LA ZONE -

En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs. (12)

Le 23/07/2015
par Valstar Karamzin
[illustration] Berlin, Friedrichschain, sous la neige.
Giulietta Marx sortait de l'immeuble squatté où elle vivait. Un des derniers encore debout dans le quartier. Une façade décrépite bouffée à moitié par la végétation. Un repaire bigarré d'artistes et de vieux totos sans griffes qui faisaient bon ménage.
Elle tenait dans une main un petit seau plein de colle, et tout un lot d'affiches roulées, sous l'autre bras. Elle était enveloppée dans son manteau d'hiver, bien fermé, remonté en minerve ouatée autour du cou, d'où dépassait sa jolie frimousse qui pouvait rappeler celle de Gelsomina dans La Strada. De sous son bonnet à pompon, dépassaient quelques boucles chatoyantes, d'une chevelure frisée à la Harpo, qui s'entortillaient autour des fils de son casque. Elle écoutait Stereo Total : Miau Miau. Une musique de circonstance qui accompagnait parfaitement son nouveau projet artistique.
Depuis déjà quelques mois en effet, elle s'organisait régulièrement des séances de collage, suivant à chaque fois un parcours bien défini. Elle disposait ses affichettes à travers toute la ville, des faux avis de recherche de chats perdus. Sur chacune, la photo d'un félin domestique retouchée au logiciel, assortie d'un court texte dont le ton variait selon ses humeurs ou les intentions qu'elle désirait partager à ce moment là. Dans l'ensemble ses textes étaient souvent décalés, voire assez délirants. Et cette dernière fournée s'annonçait même plutôt loufoque.
Elle se déplaçait avec grâce, une danseuse désireuse de ne pas infliger ses petits pas à la planète.
Elle descendait la rue, légère et rayonnante dans son manteau cerise, sautillante sur le grésil et miaulante à la lune.

Vigil-Bamako Landru la regardait s'éloigner.
Il l'escorta de toute sa lubricité, jusqu'au coin de la rue, où elle disparut. Lui ne bougea pas. Il se contentait d'embrocher des rondelles de currywurst dégoulinantes de ketchup au bout d'un mini-pic en plastique.
Il s'imaginait la posséder, le piston graissé de stupre, la prendre par le milieu et la déchirer jusqu'à l'orgasme. L'élégance en arc-en-ciel qu'elle déployait pour se déplacer faisait d'elle un accessoire de baise idéal. Il la voulait frémissante sur sa queue. Ils seraient si mélodieux tous les deux à crier dans l'action…
Cette rêverie d'estampe cochonne lui donna tellement envie d'elle, qu'il put sentir les anneaux de son luisant lombric se déplier télescopiquement le long de sa cuisse, au chaud, sous la toile épaisse de son pantalon beige.
Mais l'heure n'était pas encore venue de tremper sa bagatelle en elle, pas encore. Ce soir, il se contentera d'inspecter les lieux en compagnie de Graziella, une fille qu'il venait de charmer à une Vokü Vegan - recommandé par le Stress Faktor - non loin de là, dans la Hause Projekt où elle vivait depuis peu. Elle pouvait le faire rentrer dans le squat de Giulietta, lui présenter un autre français, Benji, qu'elle connaissait bien dans la place. Ils allaient bien se marrer, avait-elle promis. Il l'attendait donc.
Avant de la piner comme il se doit, la fille, qui apparemment connaissait Giulietta, et qui, il l'avait deviné, en était jalouse, se laissa aimablement aller à déblatérer à son sujet, habilement aiguillée par Vigil-Bamako et la Vodka qu'il lui servit toute la soirée ; chez Benji, donc.
La langue venimeuse employée par Graziella pour lécher le portrait de Giulietta ne s'attarda en définitive qu'autour des aspérités les moins nobles de son existence.
Une autre biographie express, plus consciencieuse et objective, aurait pu présenter les choses ainsi :
Giulietta Marx fut formée très jeune à l'école du cirque. Elle poursuivit son apprentissage à l'école de la rue, le milieu Punk, la musique. Chanteuse, hurleuse, bassiste. Si bien qu'arrivée à l'école de la vie, elle n'eut de cesse d'encourager son tempérament artistique à prendre le dessus, la guider, la définir.
Elle habita à Brest, Bordeaux, Bilbao, Barcelone, Bruxelles,
et Berlin pour finir.
Comme un charme qui passe.
Que des villes en
B
parce que c'est plus
Beau.
Elle y fit dans l'ordre de la musique, de la peinture, de la sculpture, toucha à la sérigraphie, à la poésie, au théâtre de rue, puis s'essaya à la photo, la vidéo, actrice, égérie. Elle fut aussi la rédactrice du fanzine Épitaphes (qui existe toujours sous forme de blog et de revue annuelle). Elle y compilait des lettres de suicidés, les derniers écrits, les dessins, les gribouillis de ceux qui étaient fâchés avec la vie. Elle lança le premier numéro sans attendre de suites, la moitié des textes étaient d'ailleurs apocryphes, des écrits qu'elle inventait elle-même pour s'aider à comprendre, elle qui en était si pleine, de vie. En retour, elle reçut tellement de lettres si touchantes, accompagnées des manuscrits photocopiés de leurs chers disparus, qu'elle se décida pour un deuxième numéro, puis un troisième. Elle se prit au jeu. Aujourd'hui elle anime toujours ses Épitaphes, mais sur papier glacé, dans une revue désormais plus ouverte sur l'art et la mort. Son travail de longue haleine d'artiste touche-à-tout.
On peut dire aussi d'elle que c'est une artiste artisane, une artiste partisane. Typiquement Do it Yourself . Elle réalise toutes ses folies de A à Z, de ses petites mains besogneuses, à la lueur de son esprit. Elle n'a pas besoin de sous-traitants, d'ouvriers de l'œuvre, relégués à un savoir-faire à la traîne de la renommée. Avec elle pas de conflit de paternité. Elle n'implique jamais qu'elle même. Et quand elle crée avec d'autres, ils se montent en collectif. Elle se place donc loin de l'art industriel mais n'a rien contre l'ambition, car dans le fond c'est sympa d'attirer dans les musées les petits-enfants des artisans venus admirer l'œuvre sans prix que grand-père a soudé pour trois kopecks. Pour elle, l'art est un passe-temps, pas un métier.

Mais Vigil-Bamako Landru n'apprendra rien sur elle ce soir à ce sujet. Non, ce soir, on ne l'informera en détail que des vilaines petites manies qu'elle cherche à dissimuler au monde entier.

***

Tout en mâchonnant une épaisse tranche de charcuterie française offerte par Willy, son coéquipier du moment, Dirk fut obligé d'admettre en son for intérieur que l'on trouvait de moins en moins de vrais bouts d'animaux morts dans le saucisson fabriqué de nos jours. Les morceaux de cadavres étaient dorénavant remplacés par du gras à la provenance non identifiée. Du gras végétal si ça se trouvait. Du gras de plantes génétiquement modifiées.
C'est sur cette considération gastronomique que la voiture des deux flics belges démarra adipeusement sa filature du camion de Kinski, qui venait de procéder à l'échange des cartons avec Tonio la balance, sur un parking presque désert.
Il n'était pas loin de 11h, nous étions sur la route un poil à l'ouest de l'Eldorado, en ce jeudi matin, trois jours avant Noël.
Dirk - le flic flamand qui ne supportait plus de s'entendre parler dans sa propre langue - avait préféré prendre le volant. Concentré sur la route, il avait ainsi trouvé un prétexte pour la boucler.
En effet, Willy, qui était francophone à la base, venait de rencontrer une pimpante flamande et désirait par dessus tout apprendre à parler comme elle, pour lui roucouler des mots doux bien sentis à l'oreille, et pouvoir communiquer un jour avec sa future belle-famille, des charcutiers renommés. Il tentait donc par tous les moyens d'amorcer le plus de conversations possibles dans le langage haï par Dirk. Sans cesse, il lui demandait conseil à propos du moindre point noir de vocabulaire, et pire encore, il l'obligeait à faire le répétiteur, à prononcer tout haut les mots sur lesquels sa langue avait tendance à fourcher ; pour l'aider à progresser dans sa tentative de rapprochement entre les peuples. À chaque mot prononcé, Dirk avait l'impression d'écorcher la nature. Un enfer. Alors Dirk avait fini par se taire. Et préférait passer pour un taciturne.
Pour cette affaire, sur laquelle il travaillait depuis longtemps, il devait à présent marcher main dans la main avec un autre service. Sur le terrain on lui avait alors imposé la présence de Willy au quotidien. Misère.
En théorie, ils supervisaient tous les deux les interventions mais, très vite, il s'était rendu compte que leurs buts divergeaient. Pour lui il s'agissait de démanteler un réseau mafieux, d'agir avec des pincettes donc. Pour Willy ce qui comptait vraiment, était de réaliser une spectaculaire saisie de drogue afin de briller un peu plus aux yeux de ses amis politiques, qu'il côtoyait déjà à l'occasion de parties fines bien exubérantes dans un Carlton du nord de la France.
Les vues de Willy l'avaient finalement emporté, il était à présent aux commandes et il tenait absolument à être présent lors de la saisie qui n'allait pas tarder à se faire. Ce n'était plus qu'une question de temps. Le dispositif se mettait en place. Il suffisait que Kinski, dans le camion, devant, se décide à traverser la frontière. Willy pourrait alors commencer à orchestrer son petit tapage médiatique. Et sauver la Belgique.

Dirk, silencieux, s'efforçait de suivre la route, le camion de Kinski en ligne de mire, tandis qu'une question relative à la grammaire flamande, cette fois-ci, poussait brûlante aux coins des lèvres de Willy, qui se demandait juste si c'était le bon moment de la poser à son partenaire, très renfrogné depuis déjà quelques temps.
Ils ne firent pas attention à l'imposant camion rose dragée qui les suivait sur la route.
À son bord Dallas était seule. Elle écoutait les Bee Gees à la radio.
Elles s'étaient séparées à l'Eldorado. Miami Vice avait pris la moto pour filer Tonio, l'autre homme de l'échange. Il ne fallait écarter aucune piste pouvant les mener à Federico. Bien entendu ce dernier ne s'était pas pointé au rendez-vous de l'Eldorado, contrairement à ce qu'avait pu suggérer Magnum, leur foutu informateur.
Dallas se dit qu'elles auraient peut-être dû mieux examiner sa proposition de la veille. Si ça se trouve, hier, il avait réellement du nouveau à leur proposer. Elles n'avaient pas su l'écouter et avaient réagi trop à l'instinct. Animales.
Maintenant la radio passait le tube de Nirvana : Smells like teen spirit.
En l'écoutant,
Dallas se mit à couvrir la musique de sa voix nasillarde.
Elle gémit alors
NinNinNin NinNin, NinNinNin NinNin,
marquant la mesure de la tête et des épaules.
Dirk passa rageusement une nouvelle vitesse, poussa encore d'un large cran le son de la radio, pour bâtir une sorte de mur sonore entre lui et la Flandre.
Kinski, aussi sur la même onde - mais pas la même longueur - se félicita gratuitement que le braillard fut aujourd'hui bel et bien mort et enterré, et ne puisse plus récidiver. Il changea de station pour retrouver Radio classique. Sa préférée.
Il commençait à avoir faim.
Se mit en chasse d'un routier.
Et puis il fallait qu'il prenne rapidement son traitement.
Les lignes de symétrie se mettaient à baver.
Il avait maintenant franchi la frontière Belge depuis près d'une heure, et il n'avait toujours rien vu venir, pas de flics, rien.
Sa mission était simple : rouler, jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose, et observer, puis agir en conséquence. Mais pour le coup, il n'avait pas su remplir sa tâche avec brio. Il n'avait par exemple pas prêté attention, à la voiture de Dirk & Willy qui l'avait doublé, il y avait de cela quinze minutes. Il n'avait d'ailleurs pas fait gaffe qu'on le suivait. Mais ne lui jetons pas la pierre. Willy était champion en filatures. Classé à la deuxième place au dernier championnat européen pour superflics. Autrement dit, un cador. Et, si ce n'était pourtant pas lui qui conduisait à cet instant précis, ses conseils suffisaient à transcender Dirk. Alors, pas d'Intifada, arrêtons là avec les pierres.
Kinski commençait à se dire que, peut-être, Tonio n'était finalement pas une balance, pas le furoncle qu'avait décrit son superviseur immédiat lorsqu'il avait alerté la hiérarchie au sujet de son comportement. Ils avaient peut-être mis en branle l'opération dératisation trop à la hâte. Ou alors il n'était pas tombé dans le panneau. Ou alors les flics attendaient qu'il s'arrête, qu'il livre quelque part. Mais il n'avait pas vu d'hélicos. Ils se contentaient peut-être alors de prendre des photos, constituer un dossier, amasser des preuves, lentement. Dans ce cas l'opération risquait de durer plus longtemps, de se muer en cache-cache, avant qu'ils puissent effectivement débusquer la taupe, si taupe il y avait.
Mais il n'avait rien remarqué de suspect alentour, rien flairé non plus d'inaccoutumé, à part le fumet d'une charogne séchant sur le bitume.
C'est alors que,
Shazam !
comme pour le faire mentir,
surgirent dans les rétroviseurs du Western Star noir les deux fourgonnettes de polices.
L'une le dépasse, se rabat méchamment sur sa file, le forçant à ralentir.
L'autre arrive à sa hauteur. La vitre s'ouvre. Kinski fait de même. Le flic lui demande de les suivre jusqu'au prochain parking, où Dirk & Willy attendent déjà.
Escorté.
Devant, le superbolide Flamand avec Mad au volant.
Derrière, la superbagnole Wallonne conduite par Max.
Les deux services main dans la main.
Mais pour un fois aux ordres des Wallons.

Quand ils s'aperçurent, après une fouille minutieuse du camion, que celui ci ne transportait rien d'illicite, que les cartons remis par Tonio à l'Eldorado et planqués au fond de la remorque, ne contenaient que des kilos de procédés chimiques bien empaquetés, destinés à une imprimerie Belge - les papiers brandis par Kinski pouvaient l'attester - quand ils s'aperçurent que l'homme, un routier sec et froid aux allures de lord décadent et aux longs cheveux blancs, ne s'exprimait qu'en alexandrins grivois à la limite de l'outrage, et qu'il était en règle, ils durent se résoudre à le laisser filer.
À contre-cœur.
Mais avant de le laisser partir, Willy, fou de rage, entreprit de fouiller personnellement la cabine de Kinski, en le menaçant.
- Attention, si je trouve la moindre trace de stupéfiant, on t'embarque !
Il ne trouva rien de plus.
Seulement des médicaments, qu'il confisqua.
Pour se venger petitement.
Malgré les protestations de Kinski.
Dirk, lui, toujours en retrait, ne tirait pour une fois pas la tronche, une esquisse de sourire commençait même à éclairer son visage.

De son côté, Miami Vice sur sa moto continuait de coller Tonio dans tous ses déplacements. Après une longue route, il avait laissé son camion, un freightliner cascadia, garé avec les siens dans un lointain dépôt. Il en était ressorti en voiture. Ensuite il était rentré dans un magasin de farces et attrapes - on pouvait aussi y louer des déguisements. Il en était ressorti, avec son futur costume funéraire sous le bras : un accoutrement de père Noël. Puis, il s'était arrêté dans un bar. Il en était ressorti pour passer un coup de sans fil sur le trottoir, tout en fumant sa sans filtre. Convenait-il d'un rendez-vous ? Ensuite il était retourné à l'intérieur. Mais, cette fois, n'en était pas ressorti.
Miami Vice avait trouvé refuge en face du bar, dans un lavomatique qui sentait l'adoucissant. Sous l'oeil des hublots alignés, ouverts sur des ventres vides et froids. Elle patientait seule dans le tableau, assise sur un siège en plexiglas rouge, le regard dans le vide, comme pour un hommage inconscient à Hopper.
Elle attendait de voir.
S'il attendait quelqu'un.
Et si ce quelqu'un était Federico, leur cible, il faudrait qu'elle prévienne rapidement Dallas pour qu'elle rapplique.
Dehors il faisait froid.
La nuit s'annonçait.
Marine.

Kinski roulait à présent libéré d'un doute. Ce contrôle de police avait été l'un des signes qu'il attendait. Et maintenant, plus de soupçon. Il lui fallait prendre une décision.
Il envoya un message - en morse 2.0 - sur le réseau interne à l'attention de l'un des tueurs de l'organisation, à propos de Tonio :
Cuisine le. Et débarrasse. Règle ça d'ici au 24. Lastravia.
Il avait rempli sa mission de diversion, mais il était cependant tracassé.
D'abord il n'avait plus de traitement, et il le ressentait.
Mal.
Il n'était plus chimiquement réajusté. L'asymétrie pointait son museau de gueule cassée. Elle grattait hideusement aux vitres du Western Star. Tant qu'il demeurait dans son habitacle, ordonné à sa guise, il était protégé. Tant qu'il roulait, tant qu'il suivait ces lignes blanches au milieu de la chaussée, régulières, il était rassuré, dans un monde balisé.
Pour obtenir un nouveau traitement il lui fallait traverser une ville de guingois.
Mais pour ça
il était trop
las.
Il n'aurait pas le courage.
Pas ce soir. Il attendra demain.
En attendant, il roulait.
L'autre tracas, c'était cette tâche tenace à l'horizon.
Il roula encore un temps.
Puis, il prit une sortie qui l'amena sur une friche industrielle où trônait une imposante aciérie, laissée à l'abandon, refroidie, sans vie, sans souffrance. Il dépassa le poste de contrôle, avec sa guérite à l'entrée offerte aux vents, se gara devant les anciens bâtiments administratifs, et s'engouffra à l'intérieur.
Dallas tout en accompagnant le crépuscule l'avait suivi tous feux éteints. Elle s'était arrêtée sur le bas côté de la route. Elle avait continué à pied et avait aperçu Kinski pénétrer dans le bâtiment. Elle était ensuite retournée rapidement au camion pour prendre son attirail, mieux valait être prudente. Elle s'était postée dans la guérite pour observer de loin ses faits et gestes, que pouvait-il bien trafiquer ici ? Elle assembla une longue sarbacane, qui pouvait lui servir à l'occasion de bâton de combat. Dessus, elle clipa les deux fléchettes qu'elle venait de tremper dans le sérum d'amnésie. Au cas où il l'apercevrait. Mieux valait être prudente.
Les Zarofettes avaient pour consigne, pour habitude, d'agir toujours à trois, de ne pas se séparer, puis elles s'étaient retrouvées à deux, et à présent elle était seule, plus vulnérable.
Depuis que le trio avait éclaté, l'équilibre était rompu, à deux ce n'était plus pareil, les repères manquaient. Elles auraient dû accepter les services de Magnum. Elle pensa alors à son flirt sous taz de la veille.
Ça la réchauffa un instant.
Kinski sortait maintenant de la bâtisse pour se diriger vers l'usine. Il traversa la vaste cour. Dallas en profita pour se faufiler à l'intérieur du bâtiment administratif. Au premier étage elle trouva une fenêtre qui donnait sur la porte de l'aciérie par laquelle elle avait vu Kinski disparaître auparavant. Un plus confortable poste d'observation.
Il commençait vraiment à faire froid, et Kinski ne réapparaissait pas. Elle quitta la fenêtre pour une autre à deux pas. Revint à la première puis, elle alterna entre les deux postes de vigie, pour se réchauffer ; une promenade panoptique en stéréo.
Elle ne voyait plus grand chose, au dehors la nuit était tombée en guillotine.
L'obscurité emplissait maintenant la pièce dans laquelle elle se trouvait. Une fragile clarté d'épluchure lunaire pénétrait timidement par les deux embrasures. L'astre mort ne réfléchissait pas assez de soleil, juste un mince résidu, un territoire, là-haut, où personne encore n'avait pris ses marques pour bronzer.
Derrière elle, les ténèbres s'étaient installées, denses, profondes.
On y met un doigt il s'y noie. On y place un bras il n'est plus là. Elle y jette un œil et frisonne, comme si elle savait.
Comme si elle savait que la noirceur s'avançait pas à pas.
Sans bruit.
Sur elle.
Il est juste là, et elle ne le sent toujours pas.
Il bande ses muscles de close combat.
Et livre, tout proche, dans un murmure qui sonne tonitruant :
Alors la guetteuse, prends, bouffe, crache petite chieuse !
Et aussitôt la tête de Dallas part se fracasser aux travers des carreaux. Elle s'en dégage. Son visage fin entaillé large, sombre de sang. Les ténèbres lui avalent une jambe. Elle chute lourdement au sol. Sac à viande. Paf ! Les mains dans les éclats de verre elle se relève. Elle cherche des yeux la sarbacane en renfort. Ne la trouve pas. La noirceur l'environne. Elle n'y distingue rien, même pas les deux yeux qui pourtant l'observent ; pas un souffle non plus. Elle part du côté droit, s'échappe, tente de sortir son flingue mais, comme foudroyée dans sa course, elle se sent soudainement propulsée contre une paroi, sans pouvoir résister, sa tête éclate contre le dur, puis rebondit. Elle y laisse une trace de confiture de mur. Fraîche. Gluante. Sans couleur. Son corps finit de glisser à terre. Une serpillière qui convulse bruyamment au sol.
Elle, qui s'était vue si belle dans les yeux d'Hendrix hier au soir.
Les pas de Kinski résonnent dans la chambre froide. Il s'arrête, prend son élan. Et marque un ultime but. En plein dans la face. Six dents à zéro. La mâchoire défoncée. Elle n'est pas encore morte. Mais elle ferme à présent sa gueule. Pour de bon. Il lorgne ses gros lolos. Se souvient qu'il est impuissant. Il lui attrape les jambes encore agitées d'un pathétique réflexe de survie arrivé trop tard. Il traîne rugueusement la fouineuse sur le dos.
Malmenée sur le chemin, son blouson s'ouvre. En négociant un virage, un clou accroche le blouson, presque à l'endroit où elle a cousu jadis, un soir de larmes - où était-ce de pluie ? - les armoiries Sankaristes du pays des hommes intègres, une étoile rouge, un livre, une daba et un fusil. La patrie où la mort, nous vaincrons. Kinski tire rudement. Le clou retient la veste, elle est abandonnée là, vestige sur le chemin, les manches en croix désordonnées. Il la pousse du pied dans l'escalier, en glissant son pull lui remonte sur le visage, puis la bretelle droite de son soutien-gorge lâche à son tour, un sein jaillit, flasque. La ronde luminescence laiteuse s'agite en rythme alors qu'il lui tire à nouveau les jambes pour la mener en bas de l'escalier. Sa tête frappe méthodiquement chaque marche : l'implacable métronome du désespoir. Les rameaux de sa chevelure balayent la poussière comme pour un dernier grand ménage.
Arrivée en bas, elle n'est toujours pas morte.
Elle respire encore un peu.
Elle rêve peut-être d'une autre fin à son histoire.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 23/07/2015 à 13:16:05
la lucidité de Valstar Karamsin est effrayante dans son oeuvre, heureusement pour l'instant il y a un grain de sable majeur dans toute cette clairvoyance : le héro principal, quoique gentiment subversif, reste intègre, loyal, droit, un chic type : le genre de personne qui n'existe pas dans la vraie vie. Dommage, Hendrix est presque l’antihéros parfait, il lui manquerait juste quelques casseroles pour être crédible. Il pourrait être corrompu par exemple, ou un peu collabo. En plus c'est sexy d'être corrompu dans notre petit monde de merde qui ne pense qu'à sa gueule.
Muscadet

site blog fb
Pute : 0
    le 25/07/2015 à 14:38:50
Chaque épisode supplémentaire me culpabilise davantage. Il en a encore trois en attente, l'enflure démoniaque.

Lire sur internet est un travail à plein temps, putain.
David

Pute : -1
ahaahhahhahha !!!    le 27/07/2015 à 23:32:50
Y va morfler grave pour avoir fait ça... je ne supporte pas les personnages cathartiques comme ça, et puis le coup de lever le voile sur Giulietta juste avant d'abattre Dallas à grand coups de Kinski, c'est du genre bonneteau : je t'en donne un et je t'en prend deux... bon, elle n'est pas morte, je peux toujours rêver d'une fin handsome friendy.

Pour ça :

"Quand ils s'aperçurent, après une fouille minutieuse du camion, que celui ci ne transportait rien d'illicite, que les cartons remis par Tonio à l'Eldorado et planqués au fond de la remorque, ne contenaient que des kilos de procédés chimiques bien empaquetés, destinés à une imprimerie Belge - les papiers brandis par Kinski pouvaient l'attester - quand ils s'aperçurent que l'homme, un routier sec et froid aux allures de lord décadent et aux longs cheveux blancs, ne s'exprimait qu'en alexandrins grivois à la limite de l'outrage, et qu'il était en règle, ils durent se résoudre à le laisser filer."

Je crois bien qu'il faut une signalétique adaptée pour le transport de produit chimique avec des limitations de vitesse iguanes, même si ça ne remplit pas une fourgonnette

pas sûr que ce soit une fourgonnette, je n'ai pas visualiser toutes les marques de véhicule, mais au-delà de ça, c'est l'occasion d'ajouter que les détails sont chiadées, c'était encore de la bombe !

Commentaire édité par David le 2015-07-27 23:35:01.

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