LA ZONE -

La treizième façon de marcher.

Le 07/03/2016
par Jean-Claude Goiri
[illustration] J’ai vérifié treize fois. La porte est bien fermée à clé. Personne ne peut entrer. Il est resté quatre heures à me parler de sa vie. Juste de sa vie. Même la porte fermée à clé derrière lui, j’en ai encore plein la tête, de sa vie. Comment, pour boire un verre d’eau, il ouvre le battant gauche de son placard avec sa main gauche pour pouvoir attraper le verre au plus vite de sa main droite parce qu’il est droitier. Il l’ouvre d’un coup sec, attrape, et referme aussitôt pour qu’aucune poussière ne trimballe d’acariens à l’intérieur de son placard. Il l’essuie treize fois. Il vérifie sa propreté treize fois. Il vérifie tout treize fois afin de bien comprendre comment ça marche. Hier il a compris, en vérifiant treize fois, que son père était bien mort, qu’il ne reviendrait plus. Plus de surveillance, plus de jugement. Il se sent libre comme l’air qu’il m’a dit. Libre de boire dans un verre tout à fait propre. Et il est venu me le dire aujourd’hui. Son père ne parlait que de lui qu’il a dit. Il a dit comme ça que ce n’était qu’un égocentrique, son père. Il a eu treize enfants, treize femmes et a combattu dans treize guerres. La dernière, celle contre la mort, est la seule qu’il a perdue. Parce que c’était un battant, le vieux.
Il a commencé par se battre contre son père. Un monolithe, incassable et taiseux. Jusqu’à sa majorité, il a tout fait pour qu’il lui ouvre ses bras. Pour que les veines du marbre se mettent à battre. Il a tout fait pour lui plaire. Mais il a fini par claquer la porte sur la statue aux mains de marbre. Sa troisième guerre, il l’a menée pour conquérir sa future femme. De petite taille, il a dû jouer de tous ses muscles pour gagner la partie. Il a combattu autant d’hommes que de guerres. Parmi ces hommes, il y en avait un d’une telle taille, qu’il était impossible de l’écrouler par les muscles. Alors il a sorti son verbe le plus fort, il lui a limé les nerfs jusqu’à se prendre quelques coups mais, consumé par sa haine, l’autre a fini par s’effondrer le premier. Le petit s’en ait sorti plus fier que jamais. Sa sixième guerre, c’était contre l’adolescence de sa cinquième fille. Car il n’a eu que des filles jusqu’à l’arrivée de mon ami. Il n’aimait pas les fréquentations de sa fille. Des fainéants, des rêveurs, des mous. Tout comme elle. Rien à faire pour l’intégrer dans la vie. Il avait beau lui raconter toutes les luttes qu’il avait menées, elle baissait les bras devant le moindre problème. Puis un jour, suffisamment adulte pour travailler, il lui donna le poste de secrétaire dans sa propre entreprise. Et tout rentra dans l’ordre. Pour la neuvième guerre, il s’attaqua à la maladie de sa mère, l’amnésie. Il était tellement triste qu’elle ne se souvienne même plus de lui qu’il acheta une maison à la campagne et l’installa au milieu d’une belle forêt. Il alla tous les soirs raconter à sa mère leurs souvenirs communs, et surtout sa vie à lui, rien qu’à lui. Petit à petit, sa mère se souvint de tout. Elle l’avait intégralement réintégré. Elle est morte à cent treize ans de tout autre chose. La douzième guerre fut celle contre son treizième enfant, son seul fils. Il ne voulait pas faire le même métier que son père. Toute une vie passée à attendre un fils, puis, à lui apprendre le métier, tout ça pour rien, il ne supportait pas. Après treize mois d’errance et d’inactivité, le fils est revenu à couilles rabattues. La fierté du père n’avait jamais atteint un tel sommet. Il l’a fait travailler d’une main de fer, treize heures par jour, dimanche compris. Aujourd’hui, le fils ne travaille plus le dimanche. Le dimanche, il entretient la voiture de collection que son père lui a laissée. Et parfois il passe me voir. Ou plutôt me parler. Me parler de lui. Et moi, je l’écoute et je ne dis rien. Ça ne vaut rien ce que je dis. Mon père m’a toujours dit que je ne valais rien. Que mon néant envahissait la maison. Il avait raison : ma sœur aussi ne valait rien. C’est contagieux le néant. Ça rentre par les oreilles et ça ne ressort plus. Ça se propage dans le cerveau, dans le sang, dans les muscles, et au lieu de finir plombier comme papa, on finit poète. Et à force d’écouter les autres, on finit par être empli de leurs histoires. Parfois on ne sait plus qui est qui. Il faut s’y reprendre treize fois pour y comprendre quelque chose. Quand ça rentre par les oreilles, ça ressort par les doigts, les histoires des autres. C’est rongé, déformé, rapiécé. On ne peut plus s’en passer. Même quand tout est éteint, le soir, c’est encore là. Ça travaille, ça pousse, ça ralentit la vie. Ça fait patiner parfois. Elles nous programment pour patiner, les histoires des autres. Il n’y a rien à faire, on ne peut pas s’en débarrasser. Ou alors, il faut avoir été programmé pour ne pas attraper l’Autre. Une question de démarche. Quand on marche AVEC l’Autre, on ne peut pas l’attraper. C’est quand on marche VERS l’Autre qu’on l’attrape. Car il y a treize façons de marcher. Et la treizième, c’est VERS l’Autre. Même quand il vous tourne le dos.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 6
à mort
    le 07/03/2016 à 22:40:23
Et pour le texte de Monsieur Yo auquel je fais allusion en descriptif, c'est celui-ci : http://www.lazone.org/articles/1499.html
Muscadet

site blog fb
Pute : 0
    le 08/03/2016 à 06:09:40
Je suis maniaque et particulièrement chiant, c'est pourquoi j'ai apprécié ce texte, notamment dans sa première partie.
Le final est plus contestable et j'espérais autre chose, tant pis, c'était frais quand même.

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