Plus tard que l'aurore vieillissante, peu après le rond-point de Pen ar C'hleuz, et quelques mètres après le pont, je me suis posté, sans avoir vraiment dormi, à l'entrée de la voie express, la seule sortie vers le nord- est.
Je suis emmitouflé dans un manteau aile de corbeau cintré me rendant plus mince qu'en vérité. J'ai déposé mon sac à dos et ma mallette patinée de cuir noir à bandes verticales roses non loin de moi sur le bas-côté. J'applaudis, les mains gantées d'un cuir moreau, je chasse les frimas, je m'encourage, je sautille dans le froid.
J'ai concédé à mon allure austère deux notes de coquetterie : un brassard incarnadin signifiant que je suis en deuil et un bonnet de laine vermeil pour me protéger les oreilles.
Le look commandant Cousteau c'est toujours payant par ici, ça rassure, c'est populaire.
Venez à moi, danseurs de Calypso, mérous véloces et dauphins sans frontières. Nageons tous de concert dans le sens du courant. Je suis à présent fin prêt pour ma représentation de planton au long cours et, pour ne pas m'envoler, histoire de garder les deux pieds sur terre le plus longtemps possible, je me leste d'un sandwich maquereau-moutarde à la violette-algues et mimolette.
Cet emplacement a toujours représenté un idéal lorsque, jeune et débraillé, je m'adonnais plus volontiers à cette forme de voyage. Aux bonnes heures je n'ai jamais patienté ici plus de quinze minutes avant de monter à bord de la première voiture, et enfin entamer physiquement mon évasion loin du ras-le-bol quotidien.
Durant le quart d'heure qui m'est imparti je commence à réfléchir à Xanadu Bob, à ce que je fous là et, je me rends rapidement compte que c'est pile là au bord de cette route que naquit notre belle amitié. Je comprends alors mieux pourquoi les pouces me démangent depuis sa disparition.
A l'époque, il était punk tout comme moi, et se faisait appeler Gravier. Je crois que je n'ai jamais trop su pourquoi, je n'ai d'ailleurs jamais dû lui poser la question, c'était comme ça, c'est tout. Et puis, Gravier, ça passait assez inaperçu quand on sait que dans notre milieu la plupart portaient des surnoms encore plus incertains.
Il y avait des Vérole, Pustule, Cirrhose, Tranxene, Vermine, Ratboy, La Crasse, Chancre, Verrue, Soutax, Gerbi, Cody, Pourri, Sida, Chacalitox ou Stupre. Des Triplex, Ferraille, Schlag, Clou, Chaos, Crash, Barbelé ou Piquant. Des Gavroche, Pignouf, Nada, Krapo, Béru, Bobosse, Mad, Punky, Watty. Des Capsule, Bouteille, Ricard, Craouëde, Canette, Poch et Micrave. Des Débris, des Détritus. Et encore des Hp, P4, Gogol, Destroy…
Et moi, c'était Fondu, ne me demandez pas pourquoi, mais à l'époque c'était plutôt évident.
Il y a dix huit ans donc, la super 5 pilait en catastrophe, de travers sur la bande d'arrêt d'urgence...
Oï ! Monte. Monte je te dis. Vite. Magne ! Faut pas moisir ici ! Tu vas au festoch punk ?
Oui
Alors c'est parti. On trace en piste.
La première fois qu'on se parlait. Auparavant nous nous étions simplement appréciés de loin. Des regards bilatéraux intrigués lorsqu'il se pointait en ville à nos concerts entouré d'une raïa de punks phacos ruraux, turbulents et peu policés. Un respect mutuel tacite né de l'observation ou d'une évaluation frontale à la rude quand soudain ça chauffait, ça frittait sous larsens, pour une keuponne, une bière renversée, un coup fourré ; sans même attendre les dernier riffs ça partait en masse désordonnée, fracas de cuir, clou, lame, tesson et parfois nunchaku, rixe balourde, brutale, vivante et colorée ; quand parfois je me heurtais complaisamment aux clichés fantasmés par d'autres ; quand seuls au monde dans le pogo, le baloche de West Side Story, nous trinquions notre testostérone jusqu'à la voir se déverser à grands coups d'épaules, bousculades, feintes et poussées, se mesurer en de fraternelles offensives.
Une danse d'amour animale.
Un Western électrique.
Je me souviens que ce jour là, en route vers le festival où nous allions communier sous la fureur des décibels de la fine fleur en croûte des groupes franco-anglais du moment, la musique au taquet dans le lecteur de cassettes en guise de répétition et moi qui piochais en rythme, deux par deux, des bières à l'arrière dans le pack, nous portions des accoutrements à agacer les bons Français, des uniformes civils, hétéroclites, taillés dans les franges de la société, épouvantails d'une fragile adolescence en friche, polichinelles du rebut :
Docks coquées pour moi ; jean bleeché ; cartouchière à la ceinture ; un tee-shirt blanc élavé dégoulinant de la sainte sueur noire baveuse de l'anti-logo des Crass ; un veston élimé, quelques badges à la boutonnière, Haine Brigade tracé dans le dos, le reste parsemé en dilettante de patchs faits main ornés de citations d'une verve situationniste inspirées à l'instinct, sans savoir : « Je est un autre », « Nous sommes TOUS des collabos », ou encore, « Consomme plus, tu vivras moins ». Et des cheveux blonds oxygénés montés en spikes, style fantôme de la liberté.
Gravier arborait alors une crête rose fluo, divers anneaux aux oreilles et une épingle à nourrice plantée dans la narine ; un collier de chien autour du cou ; un perfecto clouté, et inscrits au blanco, épars, des noms de groupes punk-as-fuck et hard-core, quelques capsules de bières en guise de badges, un ornement caténaire, dans le dos un casimir défoncé dégueulant sur l'île aux enfants, peint en trompe-l'oeil façon vitrail d'église. Sous son cuir on devinait un tee-shirt des Cadavres avec la trogne barrée du facho borgne - dorénavant trop cacochyme pour l'Indochine - sous laquelle on pouvait lire : no pasaran. Ses bretelles tombaient sur un treillis rapiécé grâce à différents tissus sûrement récupérés dans des kilts d’Écossais morts, plusieurs clans représentés ici. Un ou deux slogans anti-flic sentant encore le feutre indélébile ; des rangers aux pieds, badigeonnés d'une peinture rouge, fin de race craquelée.
Oui, les grands couturiers d'aujourd'hui nous ont tout piqué.
A mi-parcours, tandis que je préparais un coca Dom pour pallier la mort imminente de la valise de binouzes et que la Super 5 venait, elle, d'à peu près suçoter pour 100 km d'essence, j'évoquai toutes les techniques, apprises un soir auprès d'une étudiante en médecine draguée fin saoul alors qu'elle animait une table de la prévention routière, pour tromper l'éthylotest, pour éviter qu'il ne vire au vert, dans l'éventualité où nous croiserions un contrôle de gendarmerie.
Gravier répliqua - caché derrière son beau sourire, charme quand tu nous tiens, de métis - qu'il ne souhaitait foutrement pas souffler dans le biniou des bleus car d'une, il se sentait éméché et puait l'alcool à plein nez, il n'avait pas même le permis, il n'avait d'ailleurs pas encore l'âge, majeur dans seulement trois mois, et de deux, la tire dans laquelle nous nous déplacions lui avait tapé dans l'oeil, isolée et offerte, prête à être forcée, il s'était donc résolu à la voler. Je suis pas un fils à papa dit-il. Donc s'il y a contrôle ça passe ou ça casse, on ne s'arrête pas, au pire on fonce dans le tas.
Et je voulais bien croire qu'il foncerait dans le tas depuis que je l'avais vu une nuit, maintenir au sol en une prise de soumission sérieuse un videur de discothèque, puis allumer une cigarette et l'éteindre sans broncher sur la joue de son énorme proie. Scarifié le gros bébé bodybuildé. C'est que voyez-vous jeunes voyous on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
Et nous partîmes en rires compulsifs, brouhaha, tapes sur les cuisses, coups de poings répétés dans le plafond, trépignements frénétiques, gorges déployées, gueules de gargouilles enjouées… à ne plus pouvoir s'arrêter. Les vaches les plus rock qui nous entendirent passer ce jour-là durent longuement extraire les éclats de nos rires meurtrissant la musique qui fusait par la fenêtre ouverte, pour enfin l'apprécier à sa juste valeur. Mélomanes à mamelles dans un paysage verdoyant.
Le soir même nous brûlâmes la Super 5 sur le parking improvisé du festival à travers champs où la moitié seulement de l'affiche alléchante était représentée sur scène. Le feu en réchauffa certain(e)s, d'autres virent là une forme de sacrifice païen de l'outil à crédit, certes parfois utile, du con-sot-mateur mobile en transit vers son pain quotidien. En tout cas cette journée commença à sceller notre complicité. Nous étions faits pour nous rencontrer. Pour nous entendre. Nous ne nous lâchâmes plus durant sept années et quatre-cents coups.
Les deux punks solitaires marchèrent dorénavant côte à côte, ils brûlèrent leur jeunesse dans l'excès, ils tentèrent d'apprendre à vivre vite comme s'ils n'étaient pas fait pour durer.
Les deux punks solidaires se crurent plus forts que tout, à la recherche de sensations extrêmes, s'en remplir boulimiques, les cueillir blettes au creux du bras, ils expérimentèrent par tous les bouts jusqu'à ce que la zonz les sépare.
Un an à contempler, restreints, un coin de paysage zébré.
À ma sortie, je mis de la distance avec la scène punk. J'avais du mal à rester toujours conforme à la caricature que l'on attendait de moi, et le citoyen-modèle commençait à lorgner notre défroque pour finir de l'essorer. Nous n'étions plus les acteurs majeurs de la rébellion, simplement des figurants. Je m'engageais donc dans une nouvelle voie. J'avais développé en prison un don naturel que je me coltinais depuis l'enfance sans trop vraiment l'avoir exploité jusque-là. Il s'épanouit grâce aux conseils d'un vieux tueur à gages et esthète à ses heures, Nelson Speed Freak, qui sut me guider vers l'excellence. Après un tour d'Europe initiatique où je me perfectionnai rapidement dans cet art si particulier, auprès des professionnels les plus avisés qui figuraient dans le carnet d'adresses que m'avait confié Nelson, je me réveillai tel un super-héros découvrant son pouvoir, hurlant au milieu des restes éparpillés d'une super-chrysalide de peaux d'hommes tatoués.
On appréciait mon travail au delà de toute espérance, on le trouvait original. Plus de tracas pécuniaires, j'avais entre les mains un savoir faire que je pouvais monnayer quand bon me semblait, et vivre librement, sans trop de conditions, ma vie d'homme…
Gravier, de son côté, redevint Patrick, le temps d'enchaîner divers petits boulots alimentaires. Une fulgurante immersion de trois ans dans l'univers de l'esclavage salarié, juste le temps de comprendre que ce n'était pas fait pour lui. Il se fit peintre en bâtiment, employé de vidéo-club et gardien de parking. Il singea l'éboueur, le garde du corps et le charpentier. Il s'escrima dans d'autres emplois, puis encore d'autres, si bien qu'un jour il se dit chic, je vais pouvoir devenir un écrivain américain.
Au bout de quelques nouvelles il abandonna l'idée. Même celle de devenir l'écrivain du quartier. Ses combinaisons de mots ne transpiraient pas assez, ni la couleur ni le volume des fantasmagories qu'il désirait partager, il n'y voyait que le fluide monotone de ses pensées. Il préféra, le pied à l'étrier mis par Giulietta Marx, bidouiller ses obsessions à même les synapses électriques d'une grammaire visuelle et sonore, sculptures multimédias, Xanadu Bob enfin, vidéos undergrounds ; un autre rôle, un autre milieu, mais au final toujours la même démarche…
Un coup de klaxon me ramena à la réalité au bout d'à peine dix minutes d'attente. (Hein ! Qu'est-ce que j'avais dit ?) Le carton en main, je me retournai et fis le point sur une grosse Mercedes-Benz de rupin arrêtée à quelques mètres. En ouvrant la portière je découvris Globuleux Nicholson à l'intérieur, le pickpocket du train, le fils de stars des partouzes zoophiles qui m'invita chaleureusement à prendre place.
Je te remercie, au moins tu n'es pas rancunier.
C'est que nous sommes presque intimes maintenant, et puis c'est lui qui a insisté, il t'aime bien, me dit-il en hochant le tête vers son flanc droit. Quant à moi j'embarque systématiquement tous les stoppeurs que je croise, et il y en a de moins en moins, les villes sont de plus en plus étendues, difficile d'y échapper sans un moyen de locomotion.
Tu arrives en train, tu repars en Mercedes, entre temps t'as pas chômé dirait-on , à moins que tu n'aies bénéficié d'une promotion sociale ?
Ce n'est que de l'occasion… Et gagnée au texas hold'em… Un autre talent caché…
Je peux te demander pourquoi tu prends systématiquement les auto-stoppeurs, tu as pratiqué aussi ?
Oui un peu, mais avec ma sale gueule je suis jamais allé bien loin… Et puis je pense que l'auto-stop est un art. Au même titre que la prostitution, il faut savoir se vendre, rester aussi raide qu'une érection tout en évitant de devenir priapique. Et quand la voiture arrive tu peux tout décharger mais évite quand même de souiller les fauteuils. Alors j'essaye de soulager ceux qui en font…
Houla ! Prostitution, érection, soulager ! J'espère que tu n'es pas en train de sous-entendre que tu fais tout ça pour satisfaire un phantasme sexuel, une entrée en matière pour me proposer ensuite de te masturber contre quelques euros ?
Le diamètre des ses yeux, déjà immenses, doubla.
Non, rassure toi… ma métaphore était peut-être maladroite, mais rien de plus, désolé. Et puis je ne baise que des charognes ramassées sur le goudron de toute manière, annonça-t-il ironiquement.
Pas de mal.
On roula sans plus se dire un mot, comme en méditation. Dans ma main reposait chaudement celle, atrophiée, du petit bras chétif de mon hôte mutant. Et on roula ainsi jusqu'à Pontaubault.
Ensuite mon cheminement devint moins facile. Grippé à cause d'un visiteur médical survolté qui causait pour deux ( voire plus ), un gars qui avait dû grandir dans une fratrie de muets et dont la faconde remplaçait leurs langues défuntes. Il m'abandonna sur une route départementale où ne passait PERSONNE. Une route de mauvaise compagnie, trop moche pour figurer sur les cartes. Je dus marcher plusieurs kilomètres en ruminant à propos du mauvais aiguillage : en définitive c'était de ma faute, je me devais d'anticiper le point de chute en clarifiant les choses d'emblée avec le conducteur. Et sur le coup, j'avais été un peu léger.
Plusieurs heures éreintantes pour traverser la Manche, le Calvados et l'Eure, pour regagner des chemins plus commodes, une amicale nationale, une autoroute à l'asphalte bien lisse déridée par la manne du péage. Une portion de kilomètres par ci, un morceau de kilomètres par là. A vot' bon cœur M'sieurs-Dames !
Le parcours s'avéra donc un temps plus chaotique, et parmi ceux qui livrèrent un moteur à ma progression j'eus l'étonnement de croiser :
- Le premier curé au monde à avoir survécu aux assauts du Sida. Un scoop ambulant, un abbé Pierre miraculé qui sortait de la maladie au volant d'une Clio. Il me fit sortir d'une sacoche des photos qui retraçaient toute sa vie. On pouvait y lire le temps, la joie, l'espoir et le remords. On pouvait surtout y comprendre les ravages de la maladie : à mes côtés un squelette tenait le volant, tandis qu'entre mes mains sur les photographies, l'homme était gros, la chair au ventre et les joues pleines. Était-il vraiment guéri ? Ne partait-il pas petit à petit, sous un ciel de Kaposi, de la poudre plein les yeux à défaut de larmes ?
- Un ébéniste au magnétisme de vieux barde, qui me parla de son métier avec passion. Il fit régner dans l'habitacle une ambiance de coin du feu durant l'hiver breton où le doyen, l'alcool au bord des lèvres, conte la légende des lavandières de la nuit à des yeux qui le mangent.
- Un clown à la retraite qui écoutait en boucle sur l'auto-radio le rire des enfants.
- Un prince de la rumeur, côtoyeur des plus grands, qui me souffla à l'oreille les lourds secrets fétides des dessous sales de la République.
- Un illuminé qui essayait d'organiser les premiers jeux olympiques pour schizophrènes. Les participants pourraient même s'inscrire dans plusieurs disciplines au gré de leurs multiples personnalités.
Des souvenirs de marin en bordée.
Des routes caressées sans imagination par des pneus indifférents.
À un moment je roulais en compagnie d'un type pas très loquace, quand un berger allemand s'est jeté sous nos roues. Il est apparu au milieu de la route, nous a lancé un coup d'œil pitoyable, puis il a heurté le capot. Un coup sourd et puis au revoir. Sûr qu'il a dû se brûler les couilles contre le radiateur de la voiture avant de faire le grand saut. C'est peut-être cela aussi la mort : un grand coup de soleil sur les roustons. Après un bref arrêt, choqués, nous nous sommes éloignés. Le chien est resté tout seul sur le bas-côté de la chaussée abîmée. Coupé en deux, il a pu savourer ses premiers instants d'éternité. Puis la pluie a tout lavé.
Il est à peine 15:00. J'ai pris position à la sortie d'Amiens. Bien en vue. Cent mètres après un virage d'où débouchent peinardes les voitures. Suffisamment de place en bord de route pour qu'elles puissent ralentir en douceur. Pas d'excuse pour ne pas s'arrêter. Je n'aurai pas à essuyer les mimiques outrées de ceux qui, seuls dans leur grande caisse, semblent devoir se justifier de ne pas m'embarquer en prétextant d'un geste que l'endroit est inapproprié pour une halte ou qu'ils ne vont pas dans la même direction. Il me reste deux cent trente bornes à effectuer. Je commence à envisager que ce soir je dormirai à Bruxelles. Hébergé chez Sonny, le temps que je fasse son affaire à un excentrique notoire. Je l'appellerai comme convenu juste avant d'arriver.
Si je négocie bien le cap, j'atteindrai mon but dans la soirée. La voie est royale, il me suffit de ne pas monter avec le premier venu. Être patient. Le temps le permet, il s'est montré clément aujourd'hui, et je sens palpiter timidement les rayons du soleil derrière l'écume crasseuse des nuages. Je m'étire consciencieusement, je me prépare pour l'ultime numéro de charme contre les machines. Savoir choisir. Pas de petit bond. Pas de sentier perdu. J'attendrai la bonne voiture comme d'autres LA vague. Celle qui me fera faire le grand saut.
Elle est apparue, sortant du virage au ralenti, après une heure d'attente et quelques faux espoirs. Pas pressé le gonze. Une grosse suédoise. Une Saab. Rares en nos contrées. Elle m'a dépassé, silencieuse. Un pilote anonyme derrière des vitres teintées. Je l'ai suivie du regard. Elle s'est immobilisée sur l'accotement. La portière passager était déjà grande ouverte avant que je ne ramasse mes sacs pour aller à sa rencontre.
Je vais à Bruxelles ai-je annoncé en m'inclinant vers l'homme au volant.
À Bruxelles… et au delà ! Montez jeune homme vous êtes ici chez vous ! Mettez-vous à l'aise !
Presque trop jovial le gars.
En plaçant mes deux sacs et mon manteau sur la banquette arrière, je perçois une odeur forte, une exhalaison chimique qui émane de plusieurs petites silhouettes d'arbres cartonnées. Il en avait jeté une poignée sur la plage arrière. Quatre autres pendouillaient à la base de chaque appuie-tête dans le dos des sièges avant. Et il avait aussi accroché au rétroviseur central trois autres des ces effigies. Une senteur approximative de pin synthétique. Ça puait également l'eau de Cologne mêlée à un autre soupçon sur lequel mon odorat butait. Quel parfum honteux voulait-il ainsi masquer ? Ses gosses avaient dégobillé à l'unisson dans la belle tuture à papa ? Son chien avait répandu sur les housses du Pal mal digéré par tous les orifices ? Ce n'est pas encore l'heure des vacances d'hiver et il n'y a pas de trace de poils : ce n'était donc pas ça. Peut-être l'odeur de la luxure alors. Du stupre mal lavé. Monsieur avait violemment besogné sa maîtresse, une femme fontaine, comme sur un plateau de fruits de mer, et l'avait sollicitée du gland jusqu'à un orgasme éclaboussant ? La forêt désodorisante achevait juste de tromper Madame. Qu'elle ne perçoive pas ce jus de petite mort quand il lui prêtera la voiture.
On démarre. J'expire un soulagement à la mesure de ma longue journée sur la route. Fier d'avoir parcouru ce chemin si aisément. Et gratuitement surtout, malgré la fatigue accumulée. Je m'installe confortablement. Je peux enfin me délasser. Lâcher prise un instant. Dans ma tête déjà à bon port.
Je ne prête tout d'abord pas trop attention à mon bienfaiteur. Trop las pour entreprendre une conversation, j'essaye de me faire oublier en faisant mine de regarder le paysage latéral à travers les vitres teintées.
Puis très vite je me rends compte que l'autre m'observe. Il me jette des coups d'œil réguliers. Ils se veulent discrets mais leur fréquence les rend trop insistants. Intrigué par son attitude, je sors de ma réserve et je me mets à le scruter pendant qu'il conduit ; voir ce qu'il a dans le ventre, comprendre ses intentions. Il est grand et massif, une bonne tête de plus que moi, une ossature épaisse, la cinquantaine. Pas athlétique, plutôt le genre à être resté trop longtemps assis à faire du gras, sans que ça ne déborde pour autant. On le devine néanmoins robuste. Il est vêtu d'un pull à col roulé noir, un jean de marque et des baskets à l'avenant. Pas d'alliance à l'annulaire, ni marque attestant qu'il ait pu en porter. ( Ma théorie fumeuse d'une coucherie extra-conjugale tombe à l'eau ). Son visage naturellement hâlé est creusé par de profondes cernes bleu-noir. Son regard impassible fixe maintenant la route mais sa bouche remue en tous sens trahissant la suractivité d'une langue à l'intérieur. Il est comme préoccupé, titillé par un invisible tourment.
Après réflexion, c'est peut-être moi qui l'inquiète, je vais essayer de paraître plus rassurant.
Il ne peut s'empêcher de jeter à nouveau un regard vers moi, semblable à celui du pervers transi-triqueur, lors de son premier rendez-vous galant. Nos regards se croisent une seconde. Ses yeux sont exorbités. Aussitôt il ouvre la bouche sur de grandes et larges dents blanches, un sourire cannibale.
C'est finalement lui qui décide de rompre le silence.
Il s'exprime comme un meneur d'hommes, un donneur d'ordres au sang froid. Une voix apaisante toutefois. Il avoue être harassé par des heures de conduite sans véritablement avoir pu se reposer, et admet qu'il boirait bien un café pour se requinquer avant de gagner l'autoroute. J'acquiesce intérieurement. J'ai constaté son comportement à risque au volant : fébrile il a tendance à se déporter sur la gauche. Et je ne voudrais surtout pas qu'on aille à l'accident. S'il ne récupère pas, je préfère l'abandonner à son triste sort. Je ne sais pas ce qui le turlupine mais s'il doit se foutre en l'air ce sera sans mon assistance.
Il repère un snack pas loin et, sans un mot, se gare au fin fond du parking alors qu'il y a des places libres près de l'entrée. Il extirpe sa pochette en cuir de vachette d'entre nos deux sièges et descend hâtivement en me disant qu'il n'en a pas pour longtemps, sans même m'inviter à le rejoindre.
Je vous prends une boisson ? Un café aussi ? Et une douceur pour aller avec ?
Je lui réponds, oui volontiers, café crème et tartelette aux framboises.
Je fais très vite.
Il claque la portière. Appuie machinalement sur sa télécommande. Cliquetis. Verrouillage. Et s'éloigne d'un pas rapide à travers le parking.
Je suis bel et bien enfermé. Sur le moment je ne juge pas ça très important car je ne désirais pas le suivre. Obnubilé par son café revigorant, je suppose qu'il n'a pas calculé. Va te réveiller vieux père qu'on puisse reprendre notre périple sur de bonnes bases ! Pour ma part je suis bien au chaud. Je balance une pichenette de l'index sur la grappe d'arbres odoriférants pendus au rétroviseur. J'inspecte les lieux. J'ouvre la boîte à gant. La referme sans rien toucher.
J'attends. J'attends qu'il rapplique. Bon, il doit s'envoyer son litron de café à l'intérieur ! Prends ton temps vieux père ! Reprend des forces pour appuyer sur le champignon !
Submergé par les effluves de pinède, j'essaye d'ouvrir les vitres électriques. Verrouillées, elles aussi. Merde ! Heureusement qu'on n'est pas en été.
Il ne revient toujours pas. Une pointe d'agacement cependant. Je me sens prisonnier. Et si j'avais envie de pisser ? Merde ! Allez, relativise, ce soir tu seras à Bruxelles, tu creuseras des verres avec Sonny…
Je l'aperçois qui arrive enfin portant un grand gobelet de café capuchonné façon Starbucks, et sûrement une pâtisserie dans son emballage papier.
Désolé me lance-t-il en s'asseyant et en me tendant mes vivres. J'ai dû ingurgiter un jéroboam de caféine pour retrouver tout mon peps.
Pas de mal. Et merci encore pour la petite collation. Je crois que moi aussi j'avais besoin d'un remontant.
Je savoure ma tartelette aux fraises - il n'y en avait plus aux framboises - et absorbe mon café pour faire passer. Il est un peu trop sucré à mon goût, et presque amer. Je me sens mieux. Je peux ressentir une agréable sensation de chaleur irradiant ma colonne vertébrale. Son attitude au volant semble plus responsable. Une musique de relaxation nous enveloppe à présent. Une harmonieuse chorale d'animaux marins, échantillonnée au ressac de l'océan. Il ne me mate plus du coin de l'œil mais demeure agité. Je mets ça sur le compte du café.
Nous roulons sur une nationale très encombrée. Transhumance du travailleur sur le retour oblige. Ça sera plus roulant sur l'autoroute.
Je note que le seigneur de la pinède a replacé sa pochette entre nos deux sièges sans prendre la peine de la fermer. J'y distingue, en vérifiant ma ceinture de sécurité, une énorme liasse de biffetons qui en dépassent presque. Des coupures de 50 euros. Peut-être dix, voire plus. Monsieur a les moyens.
Dix kilomètres plus tard voilà qu'il me refait le coup de l'arrêt intempestif. Il stationne cette fois aux abords d'une pharmacie. Il sort en m'annonçant qu'il va faire très très vite. Il ouvre le coffre du véhicule, farfouille, et se dirige vers le magasin, un paquet à la main. En passant il bloque encore à distance les portières de la Saab. Une sale manie. Il a peur qu'on lui pique sa bagnole ? Je fais pourtant un bon chien de garde. Ou alors il est désespérément seul, il vient d'apprendre une mauvaise nouvelle et a besoin coûte que coûte d'une présence. Mais si tel était le cas il s'épancherait, me raconterait ses malheurs au lieu de demeurer si discret. Ça ne colle pas. J'ai affaire à un taciturne enjoué et je n'aime pas du tout ça. Il faut choisir ! De plus je ne suis pas un animal de compagnie, j'ai le droit à un tant soit peu de considération, merde ! J'ai lu quelque part que les mélancoliques en pleine crise se suppriment en emportant avec eux les êtres qui leur sont chers. Souhaitons qu'il ne m'ait pas adopté, son fils de la route en quelque sorte, et qu'il ne couve pas un dessein funeste pour nous deux. Les inséparables. Finir comme Ninette la femme de Max Linder.
Il sort rapidement de la pharmacie, mais au lieu de revenir vers moi il traverse la route et s'engouffre dans le bar situé en face. Il a sûrement un motif, il est peut-être tout bonnement malade après tout. Á l'intérieur il doit demander un verre d'eau, il avale ses médocs, et après ça ira mieux. Aucune raison de paniquer inutilement, ça en devient ridicule. Calme toi mon petit Hendrix, reste désinvolte et vois venir. Assez de ratiocinations à la con. Occupe-toi. Tiens, compte les billets ! Tu pourrais en subtiliser un ou deux, ni vu ni connu, en guise de compensation. Il y en a douze.
Je me résigne à l'honnêteté malgré la tentation.
Il prend tout son temps. Je m'impatiente derrière les vitres fumées de l'aquarium. J'ai presque envie d'appuyer sur le klaxon pour attirer son attention, lui signaler que son passager risque de crever asphyxié sous les relents venimeux d'un simulacre de forêt miniature en apesanteur, mais ça risquerait de le contrarier, et puis je me sens vraiment flapi, tout chose, étrangement décontracté.
Je ne suis pas seul, une mouche partage ma réclusion. Pour les non-initiés, elle s'agite. Pour moi qui ai finement observé Natachatte pendant ma planque forcée en Bohême, elle serpente de manière coordonnée, elle dessine un circuit dans l'air, toujours le même : un huit, le symbole de l'infini. Pour une mouche ça signifie qu'un homme est mort ou va mourir, qu'un danger rôde.
Vade retro Satanas !
Vade retro Diabolo !
Je commence à m'assoupir…
Tout à coup la portière s'ouvre. J'émerge brusquement. La mouche en profite pour s'enfuir. Il reprend place et dissimule sous son siège le paquet exhumé du coffre : une sorte de besace en cuir. Il démarre en trombe dans la foulée. Il s'excuse de m'avoir fait poireauter ainsi, m'apprend qu'il est barbouillé, qu'il a mangé la veille de la viande exotique, difficile à digérer, que la vieille carne se venge et tente de s'échapper liquide. Saloperie. Il cherche à me sourire, j'y trouve de la douleur. Il se touche la joue de la main. Me regarde à nouveau. Un autre sourire crispé sous des yeux hallucinés.
Maintenant tout va aller très vite ! Bruxelles, limbes du nirvana ! profère-t-il, sibyllin.
Il fredonne trente secondes le refrain du Poinçonneur des Lilas, dans un sursaut d'euphorie, avant que ne se répandent à nouveau les chants relaxants de la poiscaille New Age provenant des enceintes.
La voiture s'engage à présent sur l'autoroute et atteint aussitôt un rythme de croisière honorable, autour de 180km/h. Mais il roule toujours aussi imprudemment. Et il se remet à m'épier. Et moi je pique du zen : à mesure de l'assoupissement ma tête s'affaisse vers l'avant, au bord de l'abîme je me redresse, soudainement réveillé.
Fatigué ?
Je réponds en borborygmes, pourriez-vous lever la vitre ? besoin d'air frais… ça m'aiderait…
Le système électrique est cassé, pas moyen, désolé ! On s'arrêtera prendre un café à la prochaine station si vous voulez, en attendant laissez- vous aller, regardez la route, comment elle file paisible sous nos pneus.
Je paye les abus de ma nuit au Litovsk, et la journée sur la route a fini par m'achever. Je pétris mon visage des deux mains, me tapote les joues. J'essaye de lutter. Je suis vaseux. Envie de replonger. Il faudrait que je mange un truc. Je me dois de rester vigilant. J'ai pas confiance en lui. Il conduit dangereusement. Me réveiller. J'ai de plus un vilain pressentiment, et mon instinct est sûr, émoussé pour l'heure, mais sûr. Et je revois la danse inquiète de la mouche. Mauvais présages.
Quelqu'un l'appelle sur son téléphone. Il enclenche le kit mains libres, ajuste son oreillette et entame une conversation :
Merci d'avoir rappelé Tonio… Écoute-moi bien et prends bonne note, je ne me répéterai pas. Je t'envoie le double des clefs de l'appartement d'Amiens par lettre prioritaire, ça part demain au plus tard, tu les auras mercredi. Tu la réceptionnes à la boîte postale 1022. Oui… l'adresse c'est 10 rue Antonin Artaud. Deuxième étage. Il y a cinq colis dans le couloir de l'entrée, tu les prends tous. Ils y sont tous, j'ai vérifié, j'en viens. Tu les donnes en main propre à Kinski au point de rendez-vous habituel. Oui l'Eldorado. Jeudi à 10:30. C'est enregistré ? N'appelle plus ce numéro, tu n'auras qu'un abonné absent. Lastravia!
Après avoir raccroché d'une poussée sur la touche rouge, il enregistra un mémo vocal : Penser à acheter détergent puissant pour nettoyage en profondeur, le 22 décembre au soir.
Je consignai aussitôt cette adresse dans le compartiment de mon cerveau destiné aux renseignements généreux - mon penchant policier - sans savoir que j'allais faire de cette information l'un des ingrédients essentiels d'un plan de branque que je ne tarderai pas à mettre en œuvre.
Comme l'avait prédit mon chauffeur, c'est effectivement allé très vite.
Bercé par les stridulations de la faune aquatique je me sens chavirer dans les abysses. J'entends que l'autre me parle à travers les algues de ma conscience. Il me demande de me détendre. Sa voix monotone poursuit son incantation, je perçois un décompte, la douce ritournelle de la baleine, une litanie lointaine. Des vagues de paroles emportent toute résistance. M'invitent à lâcher prise. Ballottée au gré du courant par un pêcheur sentencieux, ma volonté dérive au bout de sa ligne. Il m'emmène.
Un. Deux. Trois.
Sous les flots.
Je sombre vers la torpeur. Un temps flottant, je suis ailleurs.
…
Un déclic, et la réalité se rallume progressivement. Je suis de retour.
La sensation de me réappartenir.
Le clapotis des vagues a maintenant laissé place au ronronnement du moteur, au va-et-vient des essuie-glaces. Il s'est mis à pleuvoir. Je ne sais pas combien de temps j'ai pu rester dans le coaltar. Je sors d'une étrange rêverie, encore dans un état second. Dans mon esprit, en lettres phosphorescentes, le mot ZARDOZ s'éteint, tel le néon d'un Motel expirant dans la nuit.
Je me hasarde à regarder le conducteur, avec appréhension, pareil à l'enfant craignant la correction. Il m'offre un sourire féroce et, subitement, conduit comme s'il était le maître de l'asphalte. Il fonce sur la voie de gauche, se rabat téméraire. Il fuse et double par la droite.
Zig-zag. Slalom. A fond.
La bagnole le permet.
C'est pas une excuse.
Je lui gueule de faire attenchion.
Je ne parle plus distinctement.
Je chamalotte.
L'enseigne du motel m'éblouit de nouveau :
ZARDOZ
…
Un déclic me propulse hors des limbes, mais pas au nirvana, encore moins à Bruxelles. On roule toujours. Un temps incertain. L'éclat du jour en berne.
Où étais-je parti ?
L'autre grimace en conduisant. Il se parle à haute voix comme si je n'étais plus là. Je ne perçois pas nettement ce qu'il se raconte. Un halo de court-circuit le nimbe, le parasite. Il crépite sous une neige cathodique instable. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Je ne bouge pas, je fais le mort. Je suis flagada, raplapla, une crêpe molle dans la moiteur de la chandeleur.
Un sentiment de dissociation.
Circonstances schizophrénisantes.
Je ressens autre chose que la fatigue d'une journée sur la route. L'impression d'être drogué plutôt. Une poignée d'indices m'en convainc presque. De mauvaises descentes, associées au surmenage, m'ont déjà valu des angoisses, jamais rien de comparable pourtant. Sans pour autant discerner nettement l'entourloupe, je ne me sens pas en sécurité avec lui. Il ne s'agit pas que de son imprudence au volant, de sa manie de la séquestration et de mon épuisement foudroyant, imprévisible et fantasque. C'est une intuition qui m'exhorte à décamper.
C'est décidé, j'invente un prétexte pour que l'on s'arrête. N'importe quoi. Je fous le camp au prochain arrêt. Je me débrouillerai. Je trouverai bien quatre nouvelles roues.
Sans avoir à le lui demander, mon chauffeur s'engage sur une aire de repos boisée sous une fausse pluie de cinéma. Un oasis où, aux beaux jours, des familles mangent ensemble sur de solides tables en bois, tandis que d'autres se dégourdissent juste les jambes, se passent de l'eau sur le visage, partent se vidanger ou gravent des obscénités sur les parois des chiottes à la turque, car c'est plus exotique, que l'excrément voyage, au pays des sultans. Une littérature de gogues, crue et décomplexée, ponctuée de virgules de merde. Vieille salope suce gratos tous les mardi. Grosse queue cherche petits culs vierges à défoncer. Et souvent il n'y a plus de papier.
Il repère facilement les toilettes au centre de l'îlot, vide de naufragés volontaires. Il s'arrête à proximité, tout près, et se précipite au dehors sans demander son reste comme pris d'une envie pressante de graffitomanie aiguë.
Ce coup-ci il n'a pas pensé à tout verrouiller.
Je dois agir vite.
D'abord me réveiller. Je sors de la Saab chancelant sur mes guibolles. Je me sens approximatif. Un bol d'air frais, une fin d'automne dans les poumons. J'ouvre la portière arrière. Fouille mon sac à dos. Je déballe tout. Au fond je récupère, dans une chaussette sale roulée en boule puante, un pochon de speed. Je me tape dans l'urgence une trace sur l'atlas, une poutre, un coup de fouet sur les glandes surrénales. Le billet de cinquante à défaut de paille, pioché dans la sacoche ouverte. Il me fallait bien ça : la moitié du sachet. L'autre je l'avale, parachute, enveloppé d'une feuille à rouler.
Je remets mon manteau, remballe mon sac et, au moment de me barrer définitivement vers d'autres azurs, Fondu, le sale punk qui vit en moi, décide de reprendre le dessus. Il aura sans doute été réveillé par le souvenir d'une intimité perdue, retrouvée dans le deuil. Il m'encourage tout d'abord à subtiliser d'autres billets, cinq de plus que celui déjà en poche. Puis m'incite carrément à dépouiller à plus grande échelle. Je trouve l'idée pertinente - c'est vrai que je suis parfois assez influençable. Alors, dans un geste mille fois rêvé, comme si je savais déjà où c'était, je sors de la boîte à gant une enveloppe capitonnée. Un choc quand je me rends compte que c'est mon écriture là dessus, un nom, l'adresse d'une boîte postale, ma propre main. Les sangsues glacées de l'inquiétante étrangeté me font froid dans le dos. Je ne me souviens de rien.
Je la décachette, retire les clefs, les empoche et les remplace par une poignée de pièces, deux ou trois bricoles de même poids pour l'illusion. Je la referme en utilisant du scotch trouvé dans mon sac que je forme en boucle, double face collante. Et je replace l'enveloppe là où elle était initialement. Comme si de rien n'était.
Maintenant je me casse.
Hâtivement.
Je m'en vais de l'autre côté de l'autoroute. Elle s'élèvera désormais entre nous.
Je t'avais prévenu Gravier qu'il allait y avoir de l'action.
Gabba Gabba Hey !
Comme avant.
Après avoir franchi la haie qui masque pudiquement l'ardeur de l'autoroute, je remonte en amont la bande d'arrêt d'urgence. Je parcours cent cinquante mètres avant de me décider à traverser. Je dois y aller au moment propice, surtout que mes jambes me portent encore à peine malgré la fulgurante générosité de la méthédrine sur mon système nerveux.
Il pleut en abondance.
Dru.
La voie est libre.
Immédiatement après le passage d'un car de retraités partis débusquer la mille huit cent quarante-neuvième merveille du monde - compte tenu du secteur, sûrement le mesquin Manneken-Piss - je me lance. Sans difficulté je me retrouve rapidement à enjamber le garde-fou du terre-plein central. J'étudie la situation. De l'autre côté les véhicules surviennent plus régulièrement ; le métronome s'affole, aussi bien sur la route que dans mon cœur. Les fréquences pour passer sans risque de finir écrasé sont plus longues, et l'intervalle pour le faire sans péril est bref. Il va falloir jouer serré. Je califourchonne l'autre rail de sécurité en béton, et me tiens le plus droit possible, les pieds sur la ligne blanche de délimitation ; au delà c'est tabou pour le piéton. Les voitures filent à deux mètres à peine. Elles postillonnent de la force d'inertie jusqu'à moi. Je profite d'un ralentissement du tempo, d'une pause dans le vacarme polyphonique, pour bondir dans mon couloir mental en ligne droite. Je cours, mais à deux foulées seulement de l'autre rive, je m'emberlificote dans des lacets de pluie, à moins que je ne marche sur les miens, je ne sais, je lâche ma mallette sur laquelle je bute et je me vautre lamentablement sur la voie rapide.
Roulé-boulé. Une flaque. A terre.
Le sac à dos a amorti le choc. Je me retrouve comme une tortue marine pédalant désespérément l'air, en vain, alors qu'elle cuit sous un soleil assassin. Mais comme mon espérance de vie n'est pas aussi exceptionnelle, que le temps m'est compté, surtout maintenant, je me libère, un réflexe de survie, et culbute sur la bande d'arrêt d'urgence à la manière de la fleur fanée sur la ligne d'arrivée d'un premier marathon remporté.
Je viens de transversaliser effrontément la quatre voies.
Assis par terre, je lace la chaussure qui aura failli causer ma perte, quand j'aperçois ma mallette patinée de cuir noir à bandes verticales roses abandonnée sur la ligne discontinue, au milieu de la route. Deux véhicules l'évitent. Le son lancinant du klaxon qui passe. Je me précipite héroïquement la récupérer, c'est-à-dire sans réfléchir. Je mets la main dessus, m'apprête à revenir, lorsqu'un camion rugissant que je n'ai pas vu venir, m'arrive dessus, il ne pourra pas braquer car une voiture est en train de le doubler. Volte-face, je détale, je plonge et m'abîme en zone sauve. Je me relève sur-le-champ, fanfaron, et je gueule un grand coup pour expurger un trop-plein d'adrénaline. Je guinche à la vie. J'esquisse encore un pas de danse barbare puis hurle à nouveau sous la pluie.
Le panneau lumineux d'information demande de respecter la vie des hommes en jaune. Je suis en noir. Ça compte pas.
Motivé, je marche en direction d'Amiens, ne levant le pouce, sans me retourner, qu'à l'approche sonore des véhicules. Je ne suis qu'à soixante kilomètres de la ville, et je me répète l'adresse :
10 rue Antonin-Artaud
10 rue Antonin-Artaud
Entre deux foulées, alors que Gravier, Fondu et moi avançons d'un bon pas amphétaminé, comme un seul homme, aux pas cadencés, nous partons parachever l'œuvre de spoliation - entamée dans la Saab - du seigneur de la pinède. Lui refaire son appartement. Par curiosité. Par goût de l'aventure. Peut-être même par vengeance car j'en suis certain à présent : il m'a drogué, il m'a profané l'inconscient.
Et il faut bien que le deuil se passe.
D'une manière ou d'une autre.
Et puis Sonny, à Bruxelles, ne m'attend pas avant que je lui fasse signe.
Au bout de trois kilomètres je suis sauvé de la bande d'arrêt d'urgence par le sens civique scrupuleux d'un routier suisse. Il ne pouvait tolérer me voir faire du stop plus longtemps le long de l'autoroute. C'est interdit, il dit. Et préfère m'embarquer avec lui.
Il était temps, la nuit commence à boucher l'horizon.
Pour le remercier, je l'ai saoulé d'une logorrhée à travers laquelle j'énonçais tortueusement que les Américains avaient tracé leurs autoroutes sur les chemins qu'avaient laissés jadis les migrations saisonnières des bisons, avant de les exterminer, pour mieux parquer les Indiens, les affamer, dont certains des survivants dorénavant déplumés aidèrent à bâtir des buildings, et que d'autres (voire les mêmes) sont devenus alcooliques, sans place, sans avenir…
Je me souviendrai toujours de la première fois où j'ai rencontré pour de vrai un Amérindien, un gars du coin, lors d'un voyage aux Amériques. Il était assis, à même le sol de ses ancêtres, à demander l'aumône devant une banque triomphante. Il rayonnait encore de la bonté primitive d'un astre mort. Ce jour là j'ai voulu qu'on crève. Tous.
Alors ça peut vouloir dire quoi une route ?
Le commerce et la guerre ?
Arrêtez moi là.
On est arrivé.
*
L'haleine d'un voisin rentré il y a peu infeste l'escalier.
Trop de cognac dans son café et quelques soupirs auront suffi à imprégner les lieux.
Au deuxième étage je m'introduis dans l'appartement.
Sans peine car j'ai les clefs.
Les cinq cartons attendent le long du mur dans l'entrée. Á côté gît un amas de prospectus : des cartons d'invitation en quadrichromie pour nous affrioler, de la barbaque sur papier glacé, promotion sur le gigot d'agneau, prix imbattables sur les aspirateurs furtifs, un stère d'arbre mort gâché contre l'illusoire promesse de la félicité.
Sur la gauche, une cuisine. En face un petit salon. Pas d'objets précieux à cueillir au passage. Le logement est meublé. Peu habité. Il n'y a pas de photos, les murs sont nus, pas de bibliothèque, pas de papiers qui traînent non plus. Seulement une télévision, un canapé, un vieux fauteuil en cuir, une table basse et une boite à cigare remplie de havanes. Par contre la cuisine regorge de victuailles : une impressionnante collection de boîtes de conserves dans un placard, un grand réfrigérateur plein de bouteilles de bière, un congélateur débordant de plats cuisinés et dans un coin le casier à bouteilles chargé de bons vins. Un lieu de bombance. Un lieu de passage.
J'enfile le couloir. L'interrupteur déclenche une lumière de lune cuivrée. Aussitôt l'odeur que je ne n'avais pas réussi à identifier dans la voiture me saute aux narines - malgré la tonne d'encens brûlée ici - comme une épiphanie retrouvant un vieux pote : derrière le genévrier rôde la mort.
Au pied du trône dans les toilettes une pile de magazines. Une sélection de gros lolos succède aux grosses autos en passant par les courbes de la bourse. Au fond à gauche, une grande chambre. Un grand lit. Dans le tiroir de la table de nuit, trop de préservatifs pour un seul homme.
Un lupanar ? Une planque ?
Je m'apprête à visiter la dernière pièce quand je m'aperçois qu'elle est cadenassée de l'extérieur, grossièrement, à la hâte. Sur la porte un papier scotché indique que canalisations sont bouchées, la salle de bain est condamnée. Il n'en faut pas plus pour me donner envie d'y pénétrer quitte à abattre la porte et débusquer les remugles qui se terrent derrière.
La démonstration de force ne sera pas utile, mon Leatherman judicieusement utilisé dévisse la situation.
J'entre.
La baignoire semble effectivement bouchée, il y stagne une eau cramoisie, tel un vivier de tampons usagés infusant en captivité. Des traces de sang mal effacées veinent le lavabo. Je repère également de ces éclaboussures fraise écrasée sur les murs. Le sol carrelé est maculé d'un hasardeux grenat. Notre ami a visiblement bien récuré, mais mal ou pas assez. Il ne s'engage pas sur la bonne voie s'il veut un jour obtenir son C.A.P en boucherie. Un bon ouvrier nettoie toujours son plan de travail après avoir fini de dépecer. Qu'a-t-il bien pu traficoter ici ? Il s'est coupé en se rasant ? Il aura ripé sur une artère provoquant une terrible hémorragie ?
Non sérieusement et en d'autres termes : ça pue grave.
Le sordide me monte au nez. Et pour couronner le tout je découvre, HORREUR, entre la poubelle à pédale et le pied du lavabo, une oreille humaine, comme de mal entendu.
En conclusion j'ai eu raison de me méfier de ce psychopathe, de m'éloigner avant d'être vangoghisé ou bluevelvetisé, c'est au choix, à l'aune de vos références.
Tu es soulagé mon petit Hendrix ? Ta curiosité est satisfaite ?
Toujours cet incroyable talent pour te fourrer dans les mauvais plans.
Tu vas me faire le plaisir de tourner les talons, d'effacer tes empreintes, d'oublier cet endroit,
de suivre le droit chemin.
T'es plein aux as maintenant ! Va à la gare prendre le premier train en partance pour Bruxelles !
Avant de quitter l'appartement en toute discrétion, je ne peux m'empêcher d'ouvrir l'un des cinq cartons de l'entrée.
Je n'en crois pas mes yeux.
Sacrebleu.
C'est alors que le baril de cognac s'est détaché du cou du gigantesque Saint Bernard que j'ai senti trop tard au dessus de moi, pour venir se fracasser sur l'arrière de mon crâne.
J'ai sombré immédiatement sous un coup de trique éthylique.
Assommé.
Sans m'en rendre vraiment compte.
Sans rien savoir de plus
…
.
N'allez pas croire l'écrivain qui vous racontera qu'il suffit d'être pourvu de pouces de dix huit centimètres pour devenir le champion incontesté de l'auto-stop. D'autant plus si la fable paraît plaisante, tirée à quatre épingles, bien troussée comme l'apparition effeuillée d'une madone humide à travers le rideau de douche transparent d'une syntaxe pétaradante.
Non, pour arrêter à coup sûr les voitures, ce qu'il faut c'est une bonne tête d'honnête homme, un visage suffisamment expressif pour être lu de loin et un regard franc capable d'aller agripper au lasso celui des conducteurs. Ajoutons à cela l'art du positionnement tactique, le sens de la juste posture, dont découlera un langage corporel assez suave et polyglotte pour faire dériver jusqu'à soi n'importe quel véhicule.
Il faudra aussi apprendre à déchiffrer l'immatriculation la plus exotique et, si tu n'as de plus pas oublié ta pelote de patience et ton riche imaginaire, tu es paré pour arpenter le monde.
Quant à ton gros pouce tu te contenteras de le cacher derrière l'écriteau en carton que tu tiendras en main, sur lequel tu auras inscrit, recto-verso, à l'aide d'un feutre tout-terrain, le nom des villes à traverser. Et tu pourras alors le brandiller, l'incliner d'un mouvement du poignet au rythme de la ronronnante mélopée d'un songe de routier.
Seul le dilettante ou l'artiste se contente du pouce.
Si, si.
Non, pour arrêter à coup sûr les voitures, ce qu'il faut c'est une bonne tête d'honnête homme, un visage suffisamment expressif pour être lu de loin et un regard franc capable d'aller agripper au lasso celui des conducteurs. Ajoutons à cela l'art du positionnement tactique, le sens de la juste posture, dont découlera un langage corporel assez suave et polyglotte pour faire dériver jusqu'à soi n'importe quel véhicule.
Il faudra aussi apprendre à déchiffrer l'immatriculation la plus exotique et, si tu n'as de plus pas oublié ta pelote de patience et ton riche imaginaire, tu es paré pour arpenter le monde.
Quant à ton gros pouce tu te contenteras de le cacher derrière l'écriteau en carton que tu tiendras en main, sur lequel tu auras inscrit, recto-verso, à l'aide d'un feutre tout-terrain, le nom des villes à traverser. Et tu pourras alors le brandiller, l'incliner d'un mouvement du poignet au rythme de la ronronnante mélopée d'un songe de routier.
Seul le dilettante ou l'artiste se contente du pouce.
Si, si.
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Salut,
ah, ben je pensais qu'il allait découvrir un cadavre dans la saab, elle est bizarre cette longue scène d'auto-stop mais je suppose que ça se décante par la suite. Bravo pour le "(Hein ! Qu'est-ce que j'avais dit ?)" qui tombe juste après les anecdotes, jusqu'à "Finir comme Ninette la femme de Max Linder." c'est tout bon, du tourisme à lire avec une foule de têtes et de scènes bigarrés. Encore un goût de reviens z'y pour le reste, même si je flottais un peu sur la fin, p't'être à cause deusse t'histoire.
Ce texte dans la continuité de la série est fantastique, regorgeant de subtilité, d'humour ciselé et d'inventivité dans la moindre phrase. Je ne pense pas qu'il convienne à nos zombies de contemporains.