Patrick était accroupi près du lavabo, adossé au mur, grimaçant, pliant et dépliant avec précaution les doigts de sa main droite, sur laquelle il avait appliqué un amalgame grossier de serviettes en papier. Le saignement continuait. Sa chemise était déchirée, du col au nombril. Il ne portait qu’une chaussure. Un mini haut-parleur dissimulé dans le faux plafond des toilettes du restaurant diffusait un morceau de Mariah Carey (Without You), exubérante reprise d’une ballade vociférée précédemment par Harry Nilson (1972).
Thierry, lui, se tenait debout devant la deuxième pissotière en partant de la gauche, face au mur à carreaux noirs et blancs. Il secouait la tête, incrédule, et resta un moment sans rien dire. Il souriait stupidement. Son corps vacillait d’avant en arrière. Les six Mojitos qu’il essayait de pisser handicapaient sérieusement son aplomb général. Thierry voulait exprimer une idée importante mais il lui était impossible de parler et se concentrer sur le déblocage de ses fluides simultanément. Quand résonna enfin le bruit de sa miction contre la porcelaine, faisant joliment échos au refrain de la chanson (I can’t live, if living is without You), il poussa un râle d’autosatisfaction et parvint à articuler :
— Patrick ! Patrick, mon pote !
— J’suis juste là, pas besoin de gueuler.
— Je veux que tu saches un truc. Et n’oublie jamais, ok ? Quoi qu’il arrive. Peu importe ce que les… ce que l’avenir… Patrick ! Écoute-moi bien bordel. Ce que tu viens d’accomplir… Je veux dire : tu viens de vivre le dernier grand rêve ! Tu vas entrer dans l’histoire. J’aimerais que tu sois mon ami, pour toujours.
— D’accord. Faisons comme ça…
— POUR TOUJOURS ! T ENTENDS ?
Patrick semblait obsédé par le bon fonctionnement de sa main, dont il n’arrivait toujours pas à contrôler les tremblements. Il avait envie de hurler. Quelque chose devait encore sortir. Mais peut-être en avait-il déjà assez fait. Il se leva, ouvrit à fond le robinet et laissa l’eau froide couler sur la blessure. Thierry pissait toujours, paraissant être en mesure d’uriner jusqu’au retour du Christ. Joueur, il tentait de se reculer le plus possible de la pissotière. A trois pas de la cible, sa précision virait au déplorable. Patrick se demanda qui était ce type, au fond, auprès duquel il passait huit heures par jour depuis plus de deux ans. Quelle était la valeur de cette amitié, exclusivement fondée sur un ennui commun ? Jusqu’où pouvait-on se confier auprès de ces gens ? Patrick finit tout de même par dire :
— J’suis foutu, tu sais. J’suis un mec foutu.
— Dis pas te bêtises, répondit l’équilibriste. T’es le meilleur d’entre nous.
— Non. J’ai vraiment pété les plombs, cette fois. Comme dans la chanson…
— Tu vas t’en remettre. Garde ton calme, surtout. T’es un putain d’employé au tri du courrier, mec. T’es le Mozart du dispatch. Le Mohamed Ali du…
— Arrête avec ça !
— Pourtant, c’est vrai. J’ai jamais vu quelqu’un classer le courrier comme tu le fais. Tu évolues sur une autre planète, je t’assure. Comme Miguel Indurain.
— …
— Miguel Indurain. Le légendaire cycliste espagnol.
— Mais je sais qui c’est, putain... Tu m’emmerdes.
— Cinq tours de France. Un peu de respect !
Thierry reboutonna son pantalon et se dirigea vers l’espace lavabos où étaient posés une bouteille de vodka et deux petits verres. Il se lava vaguement les mains et entreprit de remplir les verres, qui débordèrent largement. Il tendit un shooter à son collègue.
— A Miguel Indurain !
— A Poulidor même, si ça peut te faire plaisir.
— Et Laurent Fignon !
— On va pas tous les faire, rassure-moi.
— Non, t’as raison.
Ils descendirent leurs shots d’un trait. Thierry poussa une sorte de cri guttural qui semblait vouloir dire que sa trachée était ravagée par un incendie de forêt d’origine criminelle. Patrick ne broncha pas. Il saisit la bouteille, versa un peu d’alcool sur sa main endolorie et dit :
— Ils peuvent me virer pour ça ? Je sais pas, on est dans un cadre privé, non ?
— Achtung bicyclette, répondit Thierry. Repas annuel d’entreprise. Ça reste boulot-boulot. Mais tu vas rebondir, tu verras. Les recruteurs de tout le pays vont devenir dingues quand ils apprendront que t’es de nouveau sur le marché.
— Ils vont me saquer alors ?
— Bon. Ecoute-moi Sangoku… Si tu lui as collé un pain dans la gueule pour exprimer… disons d’une manière originale, comment dire… ton désir d’évoluer en interne, hein, dans ce cas laisse-moi te dire que j’aime ton style, ok… J’AIME TON PUTAIN D’UNIVERS ! Mais le monde n’est pas encore prêt pour les gens comme toi.
— Je me suis fait un mal de chien…
La plaie se situait sur la première phalange du majeur droit de Patrick. Elle était assez profonde, mais très circonscrite. Ça pissait toujours le sang.
— T’avais déjà cogné un type, avant ?
— Devine.
— Vise le nez, la prochaine fois. Moins de chance de se blesser, tu vois.
— Merci, vraiment.
— En tout cas, c’était une belle droite. Je n’oublierai jamais. Je veux que tu restes mon ami. Pour toujours. C’est important, conclut Thierry, la main sur le cœur, le regard porté au loin.
Patrick se pencha et mit sa tête sous la flotte. Il eut une vision de lui-même, dix ans plus tard, faisant la manche sous un distributeur de billets Caisse d’Epargne, lamentable, mal luné, portant un survêtement et une veste en cuir trop grande pour lui. Peut-être qu’il se dégoterait un chien. Il détestait les chiens, cela dit. Peut-être qu’il se battrait encore, pour un oui, pour un non.
L’eau glacée ne parvint pas totalement à calmer ses nerfs. Il réclama un nouveau cul-sec de vodka, qu’il descendit comme le premier, sans en tirer le moindre soulagement. Il dit :
— Elle venait de loin, tu sais. Cette droite. Ça faisait des années qu’elle était partie. J’ai jamais pu l’encadrer, ce mec. C’est sa tête. Y’a un truc qui va pas, avec sa tête de con. J’aime les gens, d’habitude. Je veux dire, j’aime la plupart des gens. Je suis pas difficile. Toi, par exemple, ça passe. Mais lui… C’est de la haine pure. Comme s’il avait égorgé ma famille sous mes yeux.
— Je te reçois haut et clair. Et je serai toujours à tes côté, je tiens à ce que tu le saches…
Corinne, la fille de la compta, une petite brune qui ressemblait étrangement à Christine Lagarde malgré son jeune âge (elle distribuait chaque mois les tickets restaurant, par ailleurs), passa la tête dans l’entrebâillement de la porte des toilettes homme. Elle ne semblait pas spécialement vouloir entrer. Elle dit :
— Comment ça va, là-dedans ?
— Je me suis détruit la main. Je crois que j’ai senti un truc pété au niveau du second métatarse, fit Patrick.
— Je vois. Mais le métatarse se situe au niveau du pied, observa Corinne.
— Fais pas chier.
— Sans vouloir minimiser ta douleur…
— On est en train de réfléchir à la possibilité de déclarer tout ça en accident du travail, ajouta Thierry. Qu’en penses-tu ?
— Intéressant.
— Merci, tu bois un coup ?
— Juste pour vous montrer que je suis solidaire alors…
Corinne fit ses premiers pas dans des toilettes pour homme. Elle portait une robe noire, dos nu, assez courte. On sentait qu’elle avait fait un effort. Thierry se fit la réflexion, en lui tendant son verre, que le repas annuel de la boite devait être une source d’espoir considérable, aux yeux de cette fille, relativement à ses chances de participer à la grande reproduction de l’espèce. Thierry était vraiment saoul. Elle attrapa le verre et le but en trois petites gorgées, chacune ponctuée d’un gémissement lourd de sens.
— Patrick, dit-elle, il faudrait que je sache au plus vite combien de jours de congés il te reste. J’aimerais qu’on garde contact.
Patrick s’enquilla un troisième cul-sec insipide, secoua la tête tristement et répondit :
— Restons en contact. Tu as raison. Comment il va, l’autre connard, sinon ?
— Matthieu ?... c’est l’horreur, répondit Corinne. Plus lourd que jamais... Catastrophique. Je pensais qu’avec l’humiliation, tu sais, il allait prendre ses affaires et foutre le camp mais non : il s’est lancé dans un grand monologue, à propos de la résolution positive des conflits face à la brutalité primaire. Il cite Bourdieu et tripotant sa molaire, qui selon lui ne tenait plus à grand-chose de toute manière. Il l’a mise dans un verre d’eau. Apparemment, un rendez-vous avait déjà été pris chez son dentiste. Ils servent des profiteroles au dessert. Vous en voulez ?
— Je pourrais avoir de la glace, plutôt ? demanda Patrick.
— Quel parfum ?
— Pour ma main, merde ! Juste de la glace.
— Au sens glaçon du terme, Corinne, si tu veux bien, précisa Thierry, qui avait suivi une formation en écoute active.
— Ça enfle, constata Patrick.
— Matthieu dit qu’il est prêt à discuter de la situation avec toi et le reste de l’équipe, continua Corinne en se resservant un verre. Mais il est catégorique sur le fait que tu seras licencié au plus vite. Catégorique. Il dit qu’il ne peut pas manager sereinement dans ces conditions. Il a fait une comparaison avec le monde animal, un truc avec les singes alpha mais personne ne l’écoute vraiment…
— C’est complètement abusif, de toute façon. On est tous bourrés. On sait plus ce qu’on fait… Ça n’a rien à voir avec la qualité de mon travail.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise : il doit avoir une dent contre toi…
Il y eut un moment de flottement, puis Thierry se plia en deux pour laisser libre court à son hilarité d’ivrogne moyenâgeux ; mélange d’expectoration rugueuse, de petits cris aigus et de hoquet. Corinne sourit d’abord timidement, et se mit à rire plus fort elle aussi, en voyant Thierry simuler une sévère défaillance cardiaque, agrippé à la chemise déchirée de Patrick. Ce dernier, étranger à la bonne humeur générale, expérimentait une nouvelle vision futuriste de lui-même, vidant les poubelles dans un collège en zone sensible, dans une tenue vert fluo. Thierry ne consentit à reprendre ses esprits qu’au bout d’un solide quart d’heure, insensible aux injonctions de son collègue compromis, qui lui ordonnait de cesser de se comporter comme un débile mental. La situation était grave, pour certains. Thierry, le souffle encore court, réussit à déclarer :
— Corinne, elle est très bonne, ta blague.
— Merci. En fait c’est Walid qui l’a trouvée en premier. Tout le monde a beaucoup ri, à table. Même l’autre con. Il a dit que voilà, c’était ça, l’esprit. Qu’il fallait dédramatiser et continuer à vivre, surtout. Comme avec les attentats.
— Les attentats... Bordel... J’aurais dû lui balancer mon gauche, aussi, tiens.
— En fait, Matthieu dit qu’il aurait pu te tuer à mains nues, s’il l’avait voulu. Il dit qu’il a fait pas mal de capoeira quand il était plus jeune. Que ça lui a appris le contrôle de soi.
— Une grosse tarlouze, voilà ce qu’il est ! brailla Thierry en direction de la porte.
— …
— …
— Quand j’emploie le mot « tarlouze », Corinne, ça n’a rien d’homophobe. Vraiment. Si par hasard tu étais gouine ou autre, sache que je te respecte quoi qu’il en soit. Tu fais du très bon boulot. Il parait que tes écritures sont toujours impec.
— Merci Thierry. Je me donne du mal.
— C’est sincère.
— Enfin bref, Matthieu continue à manger comme si rien ne s’était passé, poursuivit Corinne. Il saigne encore de la bouche, de temps en temps. C’est immonde. Surtout qu’il ne s’en rend pas compte tout de suite. Il pisse le sang dans son assiette et il continue à nous raconter qu’il envisage d’instaurer des cours collectifs de capoeira, pour nous aider à désamorcer les conflits, genre, et pour notre bien être global au travail. Moi, ça me dit rien. J’ai essayé de lui faire comprendre que la zumba c’est super aussi, pour le cardio et la coordination, tout ça. Du coup, il dit qu’on doit tout faire pour transformer cette expérience traumatisante en actions constructives pour l’équipe. Voilà. Ca n’annonce pas cool, dans les jours qui viennent. Vraiment pas cool…
— Apporte juste de la de glace s’il te plait, ok ? demanda Patrick.
— Et peut-être une part de profiteroles pour moi, Corinne.
— Filez-moi un dernier verre avant que je me sente exploitée.
Corinne allait partir, sexuelle et titubante. Elle se retourna. Quelque chose venait de lui revenir à l’esprit. Elle s’adressa à Patrick :
— Un dernier truc… Alexis a peur que tu sortes d’ici et que tu provoques de nouveau une bagarre. Il se lâche, à ton sujet. Il dit qu’il a toujours su qu’il y avait quelque chose de pas net, chez toi. Il a dit que t’étais « borderline ». Un cas d’école. Ce sont ses mots. Il a les jetons que tu sortes et que tu blesses quelqu’un d’autre. Genre, au hasard. Il dit que tu t’es peut-être radicalisé sur Internet.
Corinne avait une main sur la porte. Elle ressemblait à une version plus douce de Christine Lagarde à présent. Plus maternelle, jugea Thierry, en buvant une longue rasade de vodka au goulot. Elle dit encore :
— Quand même, on rigole bien, dans l’ensemble. Ça change de l’an dernier. Vous comptez rester là longtemps ?
— Faut qu’on décide de la nouvelle orientation de carrière de Patrick. Ça se fait pas en cinq minutes ma jolie.
— Encore une fois, Matthieu a dit que si tu revenais à table, il n’utiliserait pas la capoeira contre toi. Si tu souhaites t’excuser auprès de lui et de toute l’équipe pour ton comportement primitif, t’es le bienvenu. Tu seras quand même viré. Ça, par contre, ce n’est pas négociable.
— En tout cas, merci pour le debrief, Corinne. On va étudier toutes les propositions, à partir de maintenant.
Elle leur lança un baiser et disparut.
— Je me la ferais bien, quand même, cette petite, dit Thierry.
— Fonce. Soyez heureux.
— Pour le bien-être au travail. Pour l’équipe.
— Fais le pour Miguel Indurain, si ça te fait plaisir. Fonce.
— Je crois qu’elle en a vraiment besoin. Et on aurait tous à y gagner. La comptabilité est un service clé, …
— Bon. Qu’est-ce que je fais, moi ? Je sors et je m’excuse ?
Thierry se frappa violemment le front du plat de la main. Puis il plongea son regard dans celui de Patrick. Ses yeux partaient dans tous les sens, de même que l’ensemble de son corps. C’était difficile de se montrer pénétrant dans ces conditions mais il essaya malgré tout :
— T’excuser ? Non mais t’es pas bien… D’abord, on ne s’excuse pas d’avoir frappé un type au visage. T’es con ou quoi ? Et puis, on ne s’excuse pas de lutter contre le grand capital. On ne s’excuse pas d’exprimer sa colère et sa frustration face au manque de dialogue social. Enfin merde, on ne s’excuse pas de rester un homme qui porte ses couilles, hein, avant d’être un employé administratif affecté au tri du courrier d’une saloperie de boite d’assurance ! Ok ? C’est vrai : on se comporte tous comme des tafioles, la plupart du temps. Un pays de femmes battues. Ils nous marchent sur la gueule, c’est chaque matin à la radio, et on continue à faire semblant d’être privilégiés, putain. Faut pas s’étonner que des mecs comme toi, sensibles et tout, puissent perdre les pédales un jour ou l’autre. C’est pas ta faute. Notre indice national de bonheur brut est en chute libre. T’as une idée de notre classement mondial ?
— Aucune.
— On est 29ème ! Derrière le Qatar. Alors merde ! On ne s’excuse pas pour les barricades, et mai 68, et le printemps arabe. Depuis trop longtemps, le patronat refuse de…
— Calme, bordel… C’est juste un petit enfoiré de chef de service, le Matthieu. J’ai pas tabassé Pierre Gattaz, ni rien, alors calme ta joie ! La seule raison qui m’a motivé à lui en coller une, c’est que je suis tout bourré, qu’il a une sale tête de con, que j’ai une vie de merde, hein, si tu veux savoir, et qu’il a fini la bouteille de vin sous mon nez alors qu’il savait très bien que je voulais me resservir.
— Ça reste un abus.
— J’ai craqué, bordel ! J’ai juste craqué... Si ça se trouve, je suis vraiment borderline.
— J’ai pas compris, cette partie-là.
— Je fais peut-être un burnout.
— J’y connais rien en sport automobile, moi, mais tu sais quoi ? T’es plus le même depuis le projet de loi El Khomri. T’es en train de prendre conscience du nouvel ordre mondial. Tu ramasses ça en pleine gueule tout à coup et je comprends que tu sois bouleversé.
— …
— Hein ? J’ai pas raison ? Est-ce que tu signes des pétitions en ligne ? Tu participes aux nuits debout ? T’as honte ? Je pige, t’inquiète pas. T’oses pas en parler, je capte, mais tu peux tout me dire. Je suis ton frère, au service courrier.
— J’emmerde les nuits debout ! Je viens de perdre mon job !
— En tout cas, il y a quelque chose de changé en toi. Je t’assure. Même physiquement, tu t’es mis à ressembler à Lénine.
Patrick n’écoutait plus. Il inspectait à nouveau sa plaie.Thierry se pencha vers lui pour jeter un œil. Il dit :
— Faudra quand même penser à suturer ce machin, à un moment donné.
— Merci de votre putain de diagnostic, Docteur House. C’est quand même mieux qu’une maladie auto-immune, non ? Quand même. Rassurez-moi. Je vais vivre ?
— J’ai toujours apprécié ton esprit sarcastique, mon frère. Mais enfin essaie de voir le bon côté des choses. Je sais pas moi : tu vas avoir le temps de regarder un paquet de séries, par exemple…
— Tu m’emmerdes, Thierry. J’en peux plus de toi. Je viens de foutre ma carrière aux chiottes.
— C’est vrai.
— Littéralement.
— Elle est très bonne, cette blague aussi, Patrick.
— …
— Parce qu’on est aux toilettes, là…
— J’arrive pas à croire que j’ai fait ça. Le marché de l’emploi n’a jamais été si merdique.
— Mmhh… Je te conseille d’attendre les chiffres du mois de mars avant de tirer des conclusions définitives.
— Tu me fatigues, Thierry. Beaucoup.
— Patrick, il faut que je t’avoue un truc. Le genre de truc pas toujours simple, entre collègues de travail...
— On n’en est plus là.
— N’en sois pas si certain. Cela concerne mon comportement face aux substances narcotiques.
— Alors, n’avoue rien. Par pitié…
— J’aime prendre du LSD. Voilà, mec. Ça fait un an que je me suis mis aux psychoactifs et comme pour le reste, quand je me lance c’est à fond. Je ne suis pas encore totalement dépendant mais j’y prends un plaisir qui enfonce de loin toutes mes autres passions, je te le garantis.
— Je vois.
— Pourtant, j’aime beaucoup le foot en salle.
— Je sais bien…
— Voudrais-tu partager un Bart Simpson avec moi, mon frère ?
— Ok. Envoie. Qu’on en finisse.
Le visage de Thierry s’illumina comme celui d’un enfant, le soir de Noel, au pied du sapin. C’était à la fois touchant et infiniment triste. Il fouilla frénétiquement la poche arrière de son jean en poussant de petits cris d’énervement. Un buvard en carton représentant Bart Simpson, de face, plein pied, équipé d’une fronde tendue vers le consommateur potentiel, apparut au creux de la main de Thierry, qui commenta :
— Je préfère être franc. C’est sans doute de la merde. Mon dealer vit encore chez ses parents et il synthétise ses molécules lui-même. Du moins, il essaie. Il passe son temps sur des forums pirates à discuter avec ses amis de l’avancement de leurs synthèses respectives. Il est étudiant en chimie. Il doit avoir quarante-cinq ans. Du coup, Cette came on ne sait jamais par où elle va cogner. Ça donne un côté aléatoire plutôt sympa mais aussi un peu déroutant, je dois dire. Une fois j’ai fait un vilain choc anaphylactique et une autre fois mon cerveau s’est éteint. Je veux dire que tout le système a entièrement planté. J’étais tout seul chez moi et je ne savais plus rien. J’ai été obligé de me rebooter manuellement, en parlant à voix haute, genre : « Je m’appelle Thierry M., j’ai vingt-huit ans, j’habite à telle adresse, j’aime le sirop de menthe, je suis opéré de l’appendicite, allergique aux plumes », etc. Ça m’a pris cinq jours pour retrouver mon âme. Il faut que tu saches. Bref, à la tienne !
Ils restèrent une demi-heure à attendre la montée, sans que rien de décisif ne se produise.
Thierry finit par foutre le camp. Patrick s’enferma dans une cabine de toilette.
***
Patrick ferma les yeux si fort qu’il provoqua en effet une rupture brutale de la trame narrative, mais pas de la manière dont il l’aurait souhaitée. On cognait à la porte du box qu’il occupait. Il décida dans un premier temps de faire le mort, ce qui correspondait fidèlement à son état d’esprit et sa vision de l’avenir à court terme. Les coups redoublèrent, plus insistants. Patrick se sentit une nouvelle fois agressé. Il se prépara mentalement au combat de rue qui allait suivre. Qu’est-ce qui lui prenait ? Il était d’habitude un garçon charmant, sourd à ses instincts ; comme n’importe quel urbain branché de race blanche, ni plus ni moins. Ce soir-là, pourtant, il voulait se castagner avec tout le monde, comme ces gitans sur YouTube, les Lopez. Il envoya à son tour un grand coup de pied dans la porte et gueula : « C’est bon, là. Merde ! Vous voyez bien que c’est occupé… ». Il inclina la tête sur le côté afin de regarder sous la porte, de quelle manière les chaussures de l’inconnu réagissaient à cette réplique sans compromis. Les pompes ne bougèrent pas. Chaussures de ville. Élégantes. Cuir noir. Bonne came. « Je vous prie de bien vouloir m’excuser, dit la voix, mais il faut vraiment que je me soulage à mon tour. Il n’y a ici qu’une seule cabine à verrou. C’est regrettable pour un établissement de ce genre, mais qu’y pouvons-nous… Êtes-vous en train de faire un malaise, Monsieur ? ». Patrick ne pouvait rester sourd longtemps à une demande aussi poliment formulée. Son conditionnement à la courtoisie était regrettable, mais réel. « Non, ça va. Je vais bien. Je vais sortir, maintenant » répondit-il en se levant déjà. « Vous êtes très aimable, Monsieur. Je ne pourrais pas me retenir longtemps encore… ».
Patrick tira la chasse, dans un souci d’authenticité. Puis il poussa la porte et tomba nez à nez avec le patron du Medef.
LA ZONE -
1ere partie
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Ce qui m'énerve, c'est cette confusion qu'entretient volontairement l'auteur dans tous ses textes, en parlant de cyclisme, des rapports avec son jeune gamin. C'est comme si c'était un clone de Glaüx, ou qu'il voulait nous faire croire qu'il est Glaüx. Les textes manquent cruellement de tractopelles et de tables basses cependant. Tout connaisseur ne s'y laissera pas prendre. En plus CTRL X est un sombre connard même si c'est sans nul doute, de loin, le meilleur d'entre nous.
C'est une bonne histoire qui se passe dans les toilettes, et qui n'est pas finie mais j'attends cette racoleuse de suite qui minaude en dernière ligne comme une strip-teaseuse sur sa barre verticale scintillante.
L'époque est à la confusion. D'ailleurs Nicolas Sarkozy l'a bien compris, qui appelle à rétablir l'ordre, vaste programme de droite décomplexifiée. Cela dit, un môme et un vélo, ça fait beaucoup de Glaüx en France et ailleurs. Pas encore lu mais ça a l'air très aérodynamique.
Accompagnement sonore presque adéquat :
https://www.youtube.com/watch?v=goeOUTRy2es
LP, as-tu songé à être bruiteur de profession ?
de toutes façons l'OST de ce texte c'est clairement dit en intro : https://www.youtube.com/watch?v=zqS-U2NFjUk
OH PUTAIN NON MAIS JE SUIS EN MODE SUPA SAIAN EREVAN § Anna KHanchalyan - Without you (cover Mariah Carey) The voice of Armenia https://www.youtube.com/watch?v=k3aZCzDueAE
J'ai eu des images de Caméra Café dans la tête avec un gros côté trente-sixième degrés et violent en plus.
Tant qu'on en est aux comparaisons, perso, ça m'a fait penser à l'humour et à la narration de la série animée "Archer" bien trop méconnue.
Très visuel, j'ai bien ri.
Notamment : Au sens glaçon du terme, Radicalisé sur internet et J’aime le sirop de menthe.
J'ai l'impression que le texte se place un cran au-dessus de la production habituelle de l'auteur qui fait quand même sécession avec la démonstration de stand-up pour s'attacher à une mise en place plus précise et évocatrice, en huis-clos, qui relève de la scène de théâtre contemporaine.
Le titre est un peu trop convenu à mon goût et quelques vannes ne passent pas : les profiteroles, le burnout sport automobile.
C'était très plaisant, merci bien.