas un mal.
La seule attitude tenable étant de s'en moquer, j'optai pour une nuit à la fraîche sous une lune au contour curieux, vraisemblablement dû à ce nouveau point d'observation terrestre. La liqueur locale de banane, bon public, semblait partager mes réflexions et nous poursuivîmes ainsi cette collaboration jusqu'au lever de soleil lanzarotien qui fut précédé de hurlements de chiens semi-sauvages et de caquètements éraillés de la volaille domestique émanant d'une ferme voisine.
Après ingestion silencieuse d'un café, j'obtins finalement au petit matin la libération sans condition de la petite Volkswagen.
Il a pu être écrit et lu en d'autres lieux que Lanzarote ne proposait que deux activités dignes d'un détour ; nous ferons en sorte dans la suite de ce reportage de porter ce chiffre à trois, pour le moins, à commencer par le marché aux poissons de Puerto del Carmen où l'on ne peut ni constater ni participer à l'envi à l'affrontement existentiel, symptomatique et cruel, du touriste affamé face au pêcheur adepte du maquignonnage, spectacle à l'introduction dynamique mais dont la chute est connue de tous au même titre que celle qui sanctionne le cobra face à la mangouste sous des latitudes plus exotiques, le tout dans un frangnol épuisant, comme on pourrait de prime abord le penser.
Rien de tout cela en réalité. L'homme est affable, compréhensif envers le vacancier qui se débat tant bien que mal avec une langue trop peu étudiée à l'école ; on irait jusqu'à trouver suspect le prix relativement faible des produits de la mer, à peu de choses près unique ressource présente en abondance toute l'année, mais voilà c'est un fait : le pêcheur comme la plupart des petits restaurateurs de l'île, bien que conscients de la manne touristique, préfère en user qu'en abuser, et ne se sont pas encore résolus à transformer leur commerce en embuscade. Malgré toutes les recherches, ce parti pris ne cache rien, si ce n'est la volonté de gagner honnêtement sa vie. C'en est presque désespérant de probité pour l'ouest-européen des villes qui s'attendrait à pouvoir marchander ici avec des escrocs avertis.
En cas de malaise dû au décalage des valeurs, les personnes concernées choisiront d'être directement acheminées via des autobus spécialement réquisitionnés par les hôtels-clubs du littoral, pour un après-midi en caisson de décompression à Teguise qui propose également un marché, d'artisanat celui-ci, à base de porte-clés et de pareos à vingt-cinq euros, et qui s'avère généralement thérapeutique pour cette population en quête de repères plus occidentaux.
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Gentiment engagée, la première soirée promettait d'être agréable à défaut de susciter les passions, en compagnie de nos hôtes envers qui je déployais l'essentiel de mes ressources en termes de sociabilité. Cipriano -canarien d'origine plutôt court sur pattes, doté d'un accent ridicule et se réclamant africain avant tout- s'appliquait à disposer le poisson en s'agitant autour du grill.
Complétant le quatuor, Gérard le beau-frère profitait sur le banc de jardin des dernières heures d'atmosphère tiède et légèrement moite entre deux voyages à la cuisine afin d'en ramener des bouteilles de vin glacé. De nationalité belge, ce dilettante d'une quarantaine d'années au crâne lisse et à la bedaine poilue passait ici quelques mois sabbatiques tel un gros ver dans sa glaise ; je pressentais tout de même qu'il aurait à un moment ou un autre son rôle à jouer dans notre aventure, et qui ne passerait pas inaperçu, sans pour autant parvenir à déterminer exactement en quoi il pourrait poser problème ou créer un enjeu.
Plutôt calme durant le repas -bocinegros con mojo rojo y papas-, le tranquille Monsieur Propre attendait son heure, et elle vînt, après les ultimes verres de rosé cultivé à coteaux de volcans, et avant le joint qu'il s'empressa de proposer, l'œil brillant, trop content de pouvoir fumer en compagnie mais surtout d'exercer son terrible pouvoir sur une paire de cobayes frais. La conversation tournant rapidement à des sujets moins consensuels, je saisis enfin à qui j'avais affaire : l'homme à la réplique parfaite au moment parfait. L'Omniscient, ni plus ni moins. Il avait donc fallu tomber sur un Omniscient, y compris en ce lieu oublié.
Rarement observés en groupe, ces individus évoluent par nécessité en loups solitaires : une dispersion instinctive mue par la peur légitime d'excéder un jour les mauvaises personnes au mauvais moment, et que soit décrétée par là même leur extermination pour le bien du plus grand nombre. Toujours en possession du contre-pied idéal, ils sont allés partout, ont vécu, voyagé ou connaissent quelqu'un sur la moitié de la planète, ont exercé tous les métiers possibles, paraissent dix ans de moins que ne l'indiquent leurs passeports, raffolent de sport, de grands espaces et de belles femmes naturellement, pour un profil à moitié bestial qu'ils pensent -parfois à raison, et c'est à déplorer- charmeur, et par dessus tout, ne connaissent pas de plus grand plaisir que de faire étalage de leur savoir avec une insupportable aménité.
Cherchant à se rendre captivants et drôles en continu, sur tout type de sujets, ils donnent envie d'aller se coucher.
Je ne me fis pas prier, le muscat et l'herbe canarienne ayant de toute façon scellé mon sort, et j'abandonnai le débat qui continuait à animer la table dans la nuit et sous une chape céleste opaque.
Après avoir démontré successivement la supériorité gustative de la viande halal, l'intérêt de se promener en mountain bike dans la région, le charme de la vie quotidienne à Athènes -malgré le fait que ce soit la capitale la plus sale et polluée d'Occident comme je le lui fis remarquer d'un air cynique en envisageant de me lever et de marcher droit jusqu'à notre location attenante-, l'influence économique du groupe industriel Suez, le nombre conséquent de grandes fortunes belges ayant des connexions avec l'exécutif politique, la fabrication enfantine d'un Tabasco maison, l'intelligence trop méconnue des poulpes -pour qui il avait d'ailleurs une certaine sympathie et à laquelle j'opposais sans succès une fameuse expérience du capitaine Cousteau qui démontrait pourtant l'ânerie du mollusque à l'aide d'un minuscule morceau de poulet et d'une pique électrique waterproof-, et l'existence d'autocars reliant à une certaine époque Katmandou depuis les grandes villes d'Europe du sud pour moins de mille francs de l'époque, j'ai cru entendre en cherchant plusieurs fois la poignée de la porte pour aller m'étendre sur le lit qu'il embrayait désormais sur l'astronomie, et les raisons scientifiques de l'apparition bisannuelle d'un halo pâle autour de la Lune de Lanzarote.
Pour en terminer avec le personnage et ses dangereux confrères -et ajouter au caractère révoltant-, il est à noter que phases de dépression et accidents graves, quand ils les atteignent, le font avec parcimonie et ne semblent que peu entraver leur existence, malgré tout assez longue ; ce don de survie leur assure d'être au programme de nombre de soirées telle que celle-ci durant des décennies, jusqu'à ce que l'esprit de Vishnu les rappelle enfin à lui d'un subtil frétillement des bras et que leurs spectres se mettent à flotter au-dessus des berges du Gange à la recherche d'âmes candides à investir, perpétuant ainsi la lignée.
Héritier consentant de cette posture typiquement française, je conçois aussi le voyage en zone équatoriale en ce qu'il a de grisant par sa nature encore colonialiste, et par laquelle l'occidental vient alphabétiser les masses colorées, voir l'indigène évoluer dans son propre milieu avec les moyens du bord, en susurrant hypocritement à l'oreille de sa femme « On pourrait vivre comme des rois avec un RSA, ici, c'est fou... », ériger écoles et églises à vitraux, bref : imposer sa culture supérieure. Dans cette optique, il me paraissait malvenu de se faire administrer des leçons de choses -par un autre occidental exilé, de surcroît-, dès l'atterrissage.
Fair-play, j'accordai quand même au belge grassouillet le premier point avec circonstances atténuantes ; restait à attendre l'occasion d'équilibrer l'échange, qui se présenta à la fin du voyage.
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Topographiquement, Lanzarote est le bâtard du Roussillon profond, sec et escarpé, et de la face cachée de la Lune, les impacts météoritiques en moins. Vignes et figuiers y surgissent indéfiniment à flanc de cratères ocres et même bordeaux, tandis que trois pauvres stations dites balnéaires encadrent la chaîne montagneuse qui compte pour moitié du territoire ; sur place, la roche y est littéralement éclatée à perte de vue, tel un reg de petits rocs de basalte, mouchetés de micro crevasses, similaire à un champ bordélique d'éponges noirâtres et mal dégrossies. Des bagnards espagnols auraient tout aussi bien pu y être envoyés pour y casser de l'astéroïde depuis un siècle.
Fascinante du point de vue géologique je suppose, l'île prétend toutefois à séduire un public plus large et les quelques activités sportives -cyclisme, plongée et surf sur les rouleaux atlantiques de la côte nord-ouest- ne sont pas de trop, même si elles semblent davantage pratiquées par les autochtones qui se voient ainsi profiter d'aménagements originellement destinés aux vacanciers, blasés et peu convaincus par cet effort, ou simplement trop âgés pour s'adonner à des exercices autres que ceux prévus par les tour-opérateurs, à savoir les ébahissements contagieux à bord de massifs autocars beiges distillant une vomitive odeur de colle et de moquette neuve.
Avide de jauger par moi-même l'intérêt des sites majeurs, décision fut prise de commencer par une attraction qui se révéla malheureusement très surcotée. Le Parc à cactus, en français dans le texte et sur le panneau, n'est qu'un petit cirque de gradins pierreux, d'une soixantaine de mètres de diamètre, au milieu duquel se trouvent quelques dizaines d'espèces aux formes et dimensions finalement pas si variées, majoritairement tubulaires ou en trident sur un modèle mexicain et cartoonesque prévisible. Certaines arborent une morphologie de lianes enchevêtrées tendant vers le gris ou l'orange, probablement asséchées ou malades, et affleurant par endroits la surface d'une mare centrale d'un vert guacamole plutôt malsain, presque nocif.
Où que l'on aille semblait-il, cette île ne concevait de beauté sans l'accompagner de danger immédiat, et de vie, sans spectacle corollaire de désolation.
[ Dans la gamme stylos encre régulateurs à pointe fine, le Pilot V2000 Hi-Tecpoint et son profil racé reste mon favori ; bien que légèrement daté maintenant, sa stabilité malgré tous les angles d'utilisation imaginables ainsi que la précision de son tracé 0,3mm en font le compagnon indéfectible ou presque du 'travel writer' qui ne manquera pas d'apprécier son grip souple et veiné. Bien entendu, on ne peut exiger monts et merveilles sur le très long terme d'un objet commun, quand bien même est-il de bonne facture.
Ceci pour m'excuser, finalement, du retard pris sur ce reportage et causé justement par la défection de mon Pilot réactionnaire de toujours, ayant affreusement bavé au fond de mon sac, indisposé j'imagine par les sacrées routes de montagne que l'on peut se coltiner sur cette île des Canaries où l'on vit, de manière générale, en biais. ]
Après quelques heures à sillonner ce no man's land à peine interrompu par des bourgades éparses et silencieuses, l'esprit tend à s'approprier ce climat d'errance, jusqu'à le rendre rapidement familier, c'est ainsi qu'on finit par naviguer avec mollesse à travers les plateaux rocheux pentus, bercé par le tracé souple de routes parfaitement entretenues ou plutôt parfaitement peu usitées.
C'est dans ces conditions plutôt confortables, et abandonné à une formidable solitude sur ce caillou de l'Atlantique, que le primo-arrivant peut prendre note des grands points forts de Lanzarote : les chèvres, et le vin. D'aucuns y ajouteraient les lapins, puisque des fermes d'élevage modestes y ont été implantées par des hippies particulièrement optimistes vers la fin des années 70, cela dit le phénomène est resté anecdotique, et la moindre photographie de l'île vous permettra de comprendre pourquoi.
La chèvre en revanche s'acclimate de tout, et pourrait survivre en se nourrissant de gravier -ici, du lichen-, quand la vache ou le cochon tenterait de rejoindre le Maroc à la nage pour échapper à ces conditions de vie contraires à toute convention. Fromage et lait caprin, mais aussi ragoût, y sont naturellement proposés et font le bonheur des éco-touristes en bandana, et même le mien, puisqu'il s'agit de l'unique ressource carnée.
Quant au vin, essentiellement du rouge dû au sous-sol particulier, il est cultivé de manière ancestrale, dans ces fameux demi-cercles de pierres posés sur le dénivelé, protégeant du vent. Il enivre comme les autres et ne sent pas le soufre malgré la localisation, pour de plus amples élucubrations, veuillez consulter un œnologue.
Au-delà des détails bucoliques, les affaires vont mal, à Lanzarote, tout particulièrement pour les promoteurs immobiliers qui semblent avoir surestimé l'attrait de la région pour l'époque. Les chantiers abandonnés sont légion, les projets multi-résidentiels ont mordu la poussière depuis des années et leurs colossales pancartes de présentation annoncent encore le nouvel eldorado que personne ne verra jamais. Pourtant, il y avait sans doute un coup à jouer : l'industrie du tourisme de masse s'étant focalisée sur les autres îles de l'archipel comme Palma et Tenerife, ou Fuerteventura pour sa variante trek sauvage, le créneau restant pour la plus délaissée mais aussi la plus cocasse de toutes était évidemment celui du burlesque lunaire.
Des sorties en combinaisons d'astronautes avec des chèvres par exemple, au lieu de ces interminables circuits en bus autour du cratère noir de Timanfaya, des stages de géologie avec mini-pioches pour enfants et kit de collection, au lieu de trois planches à voile dépressives : les idées étaient là mais sont restées inexploitées. Les seuls aspects ludiques développés dans ce sens se cantonnent à des promenades en dromadaires et à la plage nudiste de Famara.
Pourquoi ne pas être allé jusqu'au bout en jouant la carte du décalage ?
*
Je regretterais de passer pour un de ces touristes hystériques facilement offusqués qui ne jurent que par l'authentique et incendient toute forme de sophistication ou de modernité en des lieux historiques ou naturels qui défigurerait selon eux le patrimoine local de telle ou telle contrée, car ce n'est pas le cas ; malgré tout, il existe de ces entreprises coupables que le dernier des branleurs pourrait condamner et le marché de Teguise en fait partie avec sa vulgarité commerciale affichée, aussi inopportun et anachronique qu'un « Tout à 2€ » spécial maroquinerie en plein Tatooine.
L'apparition de quelques farfelus intergalactiques enjoignant à célébrer l'avènement prochain des Elohims aurait bien sauvé la scène, mais point d'enturbannés au sourire béat prêts à tout pour m'arracher à ma minable petite vie de citadin consumériste et me guider vers un nouvel idéal.
Au lieu de ça, à quelques rues de la grand place des stands à scoubidous, je trouvai refuge près d'une exposition à ciel ouvert qui présentait - peut-être dans le but de les vendre mais je refuse encore d'y croire - des créations hétéroclites d'art moderne. On y dénombrait, encore pêle-mêle dans un terrain vague, des guidons de scooters aux rétroviseurs à moitié coulés dans le béton, quelques écrans d'ordinateurs auxquels des pots de fleurs étaient greffés à l'aide d'adhésif, de vieilles poupées démembrées pendues à des blocs de marbre par des cintres, et essentiellement de grands Christ de bronze représentés bras écartés et paumes ouvertes, parsemés d'amas de métal solidifiés à la va-vite qui donnaient l'image d'un pustuleux en position de soumission ou de repentance, mi-homme mi-grumeau.
Affreusement moche, tout à fait injustifiable et globalement sans intérêt, on ne cherchera pas ici à élucider l'intention de l'artiste qui n'allait de toute évidence pas plus loin que la subversion gratuite, alors que sa production ne participait qu'au discrédit déjà croissant du catholicisme et de l'art s'y rapportant, eux-mêmes n'ayant nullement besoin de ce genre d'esthètes pikachu pour creuser leur propre tombe.
Et afin de vous décourager de me traiter de râleur et d'insupportable insatisfait, je vous parlerai de la ville d'Haria, qui à elle seule, remonte le moral et réjouit le cœur comme les yeux. Cette petite bourgade nichée entre deux voire trois volcans, est une véritable oasis au sens littéral et une apparition, quasiment un mirage, toute droite sortie du rêve de l'homme déshydraté.
De modestes mais adorables maisons carrées, immaculées, à un seul niveau et au toit plat, d'un autre âge mais toujours entretenues, mêlées à des parcelles agricoles verdoyantes et à de nombreux palmiers poussant ici comme des champignons, tranchent incroyablement avec le décor général d'une planète sans atmosphère. Nous sommes loin des tableaux de motels bas de gamme où figurent ces habitations grecques de chaux ou de torchis blanc au bord de la mer Égée. Il s'agit ici de l'oasis de bande dessinée, la véritable.
*
Les derniers jours, je finis par en apprendre davantage sur Gérard, notre encyclopédique ami Omniscient qui avait passablement écorné mon enthousiasme à notre arrivée sur l'île en me volant la vedette, moi le colon à la canne et au chapeau melon.
Chaque soir nous rentrions plutôt las et parfois même débilités, notamment par le tracé à main levée des routes intérieures, les recherches de copilote que j'effectuais à l'ancienne carte en main, et l'inévitable désorientation dans ce désert rocailleux où chaque carrefour dépourvu d'indications ressemble au précédent. Il est en effet étrange de se perdre dans un lieu aussi ridiculement petit, mais en réalité aussi sournois que l'Arizona.
De fait, j'avais un peu jeté l'éponge, ou plutôt la pierre ponce, sur la fin du séjour et passais plus de temps à me détendre chez nos hôtes Cipriano l'africain et Gérard l'embrouille. Je supportais de mieux en mieux son analyse des réserves stratégiques de pétrole français en sirotant ma liqueur de banane quand, l'alcool aidant, nous abordâmes des sujets cette fois beaucoup plus intimes. Je le resservais régulièrement tout en restant, pour ma part, à la limite du raisonnable. C'est ainsi que j'appris qu'il était de passage ici, aux Canaries, au domicile de sa sœur mariée à Cipriano -tous deux masseurs et spécialistes du développement personnel, comme il se doit quand on vit à Lanzarote depuis 1985-, pour des raisons assez tragiques.
Mis à la porte de son foyer belge par sa femme qu'il décrivait comme une harpie mais qui avait elle aussi dû être briefée sur les coulisses de la géopolitique mondiale, et coupé d'interactions avec ses deux enfants au fil d'une séparation houleuse, je comprenais un peu mieux son tourment, et surtout le tribut que lui avait coûté et lui coûtait toujours cette inclinaison à l'Omniscience, manipulant son génome au gré des aléas jusqu'à en faire cet hybride volubile de Jacques Attali et de Fred & Jamy.
Je ne crains pas de dire qu'il m'est apparu soudainement passionnant, presque fraternel, alors que j'entrevoyais un début d'explication, scientifique sinon purement humaine, à cette nouvelle mutation qui l'avait conduit à venir faire du vélo de montagne sur un volcan à chèvres.
Et c'est donc dans une ambiance lacrymale de vestiaire d'après-match, et avec deux grammes dans chacun de ses bras de biker, qu'il me révéla le fin mot de l'histoire, ajoutant que j'allais lui manquer puisque nous ne nous reverrions plus jamais. Sincèrement touché, je compatis sans sarcasmes, et malgré mon impuissance, je m'efforçai d'arrondir les angles et de relativiser la gravité de cette période dont il souffrait sans conteste profondément.
Nous restâmes là une bonne partie de la nuit en parlant peu et en fumant beaucoup.
Rédigées entre autres dans les conditions de confort minimales que l'on est en droit d'attendre d'un vol charter attestant de la capacité de reproduction des populations néerlandophones, les déclarations à suivre devront être considérées avec bienveillance et fatalisme avant tout ; et en somme, d'une manière similaire à celle utilisée lorsqu'on s'acquitte d'un triangle-club en terminal d'embarquement : c'est à dire avec ce petit quelque chose de désarmant qui se situe entre la réprobation passive et l'abandon face au tsunami de l'adversité.
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séjour en couple, individuel
https://www.youtube.com/watch?v=LLULVpcb5Mw
Salut,
C'est pas si courant d'écrire aussi long sur Lazone, et c'est pas mal fait, assez digeste et léger, quasiment culturel même, voire humain, si, si, la fin est une petite perle. Un talent de conteur certain, capable d'enchanter le quotidien, bravo !
LC ayant fait le tour des références, je rajouterai seulement que ce reportage est bien resté incarcéré pendant quatre années au fond d'un SSD, et n'espérait sans doute plus en sortir un jour, mais voilà, la justice rouge en a décidé autrement.
vraiment dommage que ce superbe texte ne soit pas plus lu et commenté. ça donne envie de se retaper l'intégrale de Muscadet en mettant de coté les textes d'héroïc fantasy.
Il est en marque-page, tête de liste dans le dossier "Zone/À lire". Mais j'ai aussi un dossier "À écrire".
Bien écrit, presque jusqu'à la fin. La dernière phrase flingue l'ambiance, c'est dommage. Une petite révision du passé simple s'impose.
Repeat after me : nous restÂMES, vous restÂTES, ils restèrent.
Putain. Quel con.
Putain.
Putain.
Et personne ne me dit rien pendant 20 jours ?
Putain.
C'est une licence artistique, voilà tout.
Iconoclaste.
je l'avais remarqué mais je m'étais dit que t'avais remplacé "ils" par "nous" au dernier moment. Et puis la Zone point org c'est pas Bescherelle ta mere point fr.
Putain. Ben oui, évidemment.
Sois un éditorialiste compatissant et corrige-moi ce scandale ni vu ni connu. Je te placerai une somme rondelette à Guernesey.
c'est fait. cela dit je ne suis pas éditorialiste ou très occasionnellement sur la Zone. à dire vrai, tout le monde peut l'être. Parfois quand il s'y attend le moins.
http://www.lazone.org/articles/themes/19.html
D'ailleurs si quelqu'un veut pondre un édito, c'est pas de refus.
c'est dommage d'ailleurs qu'ils ne se restâtèrent pas à la fin. Il y avait comme une tension sexuelle tout le long du récit. On se serait attendu à un apex final.
Je contacte mon gestionnaire de patrimoine au Luxembourg.
Oui mais le mountain bike, c'était abstrait pour moi.
ça ne va pas être possible, le miens était en fait celui d'un associé qui détenait un peu moins de 20% de ma holding, condamné à plusieurs millions d'amande par l'AMF pour fausses factures, il se la coule douce, entre appel et cassation, mais j'ai déposé une plainte au pénal contre lui alors ça risque de coincer niveau relationnel. On a qu'à dire que tu me dois un service. on verra plus tard.
/!\ A lire de toute urgence avant qu'il ne sorte des textes en page d'accueil /!\