LA ZONE -

14. Ta mémoire par le feu #SaintCon2016

Le 16/04/2016
par valérY meYnadier
[illustration]          Le ciel est fort aujourd’hui, tiré par de gros nuages costauds tirés par le vent. Plusieurs couches de ciels se superposent. La première couche est basse & lourde, c’est qu’il pleut. J’ai oublié de dire qu’il pleuvait. Je vais oublier de dire beaucoup de choses à l’avenir. La seconde couche percée par un rayon de soleil permet à quelques moutonneux de sortir. Quant à la troisième, la plus haute, j’y vois des filandres de nuages abandonnées dans un bleu impeccable & lumineux.

Le ciel va encore se tirer, je le sais. La prison ne pardonne pas au ciel.
Et moi, Benoît Costa sous un trois ciel, devant un vieux portail un peu plus rouillé que d’habitude, sur un trottoir dallé que je connais par coeur, je vais je viens. Avant, pour éviter la corrosion, il me revenait de passer un produit spécial, du Minimum Gris, sur ce portail Pour que la peinture s’accroche en profondeur, paroles de dab.
Là où je vais après, plus de ciel, plus de portail, plus de Benoît. Alors, je fais une réserve. Il est tôt, quinze heures. Là où je vais, plus de temps non plus.
Est-ce qu’il est là le dab ?
    Le déclencheur pour ma petite soeur a été le film d’un réal Espagnol, on regardait ce film avachis sur le canapé du salon. Elle s’est mise à chialer comme un nouveau né & de bredouiller dans mon oreille un autre scénario, Ecoute elle dit ce scénario, celui d’une femme, ancien bébé violé par son père, elle ne ne s’en souvient pas ou alors s’en souvenait sans se souvenir, son corps s’en souvient mais pas elle. Son corps pourtant s’adresse à elle, lui parle, frissonne, hurle, dit non toujours alors qu’elle, elle aimerait dire oui. Elle est grande maintenant, ce n’est plus un bébé mais elle ne peut toujours pas dire oui. Elle dit non tout le temps à tout. 

    La voix de ma petite soeur en boucle dans ma tête devant le portail rouillé. Une voix de morte dans un corps, ça fait mal.
Avant d’arriver devant le portail, j’ai laissé la voix parler à ma place, elle a interrogé un clodo dans la rue, je lui ai demandé s’il aimait les petites filles, s’il connaissait cette maladie. Il m’a craché dessus. Il n’y a eu que les yeux de son chien pour me répondre.
Dans l’écho, les larmes d’un chien.

La mémoire est vaste.
La mémoire est partout.
Les spécialistes disent qu’elle est dans le cerveau limbique, le cortex, le reptilien, très cérébral tout ça, c’est le corps en entier qui est mémoire. Ma petite soeur avait mal au vagin devant le film & moi je luttais pour ne pas lui sauter dessus. Je me mordais les joues, la langue, je nous servais du coca-cola, je m’éloignais d’elle au lieu de la consoler. Je suis un monstre mais je ne l’ai jamais touchée. Pas elle. Ses copines, comment faire pour ne pas ?
On n’en a jamais parlé elle et moi. Le dab, ils nous prenaient séparément. Un jour l’un, un jour l’autre. Quand aux copains du dab, je ne sais pas pour elle. Pour moi, j’ai toujours eu la meilleure note en oubli.
Le corps est une immense mémoire sourde, aveugle, muette dont il faut apprendre la langue. Mémoire confectionnée de peau qui réagit à la peau et nous parle via la peau. Ça me rappelle le chef cuistot des Baumettes, tatoué des pieds à la cime du crâne impeccablement chauve. Pas de mémoire chez lui. Etouffée la mémoire.

Les pas du Diable ne laissent pas d’empreintes. Sur la peau de Valentine, rien. Il a arrêté quand elle avait six ans. Pourquoi ? Trop vieille, peut être.
Moi, je n’ai jamais été trop vieux.
Il faudrait un décodeur de frissons, une sorte de morse de notre mémoire sourde, aveugle, muette pour traduire ce qu’on a vécu en dehors du souvenir.
Les frissons ne mentent pas. Avant six ans, ma soeur ne se souvenait de rien. Du blanc.

    Ce qui fait le temps Monsieur le juge, c’est l’évènement, pas votre montre à votre poignet. Ma petite soeur avait l’âge de votre femme, de votre mère & de votre arrière grand-mère. Ma petite soeur n’avait pas douze ans sur son état civil quand elle est morte. Elle voulait faire du cinéma, écrire, jouer, maquiller, elle ne savait pas trop encore. A deux cents ans, c’est difficile de vouloir faire encore quelque chose. Je vous rassure, elle en a fini avec toutes ces questions.
C’est moi qui l’ai détachée de la poutre.
Quel âge elle a votre femme Monsieur le Juge ? Est-ce qu’elle a été abusé par son père ? Excusez-moi, je m’égare. Les femmes ont une mémoire à part. Plus âgée. Enfin, je crois, ma mère est morte d’un cancer de la mémoire car elle savait. Elle a fermé les yeux jusqu’à ce que mort s’ensuive. Son mari, une horloge en vieille peau qui faisait passer son temps sur ses enfants. Une histoire de famille Monsieur le Juge. C’était à moi d’arrêter l’horloge.
Ce soir-là, devant la télé, j’ai compris qu’il avait recommencé avec Valentine, derrière mon dos, sans rien me dire & qu’elle savait que la première fois remontait peut-être à sa naissance & de me demander, Benoît, c’est possible de faire ça à un nouveau-né ?
Ca porte un nom ça aussi, la népiophilie, vous savez ça ?

Je nous ai servi du coca-cola.
Ma petite sœur, elle a marché à sept mois car elle me voyait marcher. Elle a parlé très tôt car elle entendait ma voix. Elle assimilait son grand-frère, c’est à dire moi, tout ce que je faisais, elle le faisait. Il se peut. Voyez-vous. Si. Si je ne m’étais pas soumis. Il se peut. Si. Je me. Je.

Reste devant le portail, il finira bien par te voir ton enfoiré de dab & il te dira : viens mon fils.

    Le jour sous les pas de Benoît virait au bleu. Un bleu froid d’hiver. Les murs restent insensibles mais les joues se prêtent au bleu, les doigts aussi, & le souffle en buée bleue, roué de mots. Népiophilie, quel mot. Quand le fils pensait que le père allait s’arrêter tout à l’heure de respirer, il disait, Merci mon dieu.
Y allait devenir tout dur, de pierre. & il voyait la bite de son père dans le cercueil & il avait comme un orgasme.
Prendre son temps comme la mort vous prend un jour. Il prenait son temps. Il regardait le portail. Une fois franchi…
L’assassin prend la place de la mort, il prend, il tue, l’égal de la mort. Quel courage. Ce n’est pas rien. Benoît prenait son temps, il allait, il venait.
Restera le ciel, la lune, & ce souvenir commun qui n’est pas, ne sera jamais un souvenir. La mort de Valentine ne sera jamais un souvenir & pas un seul jour passé où il ne s’est demandé, Comment il fait lui ?


Moi, je ne sais plus quoi faire de moi depuis. Des choses qu’on ne peut pas oublier, on ne peut pas s’en souvenir non plus & je suis là devant ses fenêtres & là maintenant je vais sonner au portail mais ce souvenir devant moi qui n’est pas un souvenir m’empêche d’avancer, m’empêche d’accéder à l’interphone.
Est-ce qu’elle le protégerait ?
Un pigeon blessé passe sur le trottoir, sautille désespérément. Je ferme les yeux, ce pigeon me fait mal.
La fenêtre à cet instant s’allume, le dab est là. Pas sorti de la journée. Enterré vivant. C’est la nuit les rendez-vous. Je m’empare d’une pierre, je vise la lumière & repose la pierre. Le dab est là, c’est tout ce qui compte.
Les types comme toi là-bas, c’est pas la peine, c’est la double peine, tu connais ce mot ? & pointeur tu connais ? Tu en es un pourtant. Moi aussi grâce à toi. Je vais t’épargner cet endroit sordide. Tu peux me dire merci. Dis moi merci. Ce sera ton dernier mot. Dis-le moi. Tu vas me le dire. Je veux t’entendre hurler MERCI.

    Il sonne à l’interphone. Une voix répond. C’est moi, dit l’enfant. Un silence suit, lourd, que Benoît pourrait prendre entre ses mains, l’amener sur la tombe pour Valentine, il ferait presque demi-tour. Il aperçoit le pigeon calfeutré contre une roue de voiture. Le portail automatique s’ouvre de l’intérieur, pousse un cafouillis d’herbe & de bouteilles vides. Dans l’allée qui monte, le silence disparaît. Du vide à sa place. La porte en haut de l’allée s’entrouvre. Il est encore temps de faire machine arrière. Il n’a jamais tué, du moins, pas en vrai, en faux oui sûrement, des gamines de passage. Mais il y a une différence, Monsieur le Juge non, entre répondre à sa pulsion & organiser sa pulsion, se mettre au service de sa pulsion, ratisser pour sa pulsion. Je n’ai jamais ordonné ma vie autour de ça, je n’ai pas voulu d’enfants & j’ai toujours lutter, toujours, pour cela la prison bientôt, ainsi. Je.
Dans le cadre de la porte s’installe la basse silhouette qui fait passer son temps sur les enfants.
Une horloge en vieille peau, rien de plus.
Dans le sac à dos de Benoît, un bidon d’essence & une belle corde japonaise, Que j’ai fait bouillir exprès pour toi, que j’ai ciré & brûlé délicatement, ainsi les miettes de fibres qui dépassaient, pfft de la fumée, comme toi bientôt.
Envie de t’attacher papa, savamment, tu te souviens ?

    Ce soir-là, à Sevran en Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris, un beau feu de joie criminelle.
Les sapeurs-pompiers sont longuement intervenus mais c’était l’enfer sur terre comme si des murs en personne s’échappaient du gaz pour alimenter les flammes.
Certains voisins ont dit avoir entendu des hurlements s’échapper de la maison.

Merci mon Dieu
Ta mémoire par le feu, petite soeur, que tu reposes en paix

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 17/04/2016 à 10:45:43
enfin un texte subtil et tout en retenue, tout en pudeur et modestie. Comme j'ai dit à Dourak, je ne trouve pas 2016 particulièrement drôle et les textes humoristiques m'irritent cette année. Je pense donc que c'est mon préféré pour l'instant.
HaiKulysse

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Pute : 6
homo-favori    le 18/04/2016 à 10:19:13
Je suis d'accord avec toi, ce texte a même détrôné le récit 10 : "tu verras... ça brûle bien" dans les favoris, donc pour l'instant le premier dans le Top 5, je suppose qu'on vote sur le forum quand tous les textes sont publiés ?
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 18/04/2016 à 10:23:12
je pense que les votes auront lieu le week end prochain. Il y aura entre 22 et 23 textes au final.
Valstar Karamzin

Pute : 2
    le 18/04/2016 à 12:00:07
J'ai appris un mot, népiophilie, un mot que j'aime pas beaucoup même si j'aime bien, d'habitude, les mots. Un mot qui donne à voir aussitôt des images pas drôles. Un mot pas facile à caser dans la conversation sans semer l'effroi voir même la suspicion autour de moi. Un mot que même le correcteur orthographique de la Zone souligne d'une vaguelette rouge-sang de bébé (car,oui, ça doit saigner un bébé népiophilisé)et m'invite à remplacer par "nécrophilie", "anémophilie" ou même "néophilologie" et "cinéphilie".
C'est chouette aujourd'hui j'apprends plein de mots.
Sinon j'aime plutôt l'écriture, j'ai eu un peu de mal à me localiser dans le récit. L'histoire reste banale mais saluons sa sobriété.
Mill

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Pute : 2
    le 19/04/2016 à 14:21:59
Joli texte, superbement écrit par moments, un peu moins à d'autres, mais très intense.

Ca donne envie de dire non à la pédophilie.
David

Pute : -1
    le 19/04/2016 à 22:42:47
Brr... ça caille en fait avec cette histoire.

J'ai bien aimé le début, et la fin est resté sobre. La façon de parler de la mémoire, ou de la peau plutôt comme une mémoire "sourde, muette et aveugle" plantait bien le tipi. C'est aussi une énième histoire de pédophilie, qui est toujours au tire-larmes ce que le flash balle magique sera au combat de rue, c'est même carrément la "nepiophilie"... argh, ou glups.
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 29/04/2016 à 22:32:54
audio https://soundcloud.com/lazone-org/14-ta-memoire-par-le-feu-saintcon2016

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