Le titre du speech de la conférence TEDx s'afficha alors en énormes caractères sur les multiples écrans qui ornaient la salle de l’amphithéâtre. Abasourdi, le public pouvait distinctement lire : "Pourquoi je vais tous vous buter, bande de merdes humaines." Des chuchotements éparses d'abord, se généralisèrent et s’amplifièrent rapidement au point de devenir un brouhaha assourdissant. Il fallut bien 5 minutes et 3 rappels au calme du maître de conférence, Monsieur Crawford, pour que tout l'auditoire s'apaise, que les spectateurs, rassurés par le discours souriant de cette figure officielle présidant la cérémonie, passent de l'hystérie collective, au doute, puis à l'expectative idoine pour ce type d'événement : un show souvent plus sensationnaliste que vulgarisateur, plus proche de l'entertainment pur que du cour magistral, bien entendu. Tout le monde admit cela sans se concerter avec ses voisins : une conférence TEDx c'est cool et on peut vraiment s'attendre à tout et n'importe quoi alors autant se la jouer sympa et distant afin de ne pas gâcher tout le potentiel de réseautage qui s'offre indéniablement exclusivement aux plus zens des gens sachant garder le sens de l'à-propos. Paniquer, ce n'est pas une option qui ouvre de belles perspectives commerciales. Alors autant ne pas se griller auprès d'éventuels clients assis sur les sièges adjacents et affubler son visage du plus large des sourires, montrer au monde entier avec fierté que l'émail de nos dents à au moins 3 teintes de blanc d'avance sur celle des acteurs de la dernière pub Colgate.
L'orateur tapa brièvement trois coups secs sur son microphone afin d'attirer l'attention puis il lut à voix haute et intelligible, une première fois, le titre de son exposé : "Pourquoi je vais tous vous buter, bande de merdes humaines." Il y eut un ricanement dans l'auditoire alors l'orateur dans le prolongement d'un va et viens du regard à gauche et à droite de l'assistance, haussa les épaules, levant les yeux au ciel dans une moue d'incompréhension, tapa à nouveau 3 fois sur son microphone puis répéta son titre en prenant soin de bien hacher les syllabes: "Pour-quoi je vais tous vous bu-ter, ban-de de mer-des hu-mai-nes." Le public avait très distinctement détecté un effet théâtral dans sa manière d'amener le speech. Indubitablement, il faisait une grimace rigolote, et puis c'était certain, le petit bonhomme à la tronche bizarre venait de taper dans le registre du comique de répétition, un truc bien rôdé dans ce genre de conférence. Il allait faire un putain de stand up, un one man show à l'américaine. On allait tous se bidonner à se rouler par terre. Le premier ricanement isolé laissa donc place à un fou rire général du public. L'orateur tapa alors de nouveau 3 fois de l'index et du majeur de sa main gauche sur le microphone, puis sans répéter le titre une nouvelle fois se jeta à corps perdu dans un monologue qui ne serait rythmé que par les réactions de l'auditoire.
"Au sujet de l’acribologie, il m’est inlassablement reproché d’user d’une terminologie trop scientifique qui rebute le profane. Il m'est aussi reproché de remplir des kilomètres carrés de tableaux noirs de démonstrations imbitables alors aujourd'hui, je serai direct, j'irai taper dans votre jargon de singes savants, je n'utiliserai pas la moindre formule, le plus petit raisonnement analytique, et ce afin d'optimiser la compréhension de ma démonstration par les sous-vertébrés que vous êtes." Rire interminable de toute la salle et tornade d'applaudissements qui singulièrement semblaient irriter l'intrigant personnage. "Non mais le prenez pas comme ça, les gars !" Quelques pouffements étouffés se transformèrent en raclement de gorge. Les personnes les plus éloignées de la scène ne se rendaient pas vraiment compte si l'orateur feignait d'être déstabilisé alors elles suivaient avec confiance, les réactions des spectateurs du premier rang. "Bonjour, je m'appelle Jean-Toto et je vais tous vous trucider, tas de gros bâtards ! Ou comme on dit au Congo-Kinshasa, je vais tous vous zondomiser, cohortes de marcassins sans la moindre dignité." Des rires un peu plus engagés s'en suivirent. "Non. Mais arrêtez de vous foutre de ma gueule en plus ! C'est comme ça que vous fonctionnez, je le sais. Vous êtes toujours à vous foutre de la gueule de ceux qui ne sont pas comme vous, surtout quand ils ne sont pas présents d'ailleurs. ça représente la majeur partie de vos conversations, vous rassurer les uns les autres sur votre normalité en critiquant ceux qui ne sont pas là. Puis vous leurs donnez des surnoms ridicules car sobriquer c'est votre passe-temps favori et..." L'orateur faisait de grand gestes avec la main qui ne tenait pas le micro, ça se voyait de loin qu'il voulait dédramatiser la situation en surjouant le ridicule. Un nouveau fou rire général éclata puis s'étouffa au bout de 5 secondes. "Vous vous foutez de ma gueule, c'est ça ? Comment vous allez m'appeler, hein ? Tête rouge ? Tronche de balai à chiottes ? Putain, je vais vous marave vos mères, hordes de hyènes puantes. Vous êtes insolents, imbus de vos personnes, méchants. J'ai de bonnes raisons de vouloir vous répandre dans toute la salle, vous ne croyez pas ? " Les rires étaient de nouveau au rendez-vous, mais plus éparses, signe que le running gag s’essoufflait. D'ailleurs, l'orateur cessa de tourner autour du pot, et se mis a convulser ou gigoter étrangement, on avait du mal à comprendre. On aurait cru de loin qu'il s'était lancé dans une intrigante chorégraphie, une danse en armes religieuse et martiale de la Grèce antique, une pyrrhique menaçante, un simulacre de combat comme pour intimider tout l’amphithéâtre. C'était complètement ridicule. Il tortillait du croupion comme un kangourou sous ecstasy. Alors l'auditoire éclata de rire en chœur, rien de tel que le comique de situation et l'exagération dans l'absurde pour détendre l'atmosphère et mieux amener un sujet sérieux.
Jean-Toto s'empressa, en finissant une roulade, d'entrer dans le vif du sujet :" Chers tas de fils de pute, si aujourd'hui je viens tous vous zigouiller, c'est parce que personne ne me croit quand j'avoue que j'ai des putains de pouvoirs télékinétiques et qu'il suffit que je le pense très fort pour provoquer des ruptures d'anévrismes à la chaîne dans vos cervelets spongiformes de sous-larves anthropomorphes." Comme la phrase stoppa net à ce moment et que l'orateur soudain tourna le dos au public, personne ne sut trop comment réagir. L'homme bougonnait presque imperceptiblement : "Et si vous m'énervez, je vais tous vous estoquer d'un simple battement de cil. Une micro impulsion électromagnétique de mon lobe cortical provoquera une induction de quelques zeptotesla dans vos tronches et c'en sera fini de vous et toute votre morgue s'évanouira dans la plissure d'une veine broyée par le jelly de vos neurones que je peux contrôler de loin. Alors il y a des candidats pour que je pratique sur eux une laryngoscopie télé-distante suivie d'une compression et d'une fusion du cortex, cerveau limbique et reptilien ?" Il y eut à nouveau un silence. Puis on sentit que des conversations s'engageaient un peu partout dans la salle. Le gars de dos semblait camper un gros gamin qui boude mais ce n'était vraiment pas drôle. Une tension palpable, un improbable malaise avait gagné une foule partagée entre ennui, dégoût, incompréhension, consternation, quelques spectateurs n'en démordaient pas pourtant et continuaient à se fendre la poire surtout que par à-coups, on pouvait entendre ce que bougonnait Jean-Toto : "Je vais faire des gros tas avec vos cadavres, je déplacerai dans les airs, juste par la force de l'esprit, vos organismes agonisants suite aux multiples AVC que j'aurai provoqué, puis je les amoncellerai en monticules, en collines et en thiers de viande. Je concasserai tout en broyant vos carcasses et je ferai une grosse boule sanguinolente avec." Pourtant la tirade aléatoire devenait lassante, la plupart des gens en avait ras le bol de ne pas savoir où voulait en venir l'orateur, ils se faisaient copieusement insulter et intimider depuis 10 minutes et pensaient à présent que l'acteur n'en n'était pas vraiment un, que c'était probablement un intrus, un dingue surgit du backstage et qu'avait pris la place d'un autre startuper qui probablement serait découvert assommé au fond d'un placard de service. Jean-Toto s'adressait à eux, ils en étaient tous certains à présent, sans une once d'humour, au premier degré.
Alors un gros type au cinquième rang se leva et hurla en direction du maître de conférence : "Monsieur Crawford, c'est un vrai scandale ! Je suis le responsable du CE d'une grosse multinationale et on a payé cher les entrées et le déplacement pour ce séminaire de développement personnel ! J'exige des explications ! C'est quoi ce bordel ? Ce Jean-Toto, où je ne sais quoi, n'était pas du tout prévu au programme." Monsieur Crawford se contentait dans un large sourire crispé de faire des signes d'apaisement de la main vers le gros type furax, l'invitant, aussi discrètement que possible, à se rasseoir. Mais cet artifice grossier accompagné d'un hochement de tête et d'un clin d’œil du maître de cérémonie irrita encore d'avantage le responsable du CE, ne comprenant pas le moins du monde ce qui lui sembla être un signe de connivence qu'il n'était pas du tout prêt à partager, alors il poursuivit sa gueulante, tout rouge : "On n'est pas là pour perdre notre temps et voir nos employés et leur famille insultées... Non mais vous vous rendez compte ? Ce gars nous menace de mort, rien de moins ! Vous savez qu'il y a des personnes cardiaques dans l'auditoire ? Vous avez pensé à ça avant d'organiser cette vaste farce ? D'ailleurs, je porte moi-même un pacemaker et..."
C'est alors que Jean-Toto se retourna vers le public serrant très fortement ses tempes avec ses poing et fronçant les sourcils avec insistance. Il figeait le gros Monsieur du CE quand ce dernier s'effondra net dans son fauteuil en crachant des bulles de sang.
Le petit bonhomme dans la pénombre s'avança au centre du cercle rouge trônant au milieu de la scène. La foule se mit à l'applaudir par réflexe puisque les orateurs défilaient les uns après les autres, qu'il était de bon ton de les accueillir chaleureusement dès leur entrée en piste, et puisque de toute manière, c'est le propre d'une foule que d'agir par réflexe. Cependant au moment où le sinistre personnage apparut auréolé de lumière, dès que les projecteurs se braquèrent sur lui et se mirent à suivre le moindre de ses pas, l'étrange impression qu'on avait à faire à un évadé de centre pénitencier de haute sécurité pour tueurs en série psychopathes se propagea dans le public, une sorte de ola d'effroi pur, un tsunami de poils qui se hérissaient, une onde de choc de sueur froide. L'éclairage de la scène était impitoyable, tel les feux braqués par un maton du haut d'un mirador. Le visage du nouvel arrivant était sillonné de cicatrices, constellé de marques d'automutilation, de cratères annelés tout le long de sa face écarlate, de stigmates trahissant d'une anormalité évidente. Les a priori s'inscrivent dans les axiomes des stratégies inconscientes de survie de tout à chacun et quand ils résonnent de manière si intuitive et consensuelle au sein de tout un groupe, le doute n'est plus permis : les applaudissements s'atténuèrent et se tarirent, laissant place à un long silence. La consternation générale s'était improvisée invitée de dernière minute. D'ailleurs les spectateurs se jetaient des regards les uns les autres comme pour essayer de deviner dans le faciès de leurs pairs s'ils n'en n'étaient pas venus à la même conclusion : le gars était carrément trop louche. Qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre là ? Ce n'était clairement pas sa place.
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =