Installé sur une planche à tréteaux, je dédicaçais ce livre, ainsi que d'autres textes publiés chez Castorama Entertainment, à l’entrée d’une enseigne du groupe située en périphérie nancéienne. La majorité des clients du magasin ne me prêtaient aucune attention. D’autres s’arrêtaient pour me demander où trouver de l’enduit de lissage ou une perceuse à colonne. Je faisais de mon mieux pour leur répondre ou du moins, appeler un employé susceptible de les renseigner. Certains feuilletaient mes œuvres avec un air de dégout, sans prendre la peine de lever les yeux sur moi. Ils lisaient les quatrième de couverture et posaient leur question idiote : « Quel est le véritable sujet d’Armoire normande et tabous ? », « Est-ce que ce ne serait pas un peu autobiographique tout ça ? » « Sinon, vous faites quoi dans la vie ? ». Je faisais mon possible pour me montrer engageant mais au fond de moi, je rêvais qu'on me fasse une place à l’Académie Française, comme tout le monde.
Maman me salua froidement. Je ne l’avais pas vue arriver. Un employé à peine mineur, portant un gilet vert, poussait l’immense charriot dans lequel maman avait fait empilé un grand nombre de planches en bois. Du bois noble, pour ce que j’y connaissais. Elle passa en revue mon œuvre, sur le stand de fortune derrière lequel je m’évertuais à disparaitre.
— Tu prétendais écrire de la poésie, Henry. Mais ton père et moi, on est moins cons que tu le penses. On savait que ce genre de chose finirait par arriver. Schémas de montage et compagnie… Tu m’assassines une deuxième fois !
— C'est juste pour bouffer, maman. En attendant le Renaudot.
— Une deuxième fois, je te dis.
— Alors comme ça, tu achètes tout un tas de planches ?
— J’aménage un sauna dans ton ancienne chambre, puisque tu ne nous rends plus jamais visite.
Je n’avais encore rien écrit à propos des saunas. Il restait bien des domaines à explorer, dans l’univers du schéma de montage.
— Sais-tu qu'il était trop tard pour une péridurale lorsque je suis entrée en salle de travail ? me demanda-t-elle
— Non, je l'ignorais.
— Eh bien, j'ai souffert plus qu’on ne devrait, pour te donner la vie. Je pensais être en droit d'attendre un peu mieux que ça, dit-elle en montrant mes livres.
— Pour bouffer, je te dis.
— Franchement, qu'est-ce qui pourrait être pire ? A part écrire de la pornographie, bien entendu…
Johnny Cruciforme démonte vis plates à la chaîne, un texte de commande dont je n'étais pas très fier mais qui m'avait permis de payer trois factures EDF et une redevance audiovisuelle, était empilé avec les autres. Je suis à peu près certain qu’elle l’avait vu en premier.
— Mon pauvre, pauvre couillon, conclut-elle. J'aurais aimé que tu signes un vrai roman digne de Monsieur Douglas Kennedy, plutôt que de perdre ton temps avec ces bêtises. Nous ne t'avons pas inscrit en première L pour ça. T’es qu’un pauvre couillon, va. Comme ton abruti de père. Les couilles en moins.
Elle partit avec son caddy, et son pousseur.
Les enceintes du magasin diffusaient un morceau de scie musicale, qui me paraissait être une reprise de l'instrumentation d'Envole Moi, mais je n'en étais pas certain. J'allais sortir fumer une cigarette quand Bill Murray se posta à son tour devant mon stand. Il avait l'air mécontent. Un manche de tournevis dépassait de ses cheveux hirsutes et un peu de sang coagulé s'étalait sur le côté gauche de son visage. Il s'exprima dans un français sans accent, avec la voix de Nelson Montfort. Il y avait un décalage flagrant entre le mouvement de ses lèvres et les sons qui en sortaient. Il dit :
— Vous êtes l'auteur, je présume ?
— Monsieur Murray, nom de Dieu. Bill Murray ! C’est un honneur. Permettez-moi de vous dire que j’adore ce que vous faites. Vous m’avez tué, dans Broken Flowers et Un jour sans fin, bien-sûr. Je sais que c'est devenu très mainstream de vous mentionner de nos jours mais mon affection pour vous est sincère et je vous suce quand vous voulez. Qu'est-il arrivé à votre tempe ?
— Mon garçon, il faut être plus clair, d'accord ? Vous écrivez admirablement mais votre dernier ouvrage est parfois hermétique. J'étais en train de fixer une cheville dans le mur du salon quand...
La scie musicale avait subitement laissé place à un morceau de Dark Wave joué à un volume déraisonnable. Les contours du rêve se désagrégeaient au rythme de 145 bpm. Une enceinte explosa près de nous, produisant une petite gerbe d’étincelles. Bill Murray se prit la tête dans les mains. La musique semblait lui transpercer le crâne. Il attrapa le manche du tournevis qui était fiché là-dedans et se mit à tirer dessus comme un dingue. Au bout d’un moment, il parvint à arracher l’outil et du sang jaillit de ce nouvel orifice, en grosses bulles, au rythme de la ligne de basse. Mon acteur fétiche se mit alors à gueuler :
— VOS VOISINS ONT-ILS PERDU L’ESPRIT ? NON MAIS VOUS ENTENDEZ CE BORDEL ? C’EST UNE ENSEIGNE FAMILLIALE ICI. C’EST QUOI, AU JUSTE, CETTE MUSIQUE DE TROLLS ? HEIN ? PARCE QUE MOI, VOUS SAVEZ, J’AI AUTRE CHOSE A FOUTRE QUE DE PEUPLER VOS CAUCHEMARS. JE TOURNE BEAUCOUP EN CE MOMENT ET J’AI BESOIN DE REPOS ALORS SI VOUS N’ARRIVEZ PAS A TENIR VOS VOISINS ALLEZ AU DIABLE MONSIEUR !
***
Je ne suis que bave, haleine putride, courbatures et cheveux gras. Sans aucune forme de consentement préalable, le monde prend forme autour de moi : une chambre, d'abord, puis un autre corps étendu à côté du mien, corps familier, érotique, marqué du sceau de la propriété privée. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas prêt pour le jour nouveau. L’injustice est manifeste. Je préférais sincèrement mourir plutôt que de me lever. C'est toujours le cas. Si on remplaçait mon radioréveil par une arme à feu chargée, il ne fait aucun doute que je me tirerais une balle dans la bouche chaque matin. « Le pauvre con se suicidait au petit jour et passait le reste de la journée à se fabriquer un nouveau visage ». Une mythologie moderne.
Je pourrais m’accommoder de la musique qui secoue nos murs. Je m’accommoderais aussi bien d’un génocide organisé sous nos fenêtres, ou d’une demi-douzaine de déluges. Ma seule ambition consiste à dormir cinq minutes de plus, cinq petites minutes, deux heures, une saison, sept ans, le temps nécessaire pour accumuler suffisamment de trimestres et prendre ma retraite à Phuket. Pourtant, je ne peux pas ignorer plus longtemps cette main qui secoue mon épaule. Chloé. Je t’aime plus que ma vie, Chloé, mais fous-moi la paix, sans quoi nous ne tarderons pas à encombrer la rubrique faits divers des Dernières Nouvelles d’Alsace. Un drame familial est si vite arrivé, ma puce. Et quelle manière sordide de mourir.
Inconsciente du danger, elle continue à me solliciter : « Henry. Voisins. Sont cons. Six heures du mat. Henry. Hey. Lève-toi. Sont trop cons. Va gueuler s’il te plait. Sérieusement. » Elle oscille au-dessus de moi, assise en tailleur au milieu du lit, enroulée dans la couette, frappée de télégraphisme, les yeux en trous de pine. Chloé. Momie apocalyptique. Mon sacrifice à la monogamie. Mon contrat de confiance. Elle est sublime, au demeurant, plus tard dans la journée : articulée, troublante et tellement femme. J’essaie de me poser sur un coude. Il ne fait aucun doute que Chloé continuera à me secouer tant que je ne serai pas descendu répandre la terreur et verser le sang dans l’appartement des voisins du dessous. On ne peut pas non-plus, c’est vrai, se laisser emmerder impunément par des semi-clochards en collocation. Je veux bien être Charlie cinq minutes, chérir la liberté d’expression et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans l’amour de la musique électronique mais merde à la fin. Y’en a qui bossent.
Pas moi, Dieu soit loué. Je suis auteur/rédacteur/scénariste/metteur en scène freelance. J’ai donc besoin de toutes mes facultés. Je conçois les fables et légendes des siècles à venir. Je suis le messager. Il faut bien que la liberté des Huns s’arrête quelque part, au profit des autres par exemple, dans une logique égalitaire et implacable. Sodome et Gomorrhe, pourquoi pas, mais laissez au moins une note sur le palier. Bref, je me lève d’un bond et enfile le string de Chloé dans la précipitation et la douleur, avant de me lancer dans un long monologue blasphématoire. Les têtes d’affiche des trois grandes religions monothéistes en prennent pour leur grade.
Trois pas hors du lit et me voici assailli par une vilaine toux matinale, me rappelant que je vais mourir dans les meilleurs délais, en crachant du sang. Terrifié par l’échéance, j’ai besoin d’une cigarette et d’un café. Je ne demande pas mieux qu’alimenter des cercles vicieux pour le restant de mes jours. Fumant au milieu d’une cuisine plongée dans l’obscurité, je me souviens subitement que j’ai un fils. C’est assez récent et je ne m’y suis pas encore fait. Je me rue donc vers mon ancien bureau, pour ne pas dire sa chambre, afin de m’assurer que le pauvre gosse n’a pas été défiguré par les basses. Sur sa table de nuit, une tétine vibre légèrement, mais lui dort comme une pierre. Allongé sur le dos, bras au-dessus de la tête, ses poings dérisoires à côté de ses oreilles absurdement petites et bien dessinées, il est beau comme un rêve. Un jour, toute cette perfection endormie ne sera plus que bave, haleine putride, courbatures, cheveux gras et déclaration mensuelle assedics. Je voudrais lui jeter un sort, le conserver en l’état jusqu’à nouvel ordre, mais je me souviens qu’il se réveille trois fois par nuit et que son caca sent le poireau oublié quelque part, ce qui me fait revenir à la raison : les nourrissons doivent grandir afin de financer nos retraites en Thaïlande. Penché au-dessus de mon fils assoupi, frappé par l’émotion, j’oublie presque les cadres qui se décrochent et le plâtre qui se détache de nos mur, sous les assauts de la playlist de très bonne tenue qui sévit en bas de chez moi.
Pour la première fois de ma vie, je vais me plaindre du bruit auprès de mes voisins. La vieillesse me tombe dessus sans prévenir, comme on découvre son jardin blanc de neige un matin d’automne. La vieillesse n’est pas un combat, c’est un massacre. J’ai trente-deux ans. L’agonie commence. Une frontière est franchie. Un truc en moins. Maintenant, il faut que je focalise sur la colère, le préjudice subi, l’image de mon âme sœur déliquescente aux yeux en trous de pine, bouleversée par l’interruption brutale d’un sommeil qu’elle entretient méthodiquement à grands renforts d’infusions Nuit Calme. Rien n’est laissé au hasard, chez nous.
Moi, j’attends d’être chaud. Certains individus sont capables d’une colère spontanée : des brutes qui sortent illico en string pour réclamer le silence, un fusil dans chaque main, évoquant le sommeil des enfants, les droits de l’homme, la charte de copropriété de l’immeuble et l’éventualité bouleversante d’un appel gratuit aux forces de police. Je n’appartiens pas à cette grossière clique. J’ai besoin d’intellectualiser mon courroux, de le vivre intérieurement, de tourner mes répliques, de laisser monter patiemment en moi l’envie de tuer.
En cas d’urgence, je ne suis d’aucun secours. Inutile de briser la glace. Quand je suis pris de court - mettons qu’un inconnu me pisse soudainement sur les chaussures, au coin de la rue - mon corps et mon esprit ne disposent pas du délai nécessaire pour infliger des dommages corporels irréversibles. Je me retrouve alors à articuler quelque chose d’assez fade : « Oui mais non, que… au juste … attendez mais où… avez-vous… s’il vous plait… uriné à l’instant sur mes… Monsieur ?... veuillez agréer ? » . Je n’y arrive pas. Si on me laisse une demi-heure, en revanche, je me repasse tranquillement la bande, mon pantalon absorbe l’origine du conflit, et alors, seulement sous ces conditions préliminaires, la folie s’empare de moi et je saccage en général toute la ville, jusqu’à ce qu’il ne reste que cendres incandescentes et tripes froides.
On m’a enseigné la modération, la retenue, le self-control. On a fait de moi un névrosé. Le modèle est à revoir. Nos sociétés individualistes n’offrent plus d’exécutoires à la haine viscérale : courses de taureaux, duels à l’épée, bagarres de clochers, croisades, jeux du cirque ou autres chi-fu-mi ont été patiemment éradiqués de nos existences, prohibant ainsi toute forme de violence gratuite. Plus rien n’est gratuit. Qui sait encore vraiment se battre, de nos jours ? Les rares incartades auxquelles j’ai eu l’occasion de participer m’ont laissé une impression d’amateurisme et de compromis honteux (pas les parents, pas les habits, arrêtez, vous voyez bien qu’il saigne, etc). Nos bousculades sont pathétiques.
L’imagerie cinématographique n’est d’aucun secours, par ailleurs : miroir inversé où les protagonistes s’assomment d’un seul coup de poing ou se fracassent la tête sur des urinoirs pour une question d’honneur vaguement bafoué dans les toilettes d’un bar de motards chinois. De mon côté, loin des salles de cinéma, je me suis laissé traiter impunément de fils de chienne par des camarades de classe un peu taquins. Je suis un lâche. Je me demande comment les voisins vont interpréter mon intervention, si je vais devoir encaisser une droite ou subir des moqueries, peut-être même un coup de canif, dans la mêlée. Foutu trouillard. Sur le moteur de recherche de ma tablette tactile, je renseigne : Fight Club Strasbourg + krav maga + musculation + fort dans sa tête + best action movies punchines, en me versant un deuxième café. La musique ricoche toujours dans notre appartement. Une intervention parait inévitable. Je me balance quelques claques sur le visage sans parvenir à me faire mal. Je suis trop sympa et ça m’énerve.
Je fais les cent pas dans le couloir en me représentant les scènes où Sylvester Stallone, affublé d’une terrible barbe de trois jours, s’entraine dur au contact de la nature, de la neige jusqu’aux genoux, un tronc d’arbre sur l’épaule, avant son combat contre cette pourriture communiste d’Ivan Drago (Rocky, opus quatre). Au final, je finis par me demander si nous aurons assez de chèques-vacance pour une semaine de raquettes dans les Vosges, en famille, maintenant que nous sommes une famille. Je digresse une nouvelle fois vers l’humanisme.
Heureusement, deux évènements simultanés entérinent ma ferme résolution de botter le cul au voisin : Chloé hurle depuis la chambre que je suis une lopette et mon orteil se fracasse sur un coin de meuble, produisant une décharge de douleur dans toute ma jambe gauche. Humilié, meurtri, je gis face contre parquet et j’entends mieux que jamais la playlist des voisins. Là, ils passent « Genesis », du groupe Justice, un morceau de bonne tenue, capable de réanimer un dancefloor. Un choix judicieux.
C’en est trop. Je clopine jusqu’à la porte, ivre de rage, et m’en vais accomplir mon devoir de chef de famille. Ils vont la sentir passer, les punks à chien. Ils comprendront ce qu’il en coute de troubler mon sommeil. J’ai déjà le gout du sang dans la bouche mais je pense quand même à prendre mes clés avant de descendre. Je n’ai aucune envie de rester bloqué sur le pallier à six heures du matin.
Les clés.
Le pallier.
Le voisin.
Un flashback complètement improductif se dessine dans mon cerveau malade tandis que je descends les escaliers.
***
Trois semaines plus tôt, j’étais tellement saoul que j’attachais mon vélo à un arbre tout en ayant la conviction d’être rentré en taxi. Je me concentrais sur les quatre chiffres composant le code de mon cadenas mais tout ce qui me venait à l’esprit c’était « Un, dos, tres, un pasito palente Maria » et je n’allais certainement pas sécuriser ma bicyclette à l’aide d’un vieux tube de l’été. Chloé n’avait rien à m’envier, question ébriété. Elle répétait que nous devions nous marier sans attendre, que j’étais un salaud de ne pas lui avoir demandé sa main jusque-là, qu’elle méritait qu’on l’épouse (et comment !), qu’il fallait qu’elle se coupe les cheveux, qu’elle avait envie de vomir et de manger quelque chose de gras, qu’elle n’avait jamais aimé quelqu’un comme moi, qu’elle avait honte de ses pieds mais que ce n’était surement pas une raison pour vivre en concubinage, et qu’on ne s’avise surtout pas de lui diffuser un diaporama sur la musique du Seigneur des Anneaux pendant le repas de noces, elle voulait un mariage sans faute de gout.
Elle était confuse et merveilleuse. Elle avait une chanson de Bonnie Tyler dans la tête et des fleurs dans les cheveux. Elle avait pété un rétroviseur en chemin, avec son guidon, en passant trop près d’une voiture. Ce ne serait jamais arrivé si nous avions pris un taxi, comme j’en étais toujours persuadé d’ailleurs. Elle disait vouloir me violer une fois la porte franchie. Je fouillais donc mes poches avec entrain mais je dus me rendre à l’évidence : j’avais paumé mon trousseau. Je lui ai proposé :
— Tu n’as qu’à me violer en pleine rue. Ce sera plus réaliste.
— Henry, ouvre cette porte et allons baiser dignement s’il te plait. Je te rappelle que je suis presque ta femme, répondit-elle en passant en revue son sac à main, au fond duquel elle trouva de quoi organiser un vide-grenier mais aucune sorte de clé.
Dans la capitale alsacienne, au mois de février, la température extérieure est relativement saisissante. En 1988, ma grand-mère a perdu un orteil en allant chercher son pain. Enfermés dehors, notre pronostic vital serait engagé sous une dizaine de minutes. Tout ce bel alcool coulant dans nos veines ne nous sauverait pas indéfiniment. J’appelais un serrurier. Mon plan-épargne-logement défila devant mes yeux tandis qu’il m’annonçait son tarif de nuit. « J’ai réussi à joindre personne » confiai-je à ma concubine frigorifiée. Il ne me restait plus, pensai-je, qu’à escalader la façade de notre immeuble, voltigeant de balcon en balcon jusqu’au troisième étage.
Je fus surpris de constater à quel point on pouvait s’écorcher la jambe en faisant une chute d’à peine cinquante centimètres et je renonçais immédiatement à l’ascension en invoquant une hémorragie interne.
— T’étais pas un peu gymnaste dans le temps ? me demanda Chloé.
— Te fous pas de ma gueule, ça fluidifie le sang, répondis-je en me mordant les lèvres.
— Tu peux t’en prendre qu’à toi-même, mon amour.
— Je te signale que tu as oublié tes clés, toi aussi.
— Tu rejettes toujours la faute sur moi. Tu ne tiens pas compte de mes sentiments et tu triches tout le temps à la bataille corse, admets-le une bonne fois pour toute.
Le cheminement intellectuel ne sautait pas aux yeux. Mais il est exact que je trichais à la bataille corse. Trop impliqués dans notre débat d’ivrognes, nous n’avions pas prêté attention à notre voisin du dessous, qui rentrait justement. Nous l’observâmes pousser la porte de l’immeuble comme si c’était rien. Pour nous, il venait d’ouvrir une brèche dans le continuum espace/temps, ni plus ni moins.
— Vous avez pas vos clés, hein ? demanda-t-il en souriant.
— Eh bien, répondis-je, la connasse qui m’accompagne est parfois distraite.
Chloé ne put s’empêcher d’ajouter que je trichais aux cartes, tandis que nous montions tous le trois les escaliers. Notre voisin du dessous était un travailleur de la nuit. Il servait dans un caveau du centre-ville, le Mudd Club. Il avait développé la gueule troglodyte de l’emploi. Quand il m’arrivait de le croiser en plein jour, j’avais peur qu’il mange mon enfant. Sinon, très sympathique. Il avait franchi depuis longtemps le stade des dreadlocks. Il exhibait à présent un véritable écosystème capillaire mobile. Il ne se droguait pas avec le dos de la cuillère. C’était le genre de garçon à qui l’on avait envie d’offrir un séjour canyoning de deux semaines dans le Jura, avec soin du visage, loin de la Zubrowka et des champignons hallucinogènes.
N’ayant plus de tabac non-plus, nous lui taxâmes une cigarette, puisque nous devions encore dormir sur le palier. Il nous souhaita bon courage en rentrant chez lui, sans se la raconter.
Je me suis dit que j’allais enfoncer notre porte. Grâce à l’alcool, je ne doutais pas une seconde qu’elle cèderait au premier coup d’épaule. Je craignais plutôt qu’emporté par l’élan, je traverse notre salon, la porte-fenêtre, avant de passer par-dessus la rambarde du balcon et me retrouver au point de départ dans un état encore plus lamentable. Je m’élançai et vins percuter de plein fouet notre porte (non blindée, standard). Je sentis mes os se fissurer et tout le côté droit de mon corps passer en état de mort clinique. La porte, elle, ne broncha pas. J’étais en pleine détresse respiratoire quand Chloé eut une fulgurance que je me permis de juger un peu tardive. « Ne bouge pas » fit-elle en descendant chez notre voisin. Comme si j’étais encore capable de quoi que ce soit. Elle remonta avec une radiographie dans les mains, qu’elle fit glisser de bas en haut dans la rainure, à hauteur du verrou. J’étais en train de moquer ses recettes de grand-mère quand nous entendîmes un petit claquement et que la porte s’ouvrit. J’eus soudain envie de lui faire l’amour (à Chloé) (je venais déjà de me faire la porte) mais mon tibia était toujours en sang et je ne sentais plus rien à tribord. La radiographie du voisin indiquait, quant à elle, un possible arrachement ligamentaire au niveau du genou.
***
Tout ce que j’essaie de dire, c’est que le voisin du dessous est un type épatant, dans un contexte de perte de clé. Je n’ai plus tellement envie de lui planter mes dents dans le cou. Le temps d’un flashback, je viens de foutre en l’air toute cette belle colère que je m’étais fabriquée. Tout cela est tellement artificiel. S’il ne s’agissait pas de l’honneur de la famille et les yeux en trou de pines de la femme que j’aime, je m’y ferais, à ce tapage nocturne. Je peux comprendre. Le type bosse de nuit, rentre chez lui au petit matin, descend quelques bières avec ses collègues, quelqu’un oriente un peu trop vers la droite le bouton du volume de la chaine hifi, parce que le morceau qui passe lui rappelle Phnom-Penh, j’en sais rien, ou une fille aux gros seins qu’il a vaguement rencontré en teuf, à Berlin. Alors oui, c’est emmerdant mais pas assez pour se battre à mains nues il me semble. Chloé se lève dans deux heures pour aller travailler mais moi, je n’ai aucun impératif. Je passe mes journées à la maison, dans un état de dépression stationnaire. Je peux faire une sieste quand bon me semble. Je ne souffre d’aucune déchéance du sommeil.
Six marches me séparent encore du pallier inférieur et je me souviens de toutes ces soirées à la con auxquelles j’ai participé depuis ma puberté. Je servais des bouchons de rhum aux voisins qui osaient venir se plaindre. On fait pas TROP de bruit, on est JUSTE jeunes. Maintenant, cul sec !
Je me rappelle avoir ouvert à la police municipale, travesti en danseuse classique. Ou quelque chose y ressemblant ; une sorte de ballerine douchée à la Valstar, passée sous un train, enfermée dans un cachot pendant la moitié de sa vie avec six co-détenus incontinents fans de Goldman. Les soirées déguisées, ça pardonne rarement.
Bonsoir Monsieur l’agent. Je sais. Ne dites rien. Il faut que cela cesse, immédiatement. Non, je ne me souviens pas avoir proposé de Jagermaster à notre voisin lorsqu’il est venu sonner pour la quatrième fois. Voici ma carte d’identité. Attendez, l’autre morceau est ici. Voilà. Désolé, je voyage beaucoup. Oui, je suis vraiment danseuse. Merci de votre prévenance. Agréez s’il vous plait. Nous cessons immédiatement nos conneries. C’est parfait… Voilà. Un petit bouchon pour la route ?
La porte du voisin se trouve devant moi, prête à se voler en éclats sous mes coups de butoir. Je fais tourner mes poignets, au cas où j’aurais à balancer quelques mandales. Un vieux truc de légionnaire. La musique est meilleure que jamais. Ils passent Sugar Man, de Rodriguez. Je ne peux pas interrompre ce titre. Je m’assoie cinq minutes sur le palier afin d’apprécier ce morceau anthologique et mystérieux, que je n’ai pas écouté correctement depuis des années. J’ai plus vraiment le goût à écouter de la musique. A cause de la cellule familiale, je crois. Cellule familiale, putain. J’avais jamais remarqué à quel point on était prévenu à l’avance de l’aspect carcéral du bordel.
Quelqu’un sort en trombes de l’appartement. Il semble vouloir vomir. L’homme m’est immédiatement sympathique. Je l’accompagnerais avec plaisir mais je suis à jeun, dommage, nous aurions pu faire de belles choses ensemble. Il dégringole les escaliers en essayant de se rattraper aux branches mais comme nous manquons d’arbres dans cet immeuble, je dois dire que le pauvre type descend bien vite. La porte se referme mais je passe in-extremis mon pied en travers. Un vieux truc de vendeur de bible. Je suis en tongs. Je me re-bousille l’orteil. Ça tombe à pic car je m’apprêtais à féliciter mon voisin pour sa discothèque. La douleur traverse mon cerveau plus sûrement qu’un tournevis fiché dans la tempe de Bill Muray, alors ça y est, je déroule mon argumentation :
— J’habite au-dessus. Mais ça, vous le savez déjà. Je prends sur moi pour venir vous dire que la musique est beaucoup trop forte. Vous écoutez vraiment du bon son, j’insiste là-dessus. Mais pour moi tout a changé. J’ai maintenant une de ces vies catastrophiques avec monogamie et même enfant à charge. Je suis en train de vieillir dans ma tête, tout a changé. Bref, est-ce que vous pourriez baisser le son, super bon son, j’insiste, comme ça on pourra dormir, ok ? Il faut qu’on soit en forme pour pouvoir nous engueuler ce soir, quand elle rentrera du travail. Elle dira que je ne sais pas prendre soin d’elle, ni de personne, et encore moins de moi-même. Je suis allé voir un psy mais il avait l’air d’en avoir encore plus besoin de moi. Je refuse la réalité, tout simplement. C’est ce qu’elle dit. Sans parler de la manière dont je dispose la vaisselle, sur l’égouttoir. C’est un détail, d’accord, mais le diable est dans les détails. Je vous ai ramené votre radio. A mon avis, c’était les ligaments. J’espère que vous avez pris la rééducation au sérieux parce que sinon, bonjour les entorses à répétition. Je suis désolé. Mais est-ce qu’on peut s’entendre sur une réduction significative de votre volume. ? Cordialement ?
— T’as plutôt l’air d’avoir besoin d’un verre, m’annonce le voisin du dessous.
***
Ils m’ont installé sur le canapé, comme le grand blessé que je suis (orteil, amour propre) et m’ont servi une bière dans un ancien pot à confiture Bonne Maman. Il ne parait pas nécessaire de produire un commentaire sur la bière ; une allusion à la Belgique ou à ces abrutis de moines trappistes. Il s’agit simplement de la boire, et d’en boire une autre. Le responsable-défonce me tend un joint que je ne ferai jamais tourner.
— Qu’est-ce qu’on écoute, là ? je demande à ma voisine de droite, une blonde toute cheloue avec un fœtus tatoué sur l’avant-bras.
— C’est des potes à nous qui font une sorte de folk-fusion. PowerWolf, ça s’appelle.
Je n’ai plus un seul ami qui joue dans un groupe. Les dernières guitares que j’ai vues étaient accrochées à un mur de chiottes, chez un ancien collègue avec qui je m’étais vaguement mis au badminton.
— Hé bien ça passe tout seul. Y’a moyen de mettre ce truc un peu plus fort ? dis-je.
— Bien sûr, voisin. Tout ce que tu voudras… répond quelqu’un.
L’herbe est tout en souplesse. Je me sens bien. Personne ne me demande ce que je fais dans la vie, histoire de savoir ce dont je suis incapable. C’est l’anniversaire d’un type qui dort déjà par terre. On a mis une bougie sur un croissant aux amandes qui vient de la boulangerie juste en bas de notre immeuble. L’appartement ressemble à un dépôt-vente. On peut sereinement taper ses cendres sur le canapé sans bouleverser le cour de l’univers. Ils sont tous collègues : la fine équipe de nuit du Mudd Club, Strasbourg. La troisième bière n’est pas mauvaise non-plus ; et je fais disparaitre une trace de coke. La blonde cheloue à côté de moi est obsédée par la radiographie du genou. Elle dit qu’il faudrait inventer une machine du même genre, pour les sentiments ; qu’on puisse photographier avec précision les sentiments qui nous traversent, je pige ? Ouais, je pige.
A huit heures, ma montre sonne et je remonte chez moi après avoir embrassé tout le monde sur la bouche. En un quart d’heure, je fais couler du café, je descends acheter un tournesol pour Chloé, des viennoiseries aussi, et je prépare les habits de mon fils. Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas pensé à me tirer une balle dans la bouche au lieu d’éteindre mon réveil.
Ce sera peut-être une bonne journée.
LA ZONE -
Mon dernier recueil de schémas de montage, La névrose mobilière, avait connu un succès d'estime auprès de ses trop rares lecteurs. Les critiques étaient plutôt bonnes :
« Toujours ancré à la mouvance réaliste (par ailleurs tout à fait légitime dans le cadre d'une narration aux enjeux purement opératoires), Henry Weiller tire son épingle du jeu grâce à une plume canaille et un ton rafraîchissant. Le traitement des écrous est saisissant. On rit beaucoup. »
Marie-Francette Giroux, Elle Décoration
« Sensible, pratique, désopilant ! »
Table Basse Magazine.
« Toujours ancré à la mouvance réaliste (par ailleurs tout à fait légitime dans le cadre d'une narration aux enjeux purement opératoires), Henry Weiller tire son épingle du jeu grâce à une plume canaille et un ton rafraîchissant. Le traitement des écrous est saisissant. On rit beaucoup. »
Marie-Francette Giroux, Elle Décoration
« Sensible, pratique, désopilant ! »
Table Basse Magazine.
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Découvrir par hasard un bon texte qu'on n'avait pas vu passer, deux ans et quelques demis plus tard, vierge de tout commentaire. Mélange de plaisir et de culpabilité, une Gauloise brune à la main. Heureuse trouvaille, silencieux scandale, impassible mornitude ; telle est la Zone.