Le vent faisait claquer les pans de son manteau contre ses genoux. La banlieue de Varsovie donnait l’impression d’avoir été désertée, vidée par quelque épidémie foudroyante, on ne voyait personne et rien ne bougeait nulle part.
Ils serpentèrent entre les carcasses de voitures parquées entre les lignes blanches, nihil récupéra un chariot perdu au milieu d’une allée pendant que Lapinchien lui racontait tout ce qu’il lui passait par la tête. Ils entrèrent dans le supermarché, et c’est là que s’étaient donné rendez-vous tous les survivants de l'épidémie. C’était plein de monde.
Ils avancèrent entre les travées sans se préoccuper des zombies écartés par l’étrave de leur chariot. Il s’agissait d’acheter de quoi vivre jusqu’au prochain coup et de brûler définitivement le fric qu’il leur restait.
nihil passa sans s’arrêter devant les rayons des fruits et légumes souillés de corruption, malgré les appels de l'autre qui voulait à toute force prendre de la salade ou d’autres conneries du même style. Lapinchien, surexcité, sautait d’un étal à l’autre, palpait tous les articles, rigolait en rappelant de vieilles histoires. nihil traçait, incapable de concevoir qu’on puisse avaler les horreurs qu’on étalait sous ses yeux. Il abandonna le chariot aux mains de Lapinchien lorsque celui-ci balança à l’intérieur une barquette de trois tranches de viande morte sous cellophane. Le truc se mit à répandre des stries blanchâtres le long de la grille de métal du caddie.
Ils roulaient dans l’allée principale qui découpait les rangées en deux lorsque tout s’arrêta brusquement. La musique et les murmures de discussions. Tout le monde arrêta brutalement de marcher et se tourna vers nihil. Leurs yeux se braquèrent tous sur lui. Il sentit sa respiration s'accélérer. Leur visage changeait rapidement, tendait soudain à ressembler à un masque de porcelaine livide aux yeux blancs. Leurs membres devenaient peu à peu de longs battoirs osseux aux articulations incertaines, certains s’atrophiaient ou se subdivisaient doucement. Les colonnes vertébrales se tordaient, se cambraient atrocement, il y avait maintenant quelque chose de mécanique et en même temps d’incohérent dans leur agencement. Les cages thoraciques se distendaient, des bras surnuméraires apparaissaient lentement.
Des vagues blanches brûlantes passèrent devant ses yeux.
Ils le contemplaient tous, le visage sans expression, ces machines de viande et d’os immobiles tirées du néant par on ne sait quelle entité. Lapinchien à ses cotés était très exactement comme les autres et nihil fut effrayé de constater qu’on le reconnaissait encore malgré les déformations qu’il subissait, que c’était toujours lui derrière ce monstre aux membres arquées et à la triple mâchoire.
La cicatrice de son cou s’était allongée, il y en avait maintenant qui naissaient sur tout son corps, de longs sillons fibreux au tracé étrange, tous les corps qui l’entouraient en portaient. nihil comprit qu’elles montraient l’endroit où on avait ajouté ou retranchés organes et membres inhumains.
Et puis tout redémarra. Lapinchien continuait son histoire tout en grattant la cicatrice dans son cou, sans même s’apercevoir que nihil s’était arrêté au milieu du flot.
- Bonjour Monsieur, sauriez vous m'indiquer le rayon des armes nucléaires, demanda Scorbut à un employé dans un polonais tellement pourri que l'autre n'y entrava quedalle.
- Bon c'est pas grave, fit ce brave homme, se détournant et poussant son caddie empli jusqu'à ras-bord de fusils de chasse, de cartouchières, de munitions et de paquets de chips en promo.
Il faisait glisser le chariot vers le rayon camping pour trouver des boussoles et des kits de survie en milieu inhospitalier pour récupérer du matériel qui leur serait utile après la fin de notre civilisation lorsqu'il faillit percuter nihil et Lapinchien qui rôdaient dans les parages à la recherche du rayon alcool en tous genres.
nihil soupira tandis que ses deux compères esquissaient la danse du poulet comme à chacune de leurs retrouvailles. Il observa leur subtil déhanchement et ferma les yeux comme pour échapper à leur parodie de gloussement stridente. Il alla aimablement relever Lapinchien qui s'était effondré dans une pyramide de boites de conserve pour mieux le rebalancer la gueule contre une tête de gondole qui n'avait rien demandé à personne.
- Vous avez rien de mieux à foutre ?? se mit-il à hurler frénétiquement pendant que Scorbut se pliait en deux de rire. Vous voulez nous faire repérer c'est ça, c'est ce que vous cherchez à faire avec vos pantomimes pitoyables ?
Il se mit bras en croix, regard tourné vers le plafond et beugla de plus belle :
- Aaaah le monde est devenu taré ! Plus personne ne se soucie de tenir ses propres objectifs, c'est carrément du n'importe quoi.
Il martelait son discours de grands coups de manche de pioche en solde dans les genoux de Lapinchien toujours effondré quand celui-ci le fit taire d'un geste de la main, les yeux dans le vide. nihil se calma et fronça les sourcils.
- Quoi encore...
- Ecoute, lui souffla Lapinchien.
Au début nihil ne perçut rien d'anormal, avant de comprendre que Lapinchien faisait allusion à la musique de fond, presque indécelable dans le fracas alentours mais insidieuse. C'était "the sound of C" du mythique combo house-débilo-dance belge des années 80, Confetti's. Lapinchien, le doigt en l'air, suivait le rythme de la musique. nihil se prit la tête entre les mains.
Se prendre à rêver qui faisait lentement glisser le manche de mioche le long de la langue humide de Lapinchien et passait sa main contre son corps d'athlete...
Se prendre à rêver d'un amour qui naîtrait là, dans ses circonstances étranges, hors du temps.
Se prendre à rêver qu'ils s'enfuyaient, là et maintenant de ce cloaque pour glisser vers l'infini azur, comme deux êtres purs et sans contraintes.
La tête de l'homme-cannibale émergea péniblement d'un alignement de boîtes de maquereaux dans le rayon juste à coté de l'endroit où Lapinchien était étalé, à dix centimètres du sol.
- Ben, qu'est-ce que t'es en train de fabriquer là, psycho de merde ?
- Hé bien comme tu peux le constater, je sodomise Lapinchien dans la bouche avec un manche de pioche.
- Sodomiser c'est pas dans la bouche...
- AAAH TAIS-TOI, TAIS-TOI, TAIS-TOI !!! hurla nihil en renvoyant à coups de talon rageur la tronche horrible du cannibale dans les profondeurs de son alignement de maquereau.
Scorbut regardait les deux autres faire leur cirque et commencer à détruire la grande surface, avec amusement, lorsqu'il remarqua dans un coin de son champ de vision deux hommes en costume noir très sobre, cravate impeccable et chemise blanche. Pas de chariot. Scorbut pensa : "pas normal". Et les deux mecs croisaient tout droit vers eux.
Avant que Scorbut ait eu le temps de prévenir les autres, les deux mecs étaient devant eux. nihil s'aperçut de leur présence, fronça les sourcils et relacha la main de Lapinchien qu'il était jusque là en train tracter du rayon en friche. Lapinchien se ré-effondra en imitant lamentablement le rire de Woody Woodpecker. Un hématome de la taille d'un melon commençait à apparaitre sur son front.
L'un des deux agents du FBI (ou plutôt des deux connards qui se la donnaient comme tels) cracha d'une voix sourde, avec un fort accent polonais :
- Messieurs Scorbut, nihil et... (regardant à ses pieds)... Lapinchien ?
nihil ricana :
- Ah bah tiens... les Men In Black... Qu'est-ce que vous venez foutre ici, les gars ? Y a rien pour vous ici, il faut nous laisser maintenant, y a pas d'extraterrestres ici hein. T'es un extraterrestre, toi Scorbut ?
Scorbut rit d'un air gêné en se tordant les mains :
- Moi ? Mais eheheheheh euh non pas du tout, qu'est-ce qui peut te faire penser ça ?
- T'es un extraterrestre toi Lapinchien ?
- Je vois vraiment pas comment on peut imaginer qu'un mec nommé Lapinchien puisse être un extraterrestre, merde. Aide-moi à me relever et m'échappe pas ce coup-ci, putain. Mais euh, t'es sur de pas être un peu un extraterrestre toi, Scorbut ? Parce que vu la tête de ta mère...
- Ah non non, je te jure, moi chuis né sur Terre et tout, ma vie est parfaitement normale, rien à jeter. Et toi nihil ?
- Moi je suis né en France, j'ai vécu plusieurs années, bla bla bla, j'ai oublié le reste. Non, moi non plus je suis pas un extraterrestre les gars. Vous voyez, pas de boulot pour vous ici. Alors moi ce que je vous propose, c'est : on va se taper une vodka tous ensemble, on se fume un bon gros tarpé et on cause, on noiera dans les paradis articficiels toutes ces saloperies de films ricains, qui sous prétexte de divertissement anéintissent toute trace d'esprit critique dans l'esprit des adolescents. On refera le monde autour d'un bon narguilé rempli de cocaïne diluée dans l'absinthe, et... et, et... Enfin voilà, quoi.
Scorbut, l'air toujours embarassé, glissa en chuchotant et en désignant Lapinchien du menton :
- Encore que lui, là, il a des crises mystiques qui m'inquiètent, des fois... Je suis pas sur que ce soit une attitude d'être humain, ça. Enfin c'est pour dénoncer mais...
Lapinchien se mit à sauter en rond en entendant ça et glapit :
- Moi ?? Mais non, je ne suis qu'un simple produit d'une expérience de manipulation génétique foirée et d'une tentaztive de clonage par hybridation croisée inter-espèces, ça n'a rien à voir avec les martiens ça, t'as compris enculé ?
nihil se tourna vers lui et entreprit de prendre la défense de Scorbut :
- Bon OK, les crises mystiques c'est pas vraiment un signe d'extraterrestrisme, ceci dit, mais faudrait pas pour autant passer sous silence les hurlements de vache mort-née que tu pousses toutes les nuits à minuit... ou la musique de merde que t'écoute.
- De quoi ?? Ah mais putain qu'est-ce qu'il faut pas entendre je vous jure !
Prenant les deux agents à témoin, il désigna Scorbut qui commençait à imiter le passant innocent qu'on dérange pendant ces courses :
- Et c'est ce foutu connard et sa tronche de cintré qui me donne des leçons ? On croit rêver ! Vous trouvez vraiment qu'une gueule comme ça c'est une preuve d'humanité, vous ?? Ah mais faites-moi taire cette raclure !
Scorbut saisit la cravate de l'agent le plus proche de lui et voulut s'en servir comme garrot sur la personne de Lapinchien, avant de s'apercevoir qu'elle était raccordée par l'autre bout à une espèce de poteau en costard planté au milieu de la travée.
- Nan mais t'oublie quand même un détail, espèce de scolopendre impropre à la consommation ! gémit-il violemment dans la gueule de Lapinchien. Hein ! Comment tu crois que des humains tels que nous peuvent inteprêter ton museau de chien, tes grandes oreilles jaunes, ton haleine fétide, et les tentacules de huit mètres de long qui te sortent du bide dès que t'es sous extasy !
Lapinchien tenta de lui décrocher un direct qui, assez mystérieusement, aboutit direct en plein gueule d'un agent. Celui-ci vacilla quelque peu mais resta impassible. Scorbut rétorqua aussitôt d'un coup de genou dans les génitoires de Lapinchien, qui se trouvèrent finallement être, étrangement, celle du deuxième agent. Toujours pas réaction. nihil voulut séparer brusquement les deux acolytes, mais ce furent les deux costardisés qui se retrouvèrent plantés comme des clous dans deux têtes de gondoles respectives. Le premier, en se relevant, lança de sa voix calme :
- Messieurs Scorbut, nihil et Lapinchien ?
- Oui ?
Il acquiesca doucement et jeta un ordre en polonais au micro relié à son oreillette. Aussitôt deux-mille flics en uniforme du GIGN leur tombèrent dessus et les immobilisèrent.
Lapinchien se mit à hurler à l'adresse des passants terrifiés qui avaient reculé le plus loin possible de la scène :
- Extorsion, camarades, extorsion ! Enlèvement, spoliation, ingérence, Mesdames Messieurs ! Ne les laissez pas faire, ils vont nous faire du mal, ils ont déjà commencé à nous tabasser, regardez ! hurlait-il d'une voix de fanatique en désignant l'hématome-melon sur son front.
Les deux-mille connards commencèrent à les traîner vers la sortie, où attendait des fourgons blindés tous gyrophares à l'air.
Bursquement, nihil sentit la puissance affluer en lui, à la Dragon Ball Z et aucune armature de chair et d'os ne put le retenir dans sa fureur divine. Il s'enfuit comme une truite géante (avec des jambes, la truite donc) dans un cours d'eau et se planqua derrière une pile de caisses., dans les stocks de marchandise.
Par les ouvertures étroites du rideau de métal, il aperçut les flics qui le cherchaient vaguement, avant d'emmener Lapinchien et Scorbut et de débarasser le plancher.
Avis aux lecteurs :
Pour d'évidentes raisons d'absence cause enfermement de deux de ses trois principaux protagonistes dans une prison turque par le FBI avec la complicité du gouvernement polonais à la solde de Moscou, la saga Trisophrenia se pourra se poursuivre que lorsque Scorbut et Lapinchien se seront tirés de ce guêpier. Merci de votre compréhension.
LA ZONE -
nihil débarqua sur le parking du supermarché, les mains serrées au fond des poches de sa veste. Lapinchien traînait derrière lui, agité, il regardait partout et déambulait comme une âme en peine, passant à la volée de l’euphorie à la colère, alors que l'autre avançait calmement, droit devant lui. Ses yeux engoncés dans les lunettes de soudeur lui faisaient mal et il sentait sa barbe de trois jours crisser contre le joint du masque à gaz.
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DE-MENT!!
Encore un qui veut m'interner ?
ça a l'air plus que sympa cette série
(enfin j'ai rien compris au passage de "Se prendre à rêver" jusqu'au "sodomiser c'est pas dans la bouche", mais ça ajoute du charme à l'aventure)
c'est sympa.