LA ZONE -

En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs. (8)

Le 02/06/2015
par Valstar Karamzin
[illustration] VI - L'élu

L'ancien nourrisson que je fus, désormais apprenti poinçonneur sanguinaire, s'efforce de me conduire jusqu'à la casse automobile de la Lastraviat la plus proche, non loin de la frontière, où nous compresserons la voiture avec les reliquats de M. Barbier à l'intérieur. Nous les abandonnerons ensuite, anonymes, en leur cimetière de ferrailles, et je m'éloignerai dans une Mégane de rechange. La Lastraviat a les moyens.
Je viens d'acheter tout un lot d'arbres magiques que j'ai disposés un peu partout. J'ai aussi répandu de l'eau de Cologne sur les sièges, pour contrer le parfum de putréfaction qui semble s'échapper insidieusement, molécule après molécule, des linceuls en polyéthylène reposant dans le coffre.
Dans l'après-midi, peu avant de prendre la route, j'ai commencé à ressentir une vive douleur autour des molaires. Des filaments de mort déchirés dans ma bouche étaient coincés entre mes dents et me titillaient sataniquement les nerfs. Un mal de chien. Je n'ai pas trouvé de cure-dent, ni aucun de ses ersatz de cousins, ni quoi que ce soit pour me soulager dans l'armoire à pharmacie, si bien qu'une lancinante douleur aux dents et aux gencives perturbe à présent ma vigilance au volant, et honnêtement je m'en balance. Je n'ai pas dormi de la nuit. Mon visage est affreusement cerné. Mais je résisterai aux pires supplices car la force de deux hommes brûle en moi maintenant.
Je m'apprête à abandonner la ville finissante. M'efforçant d'ignorer ma rage de dent, je commence à élaborer un protocole d'action. Je suis si terriblement impatient de passer à l'acte le plus tôt possible que mon premier souffre-douleur, JE LE DÉCRÈTE, sera le prochain être humain qui se manifestera à moi, par un signe, par un regard, il se désignera lui même comme un futur objet d'étude, pressé de rejoindre sa salle d'autopsie fétiche. Je le zigouillerai. Un pari insensé. Je prendrai sa force vive. Et de lui découleront les autres, sans tout à fait savoir comment, sans encore connaître précisément mon modus operandi, je sais seulement qu'il s'agira d'une avancée dans l'abject par anadiploses, mais le lien se fera, tout s'éclaircira dans la fougue exécutrice,
au moment fatidique.

Aussitôt ai-je formulé ce souhait,
aussitôt, dis-je.
qu'aussitôt fait, je distingue au détour d'un virage, sur le bord de la route un peu plus loin, une longue silhouette habillée de noir, un panonceau Bruxelles en main. Il s'agite en m'apercevant à la manière d'un danseur minimaliste d'avant-garde.
Il est plutôt grand. Plutôt costaud. Une bonne tête. Il ressemble à mon grand-père jeune sur les photos. Celui que je détestais, le névropathe psychorigide qui m'a légué un bon paquet de ses gènes les plus indigents ainsi que sa collection de poinçons. S'il voyait à quoi ils vont servir…
Je ralentis significativement. Passe à la hauteur du grand escogriffe. Il me supplierait presque, c'est pathétique. Je me gare après lui et ouvre la portière de l'antichambre de l'enfer pour l'accueillir comme il se doit.
Le conduire vers les limbes du nirvana.

Tout en roulant, j'observe mon souffre-douleur. Sa joue gauche est ornée d'une balafre en forme de Z renversé, comme le pictogramme stylisé d'un éclair de foudre. Il s'annonce peu bavard, il est penché sur le côté à regarder défiler le paysage à travers la vitre teintée. Il est sans doute épuisé d'avoir attendu en bord de route. J'aimerai pouvoir lui dire que son chemin arrive à son terme, qu'il va désormais pouvoir se reposer pour de bon :
Quand nous arriverons sur l'A2, le poinçonneur inaugurera son rituel, à la faveur d'un emplacement discret — déjà fréquenté pour d'autres raisons — à l'abri des regards, invisible dans la prochaine aire de repos de l'autoroute.
Il va me falloir l'amadouer, le guider sans résistance, jusqu'à un trépas consenti. Et pour le lui faire accepter, pour l'accorder au diapason de la réceptivité voulue, j'utiliserai l'hypnose.
Pendant ma dépression, mon hypnothérapeute m'avait enseigné quelques techniques d'autohypnose à pratiquer chez soi, pour m'aider à me relaxer et à oblitérer mes mauvaises pensées. Je me livrai assidûment à ces exercices, et me passionnai bientôt pour cette discipline. Dés l'adolescence j'avais déjà fait montre de solides prédispositions à la manipulation, en m'exerçant sur d'autres enfants plus jeunes que moi. J'entrepris donc de participer à des stages onéreux, animés par des spécialistes, du sur mesure, afin de perfectionner mes rudiments en la matière. Et voilà que l'occasion se présentait enfin de mettre en pratique mon récent savoir à des fins démoniaques.
Mais avant de maîtriser la destinée de mon passager, je dois contrôler ma trajectoire. L'excitation du moment, ainsi que d'insoutenables élancements aux gencives m'empêchent de diriger correctement la Saab. Et bizarrement je ne fais rien pour y remédier tant je me sens invincible, incassable. J'essaye seulement de déloger à coups de langues infructueuses la viande morte coincée entre mes dents. De microscopiques cancers me taraudent les muqueuses.
Nostradamus ne l'avait-il pas mentionné :

« … Après l'avoir offensé, il viendra te hanter jusque dans les ténèbres de ton palais et s'infiltrera entre l'émail marécageuse de ses sentinelles… vouant ensuite ton corps, ton esprit et tout ton être à sa damnation… »

Suis-je maudit ?

Je prends alors la parole, essayant de me montrer le plus affable possible, et lui annonce que nous allons nous arrêter dans un snack.
Une fois à l'arrêt, je lui propose un café et une pâtisserie pour que puisse débuter sur-le-champ la première respiration d'une pièce morbide en deux actes.

Acte I

Le miroir des toilettes du snack reflète mes gencives violâtres. A l'aide de cure-dents chipés au passage en rentrant, je tente de débusquer le mal fibreux d'entre mes molaires. Les fétus de bois se cassent les uns après les autres. Le sang ruisselle et se mélange à ma salive. Je crache rouge dans le lavabo. Je m'acharne. Finis par expulser tant bien que mal les derniers déchets indésirables. Les médiocres résidus restants de M. Barbier sont chassés de notre monde par un jet d'eau glacé. Combien d'enfants le pleureront ?
Je ferme le robinet. Je pousse la porte des toilettes. Je m'attable devant un café noir.
Mon souffre-douleur m'attend, contraint, bouclé dans la voiture à l'autre bout du parking. Personne ne doit nous apercevoir ensemble. Il ne pourra même pas ouvrir les vitres teintées, il est cadenassé. Il n'appartient plus qu'à moi. Je sirote, me récapitulant les étapes nécessaires de l'induction à mettre en oeuvre pour le rendre tout à fait docile.
J'ai déjà commencé par déplacer son attention sur la route, droit devant. En le bombardant de brefs coups d'oeil consécutifs je l'ai détourné de la vitre latérale pour qu'il se mette à m'ausculter des globes à son tour. Une fois sur la défensive, il s'est un peu redressé dans son siège. Dans cette position il était alors plus aisé pour lui de m'observer en faisant mine de fixer le pare-brise en face. Ses mouvements de tête n'en furent que moins amples et plus discrets.
Il est primordial que la route le captive car c'est tout bonnement elle qui va l'hypnotiser. Je vais la laisser faire le gros du boulot. Le défilement des lignes médianes va s'insinuer dans sa conscience, la stimulation des signaux répétitifs finira par endormir son psychisme. Quand il sera à point, j'interviendrai verbalement, juste ce qu'il faut pour qu'il bascule de l'autre côté.
Je lui prends une tartelette et, dans son café je dissous deux comprimés d'un puissant décontractant musculaire pour l'aider à se laisser aller. Le breuvage mousse légèrement. Je rajoute du sucre. J'emboîte l'opercule sur le gobelet. Ainsi il ne se doutera de rien. Je retire également de la fente ouverte du distributeur six cent euros que je range dans ma pochette.
Nous démarrons.
J'ai remis ma pochette entre nous deux. Elle est grande ouverte. Les billets sont bien en vue. Tentants. Surtout pour un jeune homme se déplaçant en stop en plein mois de décembre. Sûrement un marginal fauché que personne ne regrettera. Je pourrais lui demander s'il va rejoindre sa famille pour Noël. S'il pratique l'auto-stop par goût ou par nécessité. Mais je préfère ne rien savoir de lui. De toutes façons le sort en est jeté, c'est décidé, ce sera lui le premier, il le faut. J'en ai envie. Sa mort inaugurera ma nouvelle carrière. Rien ne doit, ni ne pourra me faire changer d'avis. Alors, en laissant ces billets à portée de main, j'espère que la tentation d'y piocher le taraudera jusqu'à ce qu'il s'exécute. Lui donner un dernier faux espoir. Lui prouver combien la vie est dégueulasse. Et si jamais l'hypnose ne fonctionne pas sur lui et qu'il arrive à m'échapper in extremis — ce qui est peu probable, je ne le tolérerai pas — je pourrai justifier mon courroux par le fait qu'il m'a volé. En plus il y a peu de chances qu'il alerte quiconque s'il est lui même en faute.
Il semble prendre du plaisir à savourer son dernier repas : la frugale tartelette du condamné. J'enclenche le siège chauffé électriquement pour lui brûler les ailes, les enceintes laissent échapper une musique de relaxation pour le mettre en condition. J'essaye de conduire prudemment, ne pas ébranler l'harmonie mise en place ; la douleur aux dents s'est estompée, à la place un feu me parcourt les gencives, les virus pyromanes qui y logeaient se sont auto-immolés sur mes muqueuse sèches, en signe de protestation au concassage de pédophile. Mais cette désagréable sensation est moins exaspérante.
Ainsi vogue le poinçonneur.

Acte II

Je fourrage dans le coffre pour y récupérer mes poinçons. J'entre dans la pharmacie m'acheter un bain de bouche, et de l'imodium s'il vous plaît mademoiselle, car je pressens l'arrivée d'une diarrhée. Je me dépêche jusqu'aux toilettes du bar d'en face et me vide en catastrophe d'un flux alvin jaillissant liquide, aqueux.
Je sue. Je tremble. J'ai froid.
Il est délicat de digérer une âme aussi noire.
Tout en soufflant, je patiente dans la grande salle mal éclairée du bar, je laisse mariner mon souffre-douleur dans son jus de médicaments — le temps qu'ils fassent effet — tandis que la patronne trop manucurée tire les cartes à une amie un peu pute.
Quand j'estime qu'il a suffisamment attendu, je le rejoins dans la voiture. Je place mes pittoresques armes acuminées pas loin sous mon siège. Je démarre notre dernière étape en appuyant sur la pédale d'un pied plus qu'enthousiaste, le moteur rugit. Je lui fais même part de mon infortune intestinale. Aléa trivial justificateur. Fournir une explication. Susciter un brin de commisération. Je m'amuse en lui révélant que son parcours finira bien dans les limbes du nirvana alors qu'il pense regagner Bruxelles. Je sifflote les premières notes du « Poinçonneur des lilas ». Ça ferait un joli leitmotiv musical pour annoncer chacune de mes apparitions dans le film qui illustrera un jour mon épopée criminelle. J'aurais pu choisir « Dans l'antre du roi de la montagne » de Grieg, un bon thème aussi, mais quelqu'un l'a déjà utilisé.
J'ai l'impression que la route, la musique et les cachets ont achevé de l'abrutir. Il commence à piquer du nez. Il est à point. Il lutte un instant pour se réveiller. Il aimerait ressentir sur sa peau le vent vivifiant, glissant sur la vitre au dehors. Le moment est bienvenu d'employer la suggestion verbale, de l'emmener où je le veux. Je lui demande de se laisser aller, de relâcher la pression, de se concentrer sur l'asphalte lorsque, merde, mon portable sonne. Je suis obligé de répondre. C'est sûrement Tonio. L'intermède n'est finalement pas si fâcheux, il lui permet de s'habituer à ma voix. Je la module calme mais impérative. Et aussitôt la conversation terminée, je poursuis sans transition, je le veux, sur un mode hypnotique. Je le plonge en quelques phrases, banderilles bien placées, endors-toi, dans un état modifié de conscience.
« Tu es à présent en mon pouvoir. Tu es mon servile robot domestique. Mes désirs sont des ordres. »
Pour m'assurer que la transe est bien profonde, je lui demande de dénouer les lacets de son soulier droit et,
IL LE FAIT.
Je jubile.
Tout en essayant de garder mon sang-froid, d'une même voix apaisante, je lui ordonne d'ouvrir la boîte à gants, de prendre l'enveloppe capitonnée. Je lui tends les clefs. Il les glisse dedans. Referme l'enveloppe d'un geste neutre. Il se saisit ensuite du stylo que je lui présente, je lui dicte une adresse et, joie, ô joie, il la retranscrit d'un tracé malhabile mais néanmoins lisible.
J'exulte.
Il la replace, sur mon injonction, dans la boîte à gants. Maintenant une assurance folle, sans limite, me pousse à le contraindre d'enlever son tee-shirt. Il est torse nu. Ses deux bras et sa poitrine sont couverts de tatouages. Oh, le vilain garçon peinturluré ! Je lui passe un poinçon. L'aide à placer la pointe sur son ventre encore vierge, et l'invite à y tracer un grand X. Il s'exécute. C'est fantastique. Il est totalement envoûté. Je démiurge de toute part. La transe est abyssale. La pointe métallique lui déchire superficiellement l'épiderme, et forme dans chaque segment une lettre : A/Y/J/V. Bientôt le sang affleure timidement l'alphabétique sillon. L'euphorie est à son comble. Je suis à nouveau excité. Mon sexe tape dur pour sortir.
Je triomphe.
Je maîtrise parfaitement ses faits et gestes et, alors qu'il est encore sous mon emprise, je place une dernière suggestion qui raccourcira le temps nécessaire de l'induction à venir, et clôturera celle ci.
Je lui annonce, impérieux : « Quand tu entendras prononcer distinctement le mot, ZARDOZ, tu glisseras instantanément dans un état second, tu ne pourras plus parler et tu obéiras sans conditions à ma seule autorité, à ma voix bienveillante, et il ne pourra rien t'arriver de mal, tu dois me faire confiance… La même parole, ZARDOZ, uniquement prononcée par mes soins, t'avertira aussi de ton réveil, et te permettra de tout oublier. Alors, je veux que tu reviennes parmi nous, attention : ZARDOZ ».
Le phonème léthéen provoque son retour. Il est encore ensommeillé, comme ahuri. Il essaye de comprendre ce qui s'est passé, mais s'il entreprend de le rattraper, le souvenir s'éloignera, du double de son avancée. Encore trois tentatives, et celui ci disparaîtra à l'horizon en une fuite exponentielle. Et il conclura, car il n'a pas le choix, à un étrange sommeil, rien de plus.
N'arrivant plus à contenir la débauche d'émotions à leur acmé qui m'agitent nerveusement, j'accélère explosivement, sourire carnassier, j'écorche à toute allure la gomme sur l'asphalte, je slalome sur l'autoroute. Pressé d'arriver sur l'aire de repos, je roule bolide, je brûle ogive. L'autre essaye de protester de manière inaudible.
Je le fais taire :
« ZARDOZ »
« Tu dors maintenant. Je le veux »

Il ferme les yeux, il est déconnecté. Un cobaye particulièrement réceptif. Je le regretterai.
Cependant la trêve intestinale se rompt en moi. La colique éclipse salement ma jouissance, elle vient tambouriner au seuil de l'émonctoire anal. De malfaisants embryons fécaloïdes pressent et triturent mes boyaux dans une rage océanique. Je fais diversion, et tente de me délivrer du mal en déversant par un autre orifice — ma bouche — une acide pluie coprolalique. Me soulager oralement. Mes mains sont moites sur le volant. Je suis tendu. Je contracte fermement, sur la ligne de tétanie, les muscles neutralisateurs les plus aptes à endiguer le fétide fiasco entérique. Concentration extrême. Mon organisme n'est pas entraîné à assimiler ses congénères et le rejet est massif, éprouvant.
Et puis, sait-on au juste de quoi était composé quotidiennement son bol alimentaire ? Qu'y avait-il exactement au menu chaque jour ? Des habitudes de coprophage de supermarché ; d'accro aux additifs alimentaires les plus nocifs ; un tributaire de la malbouffe, gavé d'une pharmacopée productiviste faisandée qui l'empêchait de déprimer et qui pouvait l'aider à mieux bander ?
J'ai mordu dans la carne périmée d'une bête malade.
Et j'y suis peut-être allergique.
Je suis menacé par un sortilège laxatif qui vise à me dessécher, me tarir, me transformer en flaque. Heureusement nous arrivons à l'aire de repos. Mon souffre-douleur semble dormir paisiblement. Je m'arrête dans l'urgence à proximité des toilettes, et je file me soulager…

VII - L'échappée belle

Il a disparu ! Il n'est plus assis à sa place dans la voiture, et je constate que ses frusques et son baluchon ne sont plus là non plus. Il est parti !
                                                                     !!!
Je retourne dans les toilettes. J'inspecte méthodiquement le moindre recoin, je regarde derrière chaque porte y compris chez les femmes et les handicapés. Personne. Pas la moindre trace encore fumante d'un passage en ces lieux. Il ne peut être bien loin. Surtout sous cette averse. Allez, j'ai dû facilement m'absenter vingt minutes, guère plus. Le temps que, malaisément accroupi, cesse mon calvaire effusif ; plus quelques secondes pour avaler une poignée d'imodium et me réhydrater goulûment grâce à l'eau glacée du robinet public.
Il n'y a personne d'autre sur le parking, je n'ai repéré aucune voiture lorsque nous sommes arrivés. En tout cas personne jusqu'ici. Il est donc forcément dans les parages. Peut-être un peu plus loin, à tenter sa chance vers la sortie. Il faut absolument que je le retrouve, c'est primordial, mon nouveau dessein ne pourra s'accomplir sans lui, il en est la pierre angulaire, l'étançon. Il ne doit pas m'échapper. De lui découleront tous les autres. Sa mort sera le ferment d'une doctrine sanguinaire dont je serai l'émissaire insoupçonné. Il est ma genèse, Adam et Ève éviscérés au pied de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
C'est décidé. C'est écrit. Il doit crever. Être le premier.
Initialement sacrifié.
Je reprends le volant et me mets à explorer l'autre moitié de la vaste aire de repos. Je ne l'aperçois pas. Il ne peut s'abriter de la pluie sous des arbres sans feuille. Alors où est-il ?
Je bous sous la mitraille d'une colère intérieure.
Une voiture, une seule, est garée non loin de la sortie. Je me range juste à côté. Je sors, et demande au conducteur d'ouvrir sa vitre en mimant d'une main la rotation d'une manivelle qu'on actionne. Il obtempère. Il est seul dans sa vieille voiture grise. Je lui demande s'il n'aurait pas vu passer entre les gouttes, un grand gaillard, à pied, de noir vêtu, errant sur l'aire, ou s'il n'a pas croisé d'autres voitures depuis environ vingt minutes. Il me répond qu'il est là depuis plus d'une demi-heure et que je suis le premier péquin rencontré sur la zone, pas âme qui vive qu'il me dit, et il est bien placé, il aurait vu passer quoi que ce soit.
— Vous en êtes certain ? C'est important.
— Affirmatif, qu'il me dit, j'aurais pas pu le louper, pas âme qui vive j'vous ai dit.
Sa radio diffuse trop fort la voix de camomille de l'ex-star du porno de nos après-midi pluvieuses, qui pontifie sur la solitude du papaout en milieu rural.
Désarmé, je scrute panoramiquement l'étendue qui m'environne afin de m'assurer qu'il n'est vraiment plus là.
Réfléchissons. Il n'a pas pu se volatiliser comme ça. Il ne s'est pas caché par ici. Il a forcément quitté le secteur d'une manière ou d'une autre. Pas en voiture, c'est certain. Il a donc marché. Il n'a pas pris le chemin de sortie des véhicules, autrement l'autre gars l'aurait remarqué, je crois pouvoir lui faire confiance là dessus, il a l'œil américain. Il est sans doute allé directement sur l'autoroute en coupant au plus court à travers la végétation aux branches clairsemées. J'ai encore une chance de l'alpaguer sur le bord de la route avant que quelqu'un ne l'embarque. Je ne dois pas laisser se balader dans la nature un type avec un acronyme cabalistique incisé sur l'abdomen, même s'il est peu probable qu'il aille alerter les autorités. Le laisser en vie maintenant, c'est compromettre mon futur de tueur en série médiatique. Un jour ou l'autre quelqu'un risquerait de faire le lien avec cette première tentative ratée : le genre de fouille-merde trop malin, amateur de casse-têtes sanglants. Trop risqué. Il ne sera pas si simple de révéler au grand jour mon identité. Ma renommée sera anonyme. Je suis le poinçonneur. Un frisson sans visage.
Je reprends place dans ma Saab. Je prends le temps de vérifier : oui, le petit merdeux m'a dérobé quelques billets avant de foutre le camp. Il n'a pas pu s'empêcher de jouer au malhonnête. Je n'aurais pas dû attiser ce mauvais penchant avec mon argent offert à tous vents. Par contre, il ne faudrait pas que la gendarmerie le ramasse alors qu'il traîne sur la bande d'arrêt d'urgence, et qu'il se mette à causer à tort et à travers.
Je quitte l'aire de repos. Un coup d'œil pour m'assurer qu'il ne stationne pas en amont. Non. Rien de rien.
Je sais qu'il va à Bruxelles. Sur l'autoroute, je poursuis logiquement dans cette direction. Mon instinct de patrouilleur en alerte ne suffit pas à localiser ma proie. Très vite je me rends compte qu'il n'est pas sur le bord de la route. Quelqu'un l'a déjà pris. Il a une veine de cocu. Ou est-ce moi qui ai une déveine de fourreur insolent ?
Misère ! La mission se profile impossible.
Je ne comprends pas où ça a pu déraper. Il s'est endormi aussitôt après l'injonction. Il semblait si vulnérable la dernière fois que je l'ai observé sur son siège chauffant, aucun bruit extérieur ne paraissait pouvoir le perturber, la transe était profonde. Je ne comprends pas, moi seul pouvais le réveiller.

Ne s'agit-il pas plutôt là de la basique erreur du débutant exagérément confiant, intensifiée par la pulvérulence vagabonde d'un grain de sable tonitruant et trop tonique, une bribe d'abus de la veille fourvoyé entre les pesants rouages d'une hypnose tâtonnante ? Il aura suffi d'un brin de speed analeptique pour enrayer la belle mécanique.

Le pied au plancher, je pourchasse désespérément tous les véhicules qui me précédent sur le ruban, les rattrape implacable, je double aux aguets, menaçant, épiant la silhouette volage de mon souffre-douleur quand je colle à leur hauteur, quand de côté je frôle la tôle à grande vitesse, je les touche presque, je recherche, je renifle, je regarde mauvais derrière mes vitres teintées, j'angoisse de le perdre à jamais, j'halene de diligence, je traque rectiligne avec célérité… mais il n'est plus là, il m'a filé entre les doigts. Un terrible affront que je ne supporte pas. On ne me fait pas ça, à moi !
Je dois reprendre mes esprits, ne pas me laisser submerger, sinon je risque de provoquer un accident. Et je n'aimerais pas me faire remarquer, surtout avec mes singuliers colis bringuebalants dans le coffre. Je sollicite la musique de relaxation pour qu'elle me vienne en aide, d'une poussée digitale sur le bouton fluorescent qui s'épanouit timide à l'article de la nuit.
Je me résigne donc à rallier la casse automobile, comme prévu initialement. Elle se trouve sur le chemin et, dans l'immédiat, c'est ce que j'ai de plus urgent à faire. Après on avisera.
Je bouffe la route d'une traite. Sans réfléchir. Sans espoir. Sans ruminer non plus. Mon horizon est pour l'heure aussi étale qu'un marigot croupi où stagne l'inassouvi. Alors je roule. J'avance dans l'illusion de me transporter hors de l'impasse dans laquelle patauge ma destinée.
Puis je quitte l'autoroute. Je traverse la dernière agglomération avant la frontière. Emprunte un chemin vicinal. Repère le totem rouillé, que lèche à sa base l'herbe folle dépassant du fossé. Il s'agit d'un inquiétant recomposé phallique d'ossatures entremêlées d'hétéroclites guimbardes, avec à son sommet deux phares de hibou éteints qui ne perceront plus jamais les ténèbres. Je tourne à droite dans l'allée. Passe le portail grand ouvert de la casse. Continu tout droit. Et m'aventure, dans l'étroit canyon, insignifiant entre les deux gigantesques parois de voitures entassées, aussi hautes qu'un immeuble, plusieurs étages hors d'usage, séquelles de carambolages. Des carcasses de corbillards sont encastrées dans celles des ambulances, des fourgons cellulaires s'emboîtent dans des camions de pompier. Des pots d'échappement pénètrent des enjoliveurs. Un pare-choc branle à travers le trou béant d'un pare-brise. Je traverse un terril grinçant de partouzards métalliques figés dans la surprise. Une falaise d'épaves enchevêtrées que fait scintiller dans la nuit de puissants projecteurs. Et là haut, le mince quartier de lune est fauve, comme le coup de pinceau terroriste d'un peintre rageur sur le monochrome d'un ciel nocturne.
À la sortie du défilé, je découvre Sigmund qui m'attend à coté de son camion grue. Dans son bleu de chauffe réchappé d'une marée noire, il avance débonnaire et cillant dans la lueur des phares, les rouflaquettes hirsutes.
Je descends le saluer et lui demande d'expédier le boulot vite fait bien fait, je n'ai pas le temps de traînasser et ne suis pas d'humeur sociable ; encore un peu souffrant. Il longe la bagnole, son bidon-fricadelle effleure la carrosserie, il lui caresse les ailes de sa paluche gercée, noire de cambouis, et marmonne :
— Rassure toi ma tinette… Papa va te déchiqueter, te tordre les essieux, mais tu vas rien sentir ma belle. Je fais ça en douceur.
Et en s'adressant à moi il rajoute plus distinctement :
— Vous z'avez bien vidangé la bouzine ? Rien oublié de précieux à l'intérieur ? Faudrait pas égarer la prunelle de vos yeux. Parce que j'y vais là ! La machine ronronne déjà.
— Je fais un ménage rapide et vous laisse faire votre office, Sigmund.
Sous mon siège je récupère la besace de cuir. Je prends aussi ma pochette et diverses babioles qui traînent dans la boîte à gants, dont l'enveloppe avec les clefs pour Tonio — la taupe présumée — et un paquet de chewing-gum sans sucre. Je ferme la portière et, au moment de faire signe à Sigmund de prendre le relais, je ne peux résister à ouvrir à l'arrière, instinctivement, comme pour inaugurer la première action d'un trouble obsessionnel compulsif en devenir. Et je fais bien de suivre cette intuition — ou cette névrose en gestation — car je trouve aussitôt à tâtons sur le plancher un sac en papier coloré, très froissé. Il ne m'appartient pas. J'en déduis que ce doit être mon passager qui a oublié ça ici avant de se muer en courant d'air. Dedans se trouve un paquet cadeau, un parallélépipède rectangle assez plat emballé dans un papier kraft écru avec un petit ruban noir tout autour. La charmante intention ! Étant donné sa forme et son poids, c'est sûrement un livre. Il y a également une mini cassette DV sur laquelle est écrit au feutre bleu : Xanadu Bob, chapitre final. Elle est enfermée dans un boîtier transparent tout fendillé. Du fond du sac en papier, je retire une feuille blanche pliée en quatre. Je la déplie et découvre des griffonnages partant dans tous les sens. J'arrive à décrypter au bout de quelques secondes d'attention extrême un prénom : Giulietta, un nom : Marx, le nom d'une ville : Berlin, une date : ?? décembre, et une adresse encore difficile à déchiffrer. Mais ces vagues indications me suffisent, elles représentent une piste, un lien avec mon souffre-douleur, le seul moyen de le retrouver. Alors, d'un coup, l'espoir renaît.
Je jubile à nouveau.
— Vous pouvez y aller Sigmund ! Débarrassez moi d'elle ! La vieille carne a fait son temps !
J'ai à présent moi aussi les yeux du totem, et un sourire en plaie de canif, si large qu'il fait saigner la lune. Rousse.
Et la Saab est happée par la mâchoire d'acier de la grue qui la décolle de terre dans le piaulement de l'éclosion à rebours d'une fleur mécanique. Elle se détache un instant de la lune. Rousse. Elle oscille au dessus du broyeur, puis la mâchoire s'ouvre et la voiture chute dans le funeste réceptacle. Je m'éloigne du fracas de la dislocation à l'œuvre pour envoyer quelques messages : une demande de renfort occasionnel. Je sais bien qu'aussitôt énoncés, je déroge déjà à mes principes de chasseur solitaire, mais autant se servir de l'infrastructure de la Lastraviat pour m'aider à tracer l'ébauche d'une postérité carnassière. Tout les moyens sont bons.
                                                                     Amen.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 02/06/2015 à 13:20:25
Toujours aussi foisonnant d'idées géniales, de trouvailles stylistiques intéressantes, de digressions envoûtantes, et même si le concept du serial killer qui prend pour victime par le plus grand des hasards un tueur à gages est super tiré par les cheveux, que c'est à peu près l'équivalent en héroic fantasy du vampire qui prend pour proie un lycanthrope, et bien c'est pas grave, on s'en fout, là n'est vraiment pas l’intérêt : la lecture est avide, on est accro à la suite car on savoure à l'instant et au kilomètre la prose de Valstar Karamzin qui nous porte dans une sorte de nirvana du lecteur. Il pourrait tout aussi bien écrire un roman de 10 tomes sur un bulletin météo, ce serait pareil, en ce qui me concerne.
David

Pute : -1
tchouka !    le 03/06/2015 à 01:46:43
Salut,

Le flash back est prenant, il me restait des petites choses de ma première lecture de cette scène et j'ai pu goûter au petit plaisir d'un joueur de tétris qui fait sa ligne : yes, ça s'emboite ! De la même façon que le tueur à gage trouvait une piste pour stalker le sérial killer dans la première narration du voyage en saab, celui-ci en trouve une également pour le contre-stalker maintenant, ah, c'est trop le western ! Ils vont sortir du saloon en se zieutant comme des clones de yul brynner !

merci lc pour l'intro qui situe le premier passage, c'est bien tu as un bon fond.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 03/06/2015 à 02:52:45
J'ai bien aimé l'abysse qu'il y a entre l'entrée en matière de cette seconde partie présentant le pire des monstres n'ayant jamais existé et le branquignole qu'il devient dans cet épisode, un apprenti serial killer psychopathe avec une scoumoune de spermatozoïde lambda.

/!\ SPOILER ALERT /!\

Quelle idée délirante de chopper la tourista du cul suite à une orgie anthropophage.

/!\ SPOILER ALERT /!\

Je suis MDR, attends impatiemment la suite et j'espère vraiment lire de nouveaux textes de Valstar karamzin sur la Zone ou ailleurs.
Valstar Karamzin

Pute : 2
    le 06/06/2015 à 11:47:51
… Juste pour préciser qu'Hendrix n'est pas un tueur à gage, je le dis dans le résumé : "La première partie raconte comment un tatoueur itinérant (présenté au lecteur comme un hypothétique tueur à gages)…".
Après, la présentation qu'Hendrix fait de son activité de tatoueur est plus qu’ambiguë et ce volontairement et ça continue avec Nelson speed freak...
J'ai deux questions pour vous, donc :
Devrais-je rajouter en conclusion de sa prez du début un truc du genre : "Oui, je suis tatoueur ?
Est-ce que cette ambiguïté sert le récit ou au contraire le dessert ?

Quant au cliché du "tueur en série" l'intention, sans trop en dire, est de lui tordre légèrement le cou (au cliché) et de frustrer (sur ce point)les amateurs de ce genre de littérature tout en leur donnant de quoi brouter ailleurs…

Merci pour ton enthousiasme Lapinchien et merci David de prendre le temps de tout lire et de commenter systématiquement.

Bon, j'ai une tonne de lecture zonarde en retard, au boulot…
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 06/06/2015 à 12:57:55
Je ne pense pas qu'il faille changer quoi que ce soit au texte. Pour ce qui est d'Hendrix, je rectifierai le tir lors de la publication du prochain épisode dans le descriptifs.

Je ne sais pas si l’ambiguïté sert le récit ou le dessert, mais elle sert l'immonde diktat du marketing, du recrutement de lecteurs et de leur fidélisation.

C'est bien sympathique de te voir intervenir. On pensait avec Dourak que t'avais posté ton texte et qu'on ne te reverrai pas de si tôt. J'espère que ça annonce d'autres contribution à venir, le caractère monumental des participations est optionnel par contre.

J'avoue que je me contenterais volontiers de ta part (à l'occasion bien sûr et en parallèle de tes œuvres Tolstoiennes au compte-goûtes) de textes plus légers, courts et dans un esprit vite consommé/vite oublié/mais ayant laissé d’irréversibles lésions neuronales dans l'esprit du lecteur.
Valstar Karamzin

Pute : 2
    le 09/06/2015 à 14:20:18
J'aimerai participer un peu plus et j'aime plutôt bien écrire sous contrainte, certaines "animations littéraires" proposées ici me parlent pas mal sauf qu'en ce moment je me disperse et c'est compliqué de consacrer du temps à l'écriture… mais ça reviendra, promis.
Muscadet

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Pute : 0
    le 11/06/2015 à 04:39:52
C'est une des sagas-type qu'on viendra finalement lire ou relire dans X mois ou années, aimant pérenne à lurkers -ceux qui font le nombre de vues et qu'on ne connaîtra jamais, ou trop bien- à ranger parmi tant d'autres en ce lieu.
La zone, c'est un peu la bibliothèque d'Alexandrie du point de vue des résidents officieux de CHP.
Si jamais le financement venait un jour à manquer quant à l'hébergement, on verrait des momies s'extirper subitement de leurs sarcophages pour entretenir le mausolée.

Je n'ai pas lu la totalité des épisodes, seulement deux et demi. Parce que c'est irrégulier dans le style, irrégulier dans la drôlerie et les seconds souffles. Des moments de lucidité fluides et merveilleux côtoient des passages assommants, faciles, de l'ordre de la posture rédactionnelle gratuite ou de la punchline de stand-up, héros fictif, inspiré de ou pas.
L'auteur se regarde écrire, la pathologie est reconnue et je formulais le même reproche à CTRL-X récemment, m'incluant dans la critique.

Mais on y reviendra, comme je disais, plus tard. Pour ce genre d'objets littéraires d'ampleur, il faut laisser la lecture s'infuser dans le temps. Le lecteur est un animal farouche, il viendra boire à l'étang une fois la nuit tombée.
Ce sera lu, peu commenté mais lu à terme.

Tu es un putain de poète et c'est très bien. Il en faut pour créer le contrepoids.

Lapinchien nous avait annoncé qu'il suçait pour un Curly à l'occasion de la Saint-Con, on sait maintenant que les prix ont grimpé. Pas moins de huit épisodes sont désormais nécessaires pour le voir retrousser sa robe.
Ce con a même évoqué Tolstoï, vous avez vu ?
Muscadet

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Pute : 0
P.S.    le 11/06/2015 à 04:46:23
J'ai bien noté pour Caraco.

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