Je laisse le mec en plan et quitte le bar. Finalement il décide que ça ne vaut pas la peine de me ruiner la gueule, que je ne suis pas responsable de tout ce merdier, juste le dernier maillon d'une longue chaîne de connivence au rabais, pas même un criminel qu'il pourrait attaquer pour escroquerie dans une vaste association de malfaiteurs. In fine, l'association de malfaiteurs qu'il pourrait attaquer c'est la société toute entière. On a tous accepté sans broncher ce monde d'indigence et d'hypocrisie dans lequel on doit vivoter de nos jours. Finis les CDI, finis les boulots à temps plein avec la couverture sociale et les congés payés. Et les bataillons de syndicats, le code du travail, et ces conneries de soit disant acquis sociaux n'ont rien pu face au tsunami de l'überisation. On a tous été obligés de muter en freelancers guettant la moindre opportunité pour trois francs six sous et pas forcément dans des secteurs d'activité dans lesquels on a des qualifications, au contraire, la concurrence globale privilégie les bricoleurs aux diplômés, ils sont bien moins cher et suffisent. Toutes les grosses sociétés du passé ont disparu en moins d'une année. Faillites sur faillites, licenciements économiques sur licenciements économiques et chômage de masse dépassant les 90% des actifs. Toutes les boutiques ayant pignon sur rue ont dû fermer, le coût des loyers et de la gestion des stocks ne pouvant rivaliser face aux réseaux dématérialisés d'achats sur le net et livraison par drones. Du coup, plus personne n'a été dans la possibilité de payer ses impôts et dans le secteur public ça a été coupes franches sur coupes franches. Il fallait bien faire des économies pour assurer la continuité des services publiques à minima et ça n'a pu se faire qu'en remplaçant des fonctionnaires par des freelancers occasionnels, des gens dans le coin au bon moment pour répondre au taco-tac aux alertes d'opportunités géolocalisées à proximité. On a longtemps critiqué les intermittents du spectacle. Ben aujourd'hui, on est tous des intermittents de cette comédie de série Z qu'est devenue la réalité. Par contre, on a plus les sous pour constituer les mêmes régimes d'allocation chômage. Paradoxalement, on bosse tous tout le temps, tous les jours de la semaine mais tellement peu payés qu'on ne peut cotiser à rien de viable.
Il faut être très mobile pour s'en sortir. On ne peux plus se dire qu'il y a des coins en particulier où on peut trouver du taf car tout change au jour le jour. De même, en me réveillant le matin, les jours où je ne suis pas obligé de travailler le soir, je n'ai pas du tout de planning. Les opportunités de boulot s'affichent au dernier moment et ça tend vers le temps réel chaque jour d'avantage. Réduire les temps d'attente, les durées d'engagement, supprimer les réservations, c'est s'assurer des marges plus confortables. Autant dire puisque tout est ajusté au nanomètre et à la nanoseconde que c'est s'assurer une marge tout court et ne pas payer de pénalité. Les centres de dépôt ayant été délocalisés dans les pays en voie de développement, le matériel minimal nécessaire à faire tourner une petite société de service étant à présent condensé dans l'équivalent d'une clef USB, tout le monde disposant d'un smartphone, il n'y a plus eu rapidement de nécessité à ce qu'un endroit donné constitue une imposante infrastructure offrant tout le nécessaire pour qu'on puisse y travailler. Tout, n'importe où, n'importe quel local, voiture, van tournant en boucle sur le périphérique, offrait ces avantages minimaux pour bosser dans n'importe lequel des secteurs mêmes les plus improbables comme les milieux hospitaliers. L'offre et la demande de travail peuvent se concevoir comme des ondes sillonnant tout le continent. Ces ondes comportent des pics et des creux. Comme la plupart des gens, je surfe sur ces vagues, je ne peux me sédentariser nulle part et j'échoue le temps d'effectuer quelques tâches ingrates là où ces flots rémunérateurs veulent bien me porter.
Oh. Tiens, d'ailleurs mon ordonateur m'indique qu'il y a une opportunité de boulot. Ils cherchent un gars pour pratiquer une trachéotomie à deux pas d'ici au 5ème étage. Je suis dans la shortlist des présélectionnés puisque je suis dans le coin, que j'ai les compétences et l'expérience requises et surtout les bonnes appréciations et évaluations de mes anciens clients dans le domaine. Bien entendu, mon forfait à bidonCV dot fr et fakecontractors dot com m'ont permis de tout falsifier en quelques clics. Cependant je n'aurais le taf que si je me pointe le premier. Comme d'hab, j'ai le réflexe de me connecter sur blockers dot com. J'enrôle quelques gars aux alentours pour mettre des bâtons dans les roues aux autres abrutis qui sont dans la shortlist. Pas question qu'ils dégotent le job avant moi même si je dois sacrifier 40% de ma future paye pour embaucher les gros durs, enfin future paie c'est vite dit, future caillasse dans la gueule, j'entends, quelques nanobitcoins. Normalement le nom des gars dans une shortlist est protégé pour éviter les troubles à l'ordre public, mais si je file 50% de ma future paye, j'ai les passe-droits via Duralex dot com, une application d'optimisation législatoire qui met en concurrence les lois internationales pour trouver des brèches et momentanément faire jouer des sociétés offshore qui se feront passer pour les donneurs d'ordre des actions illégales, enfin des infractions que je commettrais en tant que justiciable si bien sûr je les avais moi-même préméditées mais en passant par Duralex dot com, je bénéficie d'un crédit d’impôt d'amende plus avantageux que si je respectais connement la loi. En fin d'année, je peux même avoir des bonus. Je vois 4 ou cinq gars dont le smartphone tintinnabule, faire des croc-en-jambe et filer des bourre-pifs opportuns a priori aux concurrents que j'ai devancé. Les bastons sont vite étouffées par le flot des badauds pris dans la même hystérie de survie que celle qui m'anime.
Je dois à présent négocier l'accès à l'immeuble avec une saloperie d'agent conversationnel qui me bloque le passage. Hacké par un bot russe, cette salope d'intelligence artificielle me demande de lui graisser la patte pour m'autoriser le passage vers l'ascenseur. Je vois que d'autres postulants ont eut l'idée de passer par blockers dot com car deux, trois malabars sortent de la foule et se dirigent vers moi à toute allure pour me faire une tête au carré. Pas le temps de négocier. Je file le double de ma future paye à l'IA car si je n'entre pas dans l'immeuble je vais me faire éclater la tronche. En contrepartie, je ne m'en sors pas si mal car l'agent conversationnel me file un bon avec 3 offres d'emploi qui couvriront les frais. Dures en affaires, opportunistes, mais toujours là quand il faut, ces IA. Je les préfère aux Humains, elles sont moins inhumaines. Je suis à présent dans l’ascenseur alors que les malabars tambourinent aux portillons d'accès aux locaux. Je dois une fière chandelle à l'agent conversationnel. Je sais bien qu'un de ces types d'algorithme haute fréquence à choppé ce taf d'ingénieur commercial dans le secteur du nucléaire que j'effectuais avant. Mais que voulez vous, aucun humain ne peux gérer un million de transaction à la seconde.
Une plateforme pour les remplacer toutes : L'ordonateur. Il y a bien eu cette idée dans le milieu des programmeurs open source et ils pensaient qu'elle endiguerait l'überisation mondiale. Ils offraient ainsi au pékin lambda, la possibilité de déployer sa propre plateforme de mise en relation de particuliers sans avoir le moindre sous de capital d'amorçage à apporter. Ils voulaient que soit étouffée cette bouffonnerie qui consistait en ce que les plus riches préemptent et spolient des pans entier de l'économie, des secteurs d'activité dont ils ne connaissaient rien. Ce qu'on demande aux humains après tout, c'est d'innover pas d'être riches et se gradoubliser, c'est à dire de trouver des idées permettant aux particuliers de s'épanouir en demandant 50 devis à des professionnels qui mis en concurrence vont tirer leurs marges vers le bas, vers le bas, vers le bas, jusqu'au jour où c'est une balle dans la tronche qu'ils vont se tirer, ou leur corps qui de leur fenêtre va tomber vers le bas, pléonasme gravitationnel, à cause de ces connards de particuliers et de leurs exigences de petits dictateurs en puissance frustrés qu'ils sont par leur propre condition de larbin corvéable à volonté et subissant l'autoritarisme de leur hiérarchie. Ils sont bien contents, les particuliers, de pouvoir se défouler en écrasant les couilles à 50 artisans à qui ils demandent des devis gratuits via ses putain de plateformes qui se prennent 10% de commission juste pour faire bosser des putain de code monkeys tout juste diplômés et qui seront au chomedu dès l'an prochain déjà obsolètes et remplacés par la future génération de code monkeys qui se forment aux prochaines techniques, le meilleur d'entre eux sera lead developer l'an prochain et il ira rejoindre ses potes au chomedu l'année suivante, celle-là même où les algorithmes coderont tout seuls les programmes dont il suffira d'exprimer les objectifs, formaliser verbalement les tenants et aboutissants pour qu'ils soient codés optimalement, quelques mois avant que la volonté de créer un nouveau programme ne soit autorisée exclusivement que si elle émane de la volonté d'un algorithme.
Une fois sortie de mes songes obsédants d'une époque à jamais révolue, je me découvre dans une petite salle aseptisée. Avec deux autres gars, a priori eux aussi embauchés juste pour l'occasion, scalpel en main, je pratique une trachéotomie à un inconnu. Mes mouvements sont corrigés par un exosquelette chirurgical que j'ai endossé comme un pull. Monsieur l'holojuge, j'ai juste répondu à une offre d'emploi, vous savez ? C'est le lendemain que j'ai appris que ce type avait été assassiné par le psychopathe à l'autre bout du monde qui téléguidait les mouvements de ma main. Rendre service ou causer du tort à quelqu'un, il n'y a aucune différence derrière une offre sur une plateforme.
"Bon, ok, j'avoue, je suis un imposteur. Tu vois le genre de gars avec qui tu peux être mis en relation en passant par la plateforme prostipotes dot com. Tu te connectes sur le site puis tu demandes à rencontrer des gens que tu vas payer pour qu'ils se comportent dans des situations diverses et variées comme s'ils étaient des amis de longue date alors qu'il ne te connaissent ni d’Ève ni d'Adam. Voilà, je fais ce taf. Oh ! ça couvre pas un temps plein mais quel boulot peut se prévaloir de faire vivre son homme de nos jours ? Aucun. Aucun et c'est bien là le problème. Les tafs fastidieux et répétitifs sont effectués par des androïdes, les jobs de pointe par des algorithmes prédictifs. Ne m'en veux pas, mec. On m'a payé pour te raconter des salades. Rendre service ou causer du tort à quelqu'un, il n'y a aucune différence derrière une offre sur une plateforme. Jamais je ne me serais douté. D'ailleurs, estime toi heureux. Contractuellement (enfin j'ai coché une case sur le site, j'entends) je suis tenu à la discrétion et je n'ai pas le droit de te faire toute ces révélations. Va te plaindre chez prostipotes dot com mais n'oublie pas de m'oublier dans l'affaire si tu vois ce que je veux dire. Ne mentionne pas mon nom, voilà. De toutes façons, le nom que je t'ai filé est bidon. Je suis juste l'ami d'un ami d'un ami avec qui tu t'es retrouvé en relation par le plus grand des hasards. Autant te le dire comme je l'imagine, le prostipote d'un prostipote d'un prostipote, que des apprentis acteurs du dimanche, et le commanditaire est probablement sur un autre continent. Ne le prends pas mal. C'est tombé sur toi. Mais ça aurait pu être n'importe qui. D'ailleurs j'aurais aussi pu être n'importe qui. En fait, non. Je suis n'importe qui."
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ça m'a inspiré : je viens d'écrire un texte sur l'appel à texte dont la thématique est l'Überisation du monde du travail ; pour l'anecdote j'avais mon smartphone à la main à la sortie du Mac Do, j'avais une notification sur Facebook de La Zone, notification qui m'annonçait une nuit blanche supplémentaire et cet appel à texte ; et pour continuer l'anecdote, il y avait des drédeux au coin du Mac Do qui m'observaient et qui demandaient l'aumône, ça m'a aussi inspiré, et j'ai tweeté :
Planer avec Ronald Mac Donald le temps de remplir l'obole pour de l'Afghan ou un MacCafé : l'überisation des Drédeux à la rue
oh. on m'a choppé mon concept à la con de prostipotes : http://www.numerama.com/tech/146015-ameego-une-appli-qui-propose-de-louer-des-amis.html